25 mars 2008

Débarquement militaire à Anjouan

Article de Vincent Kraft
publié sur le site Afrique Liberté
le 26 mars 2008
.
.
Eclairage

Débarquement militaire à Anjouan
.
ou
.
Le stade suprême
.
de la «Françafrique»


Ce matin, mardi 25 mars 2008, sur l’île comorienne d’Anjouan, un débarquement armé a commencé. Objectif officiel : renverser le colonel Mohamed Bacar, chef de l’île autonome depuis 2002, accusé notamment, bien qu’il s’en défende, d’avoir truqué les élections en juin 2007 pour se maintenir au pouvoir. Si le trucage des élections était avéré, un tel crime serait insupportable, on s’en doute, sur un continent où la démocratie est la règle, scrupuleusement respectée par tous…
Logiquement baptisée « Démocratie aux Comores », cette opération militaire, encore en cours à l’heure qu’il est, présente une particularité : elle est soutenue et orchestrée par un attelage hétéroclite réunissant, outre la France de M. Sarkozy et l’Union Africaine, l’Iran de M. Ahmadinejad, la Libye du colonel Kadhafi, les Etats-Unis de M. Bush. Autant de pays très en pointe en matière de démocratie et de droits de l’homme…


* * *

Etrangement, si la presse écrite française a ouvert ses colonnes à cette nouvelle crise comorienne, les médias de masse, télévisions et radios, n’en ont que peu parlé, et le plus souvent pas parlé du tout.
Il est vrai que sur le chapitre anjouanais, nos aimables confrères de la presse française font preuve, de longue date, d’une conception très particulière de l’éthique journalistique, qui les conduit régulièrement à jouer la carte du black-out, ou à procéder à une présentation pour le moins partielle des faits.
Une méthode qui permet, en réalité, de ménager les intérêts de la "Françafrique", et de servir son petit catéchisme fondamental. A savoir : il faut à tout prix préserver les acquis de la prétendue décolonisation, c’est-à-dire notamment la « blanchitude » de la France (car cette brûlante question est bel et bien, comme on va le voir, au cœur de l’affaire anjouanaise…), et empêcher tout mouvement qui risquerait de remettre en cause les conditions sous lesquelles le néocolonialisme est possible.
Cette fois-ci et comme d’habitude, l’intoxication médiatique française bat son plein, et permet de justifier l’injustifiable. L’Afrique du Sud de M. Thabo Mbeki a eu beau prôner le dialogue avec le colonel Bacar et tout tenter pour différer cette opération, la "Françafrique" et ses alliés de circonstance se sont mis d’accord pour employer la force. Les Anjouanais ne s’en étonneront pas outre mesure, puisqu’ils ont déjà eu l’occasion d’en faire l’expérience, il y a presque dix ans tout juste, en 1997, dans des circonstances étonnantes...
Afrique Liberté a demandé à Alexandre Gerbi l’autorisation de publier un extrait de son ouvrage Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (Ed. L’Harmattan, 2006), où il aborde ce qu’il appelle « la révolution anjouanaise de 1997 ». Un épisode systématiquement passé sous silence par nos confrères et par les autorités françaises, qui permettra à nos lecteurs de prendre la pleine mesure de ce qui, au-delà de la restauration de la démocratie et des droits de l’homme, se joue aujourd’hui à Anjouan.

Vincent Kraft




La Révolution anjouanaise de 1997
Extrait de Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine
(Ed. L’Harmattan, 2006)


L’Afrique apporte toujours
quelque chose de nouveau.

Rabelais[1]



Le destin de la « Révolution » anjouanaise reflète les positions encore actuelles des autorités françaises – qu’elles soient de droite ou qu’elles soient de gauche – unanimement acquises au catéchisme de la Vème République gaullienne[2].


* * *

Anjouan est l’une des quatre îles qui composent le petit archipel des Comores, non loin de Madagascar, tout près du canal du Mozambique. Outre Anjouan, les Comores comprennent trois autres îles : Grande Comore, Mayotte et Mohéli.

En 1974, répondant à diverses revendications indépendantistes, la France de Valéry Giscard d’Estaing décida d’interroger l’ensemble comorien. Un problème se posa : les résultats du référendum d’autodétermination devraient-ils être considérés en bloc, ou bien île par île ? La question était cruciale, car si le « Oui » à l’indépendance l’emporta finalement très largement avec 96 % des voix à Grande Comore, Anjouan et Mohéli, en revanche le « Non » l’emporta à Mayotte, avec 64 % des suffrages exprimés.

On le voit, procéder à un décompte « en bloc » conduisait à accorder l’indépendance aux quatre îles. En revanche, procéder à un décompte « île par île » conduisait à n’accorder l’indépendance qu’à trois des quatre îles, et par conséquent à maintenir Mayotte dans la République française. Un vrai casse-tête démocratique…

Dans l’affaire, les tenants de l’indépendantisme, comoriens ou français, réclamaient bien sûr que les résultats soient pris « en bloc », et contestaient le décompte « île par île », arguant qu'un tel décompte était contraire aux principes les plus élémentaires du droit international, qui affirme l’intangibilité des frontières et l’indivisibilité des entités territoriales. En face, les partisans du maintien dans la République, comoriens ou français, exigeaient bien entendu que le référendum soit considéré « île par île », dénonçant qu'on puisse imposer l'indépendance à une île (et une population) l'ayant refusée par référendum.

Après moult débats au Parlement français et dans la presse, après moult pressions de toutes sortes et en tous sens dans les coulisses du pouvoir, il fut finalement décidé que les résultats du référendum seraient considérés « île par île ». Ce choix provoqua l’ire des indépendantistes, et la joie de leurs adversaires…

Suite au référendum de décembre 1974, en janvier 1975, Grande Comore, Anjouan et Mohéli proclamèrent leur indépendance (unilatéralement, précipitant « légèrement » le calendrier prévu, la France ne s’en offusqua pas) et formèrent la République islamique des Comores, tandis que Mayotte resta française.


Immédiatement, la République islamique des Comores exigea la rétrocession de Mayotte, au nom du résultat « en bloc » du référendum. Les autorités françaises promirent que d’autres référendums d’autodétermination sur l’indépendance seraient à nouveau organisés à Mayotte.

C’est une des caractéristiques intéressantes (et assez mystérieuse d’un point de vue démocratique) du processus de décolonisation : lorsqu’un territoire accède à l’indépendance par voie de référendum, il ne lui est ensuite jamais proposé de revenir en arrière. En revanche, la volonté inverse, le maintien dans la République (ou dans la France), fait toujours l’objet de nouvelles consultations, et donc de nouvelles remises en cause. Etrange sens unique de l’Histoire, bien difficile à justifier. D’autant que, comme on va le voir, il arrive que la question se pose aussi en ces termes, justement…


* * *

L’indépendance se révéla rapidement décevante pour les Comoriens. Cédant aux tentations dictatoriales, le pouvoir du président Abdallah[3] s’enfonça jour après jour dans le clientélisme et la corruption, avec la complicité armée de Bob Denard, mercenaire français considéré comme le vrai maître du pays, et dont les réseaux couraient de Paris à Johannesburg.

Au spectacle de l’instabilité croissante qui, sur fond de paupérisation accélérée, gagnait ses voisines, Mayotte n’eut plus qu’une réponse à la question de l’indépendance : « Non ». Lors des référendums ultérieurs, Mayotte vota à une écrasante majorité pour son maintien dans la République française.

Devant l’ONU, les autorités comoriennes multiplièrent les démarches et les dénonciations, souvent avec une extrême virulence à l’endroit de la France, pour exiger que Mayotte rejoigne la République islamique des Comores. Dans leurs démarches, les autorités comoriennes bénéficiaient – qui s’en étonnera ? – de nombreux soutiens internationaux. Mais la France et Mayotte tinrent bon, quitte à essuyer mille condamnations solennelles.

Dans ce contexte, les habitants d’Anjouan, la deuxième île de l’archipel par sa population, qui avaient plébiscité en décembre 1974 l’indépendance dans l’espoir de lendemains qui chantent, constatant que ceux qui les avaient poussés dans cette voie, les indépendantistes, en multipliant les promesses mirifiques, les avaient en fait abusés, se prirent à regretter sérieusement la France.


* * *

Pensant que l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand marquait un tournant historique, un collectif réunissant près de 380 notables anjouanais adressa au Président français fraîchement élu une lettre où ils dénonçaient l'incurie et les abus du pouvoir comorien, et réclamaient le rattachement d'Anjouan à la France. Revenu de ses convictions des années 1950[4], Mitterrand ne jugea bon ni de satisfaire cette étrange demande, ni d'en informer le peuple français.

Les années suivantes, les bouillants étudiants comoriens, catalysant comme souvent la jeunesse le mécontentement populaire, se révoltèrent, en particulier à Anjouan. Au cours des manifestations qui se multiplièrent dans le courant des années 1980, il devint même de tradition de s’en prendre aux drapeaux de la République islamique des Comores, et de hisser à leur place des drapeaux tricolores.


* * *

Peu à peu, à Anjouan et Mohéli, îles de plus en plus délaissées par le régime, une rumeur étrange et tenace enfla, qui prétendait que le référendum de 1975 avait été truqué : Giscard d’Estaing, de mèche avec les indépendantistes, s’était débrouillé pour se débarrasser d’eux ! La propagande indépendantiste leur avait fait miroiter monts et merveilles, ils s’étaient laissé séduire par les sirènes d’un nationalisme des lendemains radieux, l'opulence pour la multitude… et ils s’apercevaient que tout cela n’était qu’un sombre attrape-nigaud !

Dans ces circonstances, les vieux Comoriens, anciens combattants de l’Armée française ou petits fonctionnaires, qui se souvenaient des discours de la France coloniale universaliste et généreuse, la République et l’Intégration, osèrent à nouveau laisser libre cours à leurs opinions de « Français de cœur ». Ainsi ressurgit à Anjouan et Mohéli le patriotisme français comorien[5]

Tout au long de la décennie 1980, la France mitterrando-gaullienne (PS-RPR) ignora bien entendu ces revendications incongrues. Les médias n’informèrent pas les Français de ces poussées de fièvre francophile, qui du reste – qui pourrait en douter ? – étaient le fruit d’une âme comorienne versatile et fantasque, et feraient long feu.

Mais ces diables d’Anjouanais s’entêtèrent...

Il faut dire qu’avec le temps, la situation politique et économique n’en finissait pas de se dégrader dans la République des Comores, au rythme d’une démographie galopante[6] et de coups d’Etat en série (vingt-cinq tentatives en vingt-cinq ans d’indépendance).

Pour asseoir leur pouvoir fragilisé chaque jour davantage par les événements, les autorités comoriennes accentuèrent le favoritisme financier dont bénéficiait Grande Comore, siège du gouvernement et du parlement, au détriment d’Anjouan et Mohéli, jugées évidemment moins stratégiques. Ce raisonnement permit en effet de prévenir les mécontentements populaires à Grande Comore, mais exacerba en contrepartie les aspirations sécessionnistes à Anjouan et Mohéli, de plus en plus laissées pour compte, en vertu de l’implacable logique des vases communicants.

Conséquence de la paupérisation généralisée, pendant ces années 1990 plus encore que pendant la décennie précédente, Mayotte la française devint un Eldorado pour Anjouanais et Mohéliens désespérés. Entassés sur des rafiots de fortune ou par tout autre moyen, les réfugiés affluèrent en masse à la recherche d’un salut économique et social qu’ils ne trouvaient plus chez eux[7].

* * *

L'année 1997 marqua un tournant majeur dans l’ère post-coloniale comorienne, voire africaine. Une de ces accélérations de l'Histoire qui ravissent les historiens quand elles ont le bon goût d'aller dans la direction attendue, celle du fameux Vent de l'histoire. Mais cette fois-ci, le vent de l'Histoire tempêta en direction opposée, autant dire en sens interdit…

La tension alla soudain crescendo à partir de janvier 1997. Aux manifestations de fonctionnaires non payés (10 mois d'arriérés) succédèrent celles des lycéens privés de professeurs (ceux-ci étant, logiquement, en grève de longue durée). De nombreux affrontements avec les forces de l'ordre marquèrent la période, avec leur lot de blessés et d'arrestations. Or, loin d'apaiser les esprits, la répression radicalisa l'opinion anjouanaise dans sa détermination à en découdre avec le pouvoir central, désormais plus détesté que jamais.

Le 23 juin, fidèles à une habitude ancienne, des sécessionnistes hissèrent subrepticement le drapeau français devant la préfecture de Moutsamoudou. Les coupables furent prestement mis aux arrêts sur ordre des autorités.

Le 6 juillet, jour de fête nationale, faisant fi des consignes et autres mises en garde officielles, la population anjouanaise refusa de célébrer la fête nationale de l'indépendance. Les fonctionnaires allèrent travailler et les commerçants ouvrirent boutique comme un jour ordinaire.

Huit jours plus tard en revanche, le 14 juillet 1997, le peuple d'Anjouan chôma. A Moutsamoudou, « capitale » de l'île, les drapeaux tricolores fleurirent aux fenêtres, et le slogan « Vive la France » envahit les murs de la ville. Défiant les autorités, dans un immense élan de ferveur populaire, les Anjouanais descendirent dans la rue, brandissant des portraits du président Chirac. Tandis que la foule entonnait la Marseillaise, on hissa les couleurs dans la liesse. La gendarmerie, fidèle au pouvoir central, tenta de s'y opposer. S'ensuivirent de violents affrontements, qui tournèrent à l'avantage des manifestants, trop nombreux pour être contenus. Mais les révoltés d'Anjouan n'avaient pas l'intention de s'en tenir à des symboles. Ce qu'ils entendaient bien conduire, c'était une révolution. Aussi, ce 14 juillet 1997, l'insurrection prit un tour inédit : l'île annonça non seulement qu'elle faisait sécession de la République islamique des Comores, mais encore elle proclama son rattachement à la France…

* * *

La télévision française ne s’avisa d’abord pas d’occulter cette révolution à contre-courant de l’Histoire, que les rédactions avaient naturellement tendance à trouver sympathique. Au 20 heures de TF1, les murs de Moutsamoudou ornés de « Vive la France » s’étalèrent plein écran.

Mais la torpeur estivale ayant ses limites même au Quai d’Orsay (alors socialiste), le tir fut promptement rectifié. Dans les jours qui suivirent, le soudain patriotisme français des Anjouanais, expliquèrent en chœur les télévisions hexagonales reprises en main, n’était motivé que par l’appât du gain, que la « vitrine » Mayotte exposait malencon-treusement à leur convoitise[8]. En d’autres termes, les Anjouanais n’étaient que de vulgaires intéressés, qui drapaient leur détresse dans une francophilie de comédie. Ces hommes et ces femmes qui entonnaient la Marseillaise en brandissant le drapeau bleu, blanc, rouge ? Des immigrés en puissance, avides de prestations sociales made in France, RMI, allocations familiales, etc.

Si ces Comoriens n’étaient, ma foi, que de vils bonimenteurs, pourquoi faire écho à leurs carabistouilles ? Tandis que le gouvernement français réaffirmait son attachement à l’unité territoriale de la République des Comores[9], les médias audiovisuels français cessèrent donc d’informer la « métropole » de l’agitation anjouanaise. Anjouan disparut des écrans de télévision et des journaux des grandes radios. Alors que France 2, TF1 et France Inter avaient sans sourciller tourné la page, RFI seule continua de jouer son rôle, en relatant jours après jour les développements de la crise anjouanaise.


* * *

Car l’Histoire continua de se dérouler, en marge du black-out audiovisuel français. Un black-out bien pratique d’ailleurs, puisque les autorités de Grande Comore, avec l’accord explicite des autorités françaises[10], refusèrent de reconnaître la sécession d’Anjouan, et bien sûr son rattachement à la France.

Le 18 juillet 1997, le leader du mouvement, Foundi Abdallah Ibrahim, adressa au président de la République islamique des Comores une lettre dans laquelle il signifiait que « l'île d'Anjouan appartient aux Anjouanais et qu'elle est officiellement rattachée à la République française depuis le 14 juillet 1997 ».

Le 21 juillet, les leaders de la rébellion, Foundi Abdallah Ibrahim et Ahmed Charikane, furent arrêtés sur ordre de Grande Comore. Mais ce coup de force gouvernemental, loin d’enrayer le mouvement révolutionnaire, qui bénéficiait d'un soutien populaire massif, mit le feu aux poudres : Anjouan s'embrasa de plus belle. Si bien que quatre jours plus tard, les autorités comoriennes firent machine arrière, et ordonnèrent que les leaders anjouanais soient libérés (27 juillet), ceux-ci ayant promis d'appeler la population au calme et d’ouvrir des négociations avec le gouvernement de Grande Comore.

Le pouvoir comorien s'inquiétait d'autant plus que la révolte, chaque jour plus ample à Anjouan, se propageait à présent à Mohéli. Le 29 juillet 1997, d'importantes manifestations tournèrent à l'insurrection sur la plus petite des îles de l’archipel. Imitant les insurgés anjouanais, les manifestants mohéliens hissèrent les drapeaux français et déclarèrent leur intention de proclamer à leur tour l'indépendance de leur île et, bien sûr, son rattachement à la France...

Le 1er août, le président de la République des Comores, Mohamed Taki, monta au créneau. Dans une allocution radiodiffusée, il enjoignit solennellement les sécessionnistes anjouanais et mohéliens de renoncer à leur projet, menaces à l'appui.

Le surlendemain, le 3 août, les sécessionnistes anjouanais réaffirmèrent leur détermination à rompre définitivement avec Grande Comore et, une nouvelle fois, proclamèrent l'indépendance de leur île, et son rattachement à la France. Une semaine plus tard, le 11 août, les sécessionnistes de Mohéli les imitèrent, en proclamant l'indépendance de leur île, et le lendemain, son rattachement à la France.


* * *

Entre-temps, le 9 août, l'OUA (Organisation de l'Unité Africaine), avait condamné la sécession anjouanaise, qu'elle refusa par conséquent d'entériner. Le 13 août, au lendemain de la sécession mohélienne, ce fut l'Union Européenne qui affirma son attachement à l'unité territoriale et politique de la République islamique des Comores.

Fort de ce soutien international unanime, et exaspéré par l'obstination des Anjouanais et des Mohéliens, le gouvernement comorien crut le moment venu d'employer la force.

Le 3 septembre, quelque deux cents soldats quittèrent Grande Comore et débarquèrent à Anjouan. Les insurgés, animés par l'ardeur révolutionnaire et toujours soutenus par le peuple anjouanais, défirent leurs assaillants. Les combats firent deux morts dans les rangs de l'armée comorienne, une centaine de soldats furent faits prisonniers.

Au spectacle de cette cinglante défaite, la France s'agita, et appela de ses vœux la reprise du dialogue entre les insurgés et les autorités comoriennes. Pour « aider » à la négociation, l'OUA décréta la mise sous embargo d'Anjouan et Mohéli. La manœuvre avait pour but de faire plier les sécessionnistes. Dans les faits, cet embargo eut surtout pour conséquence d'aggraver un peu plus les souffrances et privations des Anjouanais et des Mohéliens, et de les raffermir dans leur détermination séparatiste.

* * *



Par la suite, Anjouan a sombré dans la guerre civile, et le choléra a fait des dégâts. Année après année, le peuple d'Anjouan persista à fêter le 14 juillet et à réaffirmer, encore et toujours, sa volonté d'être reconnu français.

Aujourd’hui, en l’an 2005, la République islamique des Comores n’est plus qu’une entité virtuelle. Anjouan jouit d’une autonomie équivalant à une quasi-indépendance de fait, au sein la République comorienne devenue fédérale. Car malgré les gigantesques pressions comoriennes, africaines, françaises et internationales, l’île n’a jamais vraiment accepté sa réintégration forcée dans l’ensemble comorien.

Quant à sa proclamation de rattachement à la France, elle est restée, bien entendu, lettre morte.

L’attitude des dirigeants français s’explique aisément, qui dans une logique gaullienne ont d’abord espéré voir ces hurluberlus d’Anjouanais et de Mohéliens revenir à la raison à coups de fusils automatiques expressément dépêchés par Grande Comore, sous la molle réprobation de l’OUA et le silence assourdissant de la communauté internationale. En effet, les Anjouanais retrouvant les chemins de la République et de la patrie française, ne risquaient-ils pas de donner un très mauvais exemple aux autres peuples d’Afrique ?

Au Quai d’Orsay comme à l’Elysée, les stratèges qui nous gouvernent ne connaissent que trop les murmures francophiles dont l’incorrigible Afrique est sans cesse parcourue. Pour autant, nul ne doute que prêter l’oreille aux revendications anjouanaises, et leur accorder satisfaction, c’était envoyer un signal fort en direction de tous ces peuples noirs dont le Général avait, pour les raisons que l’on sait, si adroitement « débarrassé » la France.


Réintégrer Anjouan et Mohéli (et demain, c’est à craindre, la Grande Comore elle-même !), c’eût été non seulement réintégrer à l’arrivée un demi million de Comoriens musulmans particulièrement « arriérés » entassés sur une poignée d’îles surpeuplées, mais de surcroît prendre le risque de déclencher une réaction en chaîne à travers tout le continent[11]. L’Afrique subsaharienne se hérissant de drapeaux bleu-blanc-rouge, c’est tout l’édifice rhétorique du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qui aurait volé en éclats.

L'idéologie de la Vème République, cette construction intellectuelle si pleine de succès auprès du peuple français[12], mise d’un coup à terre par une poignée de Nègres de l’océan Indien : quel gâchis !
Alexandre Gerbi
.
.
.

[1] Dans Présence Africaine n°1, André Gide citait ainsi Rabelais : « (...) l’Afrique apporte toujours quelque chose de rare », fidèle à la forme sous laquelle il aurait découvert l’aphorisme, chez Flaubert.
[2] Ou plus exactement gaullo-sartrienne. Voir « L’axe de Gaulle-Sartre » in Un Mensonge français de G.-M. Benamou, Robert Laffont, 2003.
[3] Le président Abdallah avait, comme d’autres chefs d’Etat africains, la double nationalité franco-comorienne…
[4] « La France du XXIème siècle sera africaine ou ne sera pas ». « Des Flandres au Congo, il y a la loi, une seule nation, un seul Parlement. C'est la Constitution et c'est notre volonté », déclarait François Mitterrand, ministre de l'Intérieur, en novembre 1954. Cité par Jean-Pierre Rioux, in La France de la IVème République, Ed. du Seuil, 1983, p. 67.
[5] Certains n’hésitent pas à dévaluer ce pan de l’histoire comorienne et à le réduire à une manipulation de l'extrême droite française et même du Front National. Ainsi, par exemple, quand il relate les événements anjouanais, François-Xavier Verschave (Noir Silence, Ed. Les Arènes, 2000, « Les Comores à l'encan », p. 133 et sq.) se garde bien de dévoiler au lecteur le caractère ancien, populaire et récurrent du phénomène, tout au long des années 1980 et 1990. Il finit par conclure : « Il faudra bien (...) que les Comoriens se ressaisissent de leur histoire, qu'ils produisent un Etat compatible avec leur culture fort peu étatiste. » (Ibid., p. 148). M. Verschave sait sans doute mieux que les Comoriens quel genre d’Etat conviendrait aux Comoriens...
[6] On dénombre aujourd'hui 600 habitants par km² à Anjouan.
[7] La population de Mayotte est passée de 40.000 habitants en 1975 à plus de 150.000 en 2004.
[8] « « Il s’agit d’un problème spécifique, avant tout économique et social. Mayotte qui est restée française en 1975 exerce une attraction sur les trois îles indépendantes », estime un expert gouvernemental des Affaires africaines qui assure que les séparatistes anjouanais « veulent être directement branchés sur la pompe à finance française » ». Sabrina Rouille, « Nouvelle velléité séparatiste », L’Humanité, 7 août 1997.
[9] « Paris plaide pour le maintien de l'intégrité territoriale des Comores. Aux « Vive la France ! » clamés dans l'archipel des Comores, aux drapeaux français hissés sur les bâtiments publics et les mosquées des îles d'Anjouan et de Moheli, Paris répond par une discrétion déterminée. » Rémy Ourdan, « Les séparatistes mettent la France dans l’embarras », Le Monde, 9 août 1997
[10] « Le Quai d'Orsay souhaite le maintien de “ l'intégrité territoriale” de l'archipel » notera Le Monde dans son édition datée du 5 août 1997.
[11] Bien évidemment, les intéressés prirent soin de s’en défendre : « Dans les milieux gouvernementaux (français), on ne croit pas que les revendications « rattachistes » puissent s’étendre à d’autres pays africains. » écrivait Sabrina Rouille dans l’Humanité, le 7 août 1997. En application du principe de la méthode Coué ?
[12] Et de bien des élites, bourgeoisies et intelligentsias africaines…

Libellés : , , , , , , , , , , ,

24 mars 2008

Commémorations médiatiques de Mai 68

.
Commémorations médiatiques de Mai 68 :
.
.
Opération anti-Sarkozy
.
ou Ecran de fumée ?
.
Afrique Liberté annonce la couleur
.
par
Anne-Proserpine Diop

.
.

Cette fois-ci, le moins que l’on puisse dire, c’est que le petit monde médiatique s’y prend fort tôt : en ce mois de mars, voici que Mai 68, dont on fêtera cette année le 40e anniversaire, fait l’objet d’innombrables émissions. Dès le 2 mars, encore plus en avance que les autres, Serge Moati avait ouvert le bal sur France 5 (Ripostes, « 68/2008, quelles révoltes ? »), en invitant le patriarche Daniel Cohn-Bendit à s’épancher en toute modestie sur sa jeunesse héroïque et son rôle lors du joli mois de mai. Depuis, la fièvre commémorativo-soixante-huitarde n’en finit pas de s’emparer des esprits de tout ce que le Paris journalistique compte de rebelles indomptables. Avec une ampleur telle qu’elle finit par en devenir suspecte…

Sans doute cet empressement s’inscrit-il dans le bras de fer qui oppose les médias au président de la République. En particulier dans le service public, beaucoup de journalistes savent bien qu’ils sont assis sur un siège éjectable. Nombre d’entre eux, notamment sur France 3 et France Inter, ont tellement roulé pour la gauche, avant, pendant et après la présidentielle, et tellement étrillé le candidat de l’UMP, que celui-ci, désormais chef de l’Etat, ne manquera pas, dès que possible, de régler des comptes, en appuyant sur le bouton qui actionne les sièges éjectables évoqués plus haut.

Seulement, pour l’heure, le polyprésident, soupçonné voire accusé, à tort ou à raison, de velléités despotiques, ne peut se permettre un grand nettoyage. La « kärchérisation » des médias, si elle est effectivement programmée (M. Sarkozy y aurait fait allusion un jour d’énervement, en mars 2007, où le staff de France 3 l’avait laissé en plan dans les coulisses[1]), ne pourra avoir lieu que lorsque les temps seront mûrs, c’est-à-dire, possiblement, dans un an ou deux. D’ici-là, le président de la République doit remonter la pente de la popularité. Ses sweat-shirts New York Police Department, ses méditations dans la crypte cistercienne aménagée dans les cales du yacht de son ami milliardaire Bolloré au large de Malte, son séjour dans la somptueuse villa de Wolfeboro sponsorisé par Tiffany et Prada, ses accolades au gentleman farmer G. W. Bush, ses escapades romantiques à Disneyland et son mariage bobo-pipole ultra-ostentatoire avec Mademoiselle Bruni, à l’occasion son langage de charretier, l’ont plongé dans les tréfonds des sondages. Les réformes entreprises ayant sans doute, elles aussi, leur part dans le dévissage, il faut au bouillant locataire de l’Elysée prendre son mal en patience, en attendant que ses réformes portent éventuellement leurs fruits et renversent la vapeur, pendant que sa nouvelle ligne de conduite, plus conforme à celle de ses prédécesseurs, restaurera sa moralité. Cela fait, bénéficiant à nouveau de la cuirasse que confèrent de bels et bons sondages, il pourra enfin dégainer de lance-eau à haute pression, et faire valser les microbes qui infestent France Télévision, Radio France, et grouillent accessoirement dans cette presse écrite qui survit sous perfusion de subventions étatiques mais se montre, encore trop souvent, si peu amène à son égard. Ce sera alors la joyeuse lessive…

On le comprend aisément, quand de telles menaces pèsent sur nos aimables confrères, tout est bon qui permet d’affaiblir le Sieur Bling-Bling, plus que jamais ennemi médiatique numéro 1. L’équation est ainsi posée : « tant que Sarko est affaibli, il ne peut pas grand-chose contre nous ; en revanche, s’il reprend de poil de la bête, gare, gare, gare ! »

Mai 68 fait partie du précieux mortier permettant de renforcer la digue contre le tsunami sarkozien qui gronde à l’horizon. En effet, réhabiliter Mai 68, c’est contrer Sarkozy sur un chapitre idéologique fondamental, au sujet duquel ses prises de positions tonitruantes ont marqué bien des esprits, et lui ont d’ailleurs permis, dans le climat anti-libertaire qui se développe en France dans un contexte de crise généralisée, de rafler la mise à la présidentielle.

Réhabiliter 68, c’est donner tort à Sarko, et planter dans son jardin un gros caillou. Glorifier jusqu’à l’extrême l’esprit de Mai, c’est contenir autant que possible la « sarkozysation » des esprits, et se protéger de ses foudres fatales.


* * *

Remarquons que les anniversaires carburent, en principe, aux chiffres ronds. Or, en matière de chiffres ronds, il est un autre anniversaire, beaucoup plus « carré » si l’on peut dire, qui tombe également cette année, et non des moindres : l’anniversaire de la Ve République, qui s’apprête, au mois de mai justement, à souffler ses cinquante bougies…

Mais voilà, force est de constater que cet anniversaire-là, le microcosme médiatique ne semblent guère pressés de le fêter. En tout cas, à l’heure qu’il est, nul n’en souffle mot. Pourquoi ?

Certes Sarkozy, le jouisseur en Ray-Ban et Rolex, est une véritable antithèse de l’ascète De Gaulle, autant que la troublante Carla est une super-anti-Tante Yvonne. Au demeurant, en tant qu’héritier paradoxal mais officiel de l’ermite de Colombey, l’auteur du Perpetual Breakdown Sarko-Show serait bien capable de tirer bénéfice du concert de louanges qui ne manquera pas, comme à l’habitude, de déferler sur la mémoire du plus illustre des Français, puisque le chef de l’Etat lui rendra volontiers les plus vibrants hommages. Or, on l’a vu, tout ce qui peut rendre Sarko plus fort, comme dirait Nietzsche, risque, à terme, de tuer des journalistes…

Cela dit…

Cela dit, la relative discrétion avec laquelle le petit monde des médias français s’apprête à commémorer Mai 1958, événement pourtant capital qui, il y a un demi-siècle, marqua le retour du Général au pouvoir et les premiers vagissements de la Ve République, pourrait bien avoir une autre explication. En effet, elle présente un autre inconvénient…

Ces dernières années, plusieurs livres importants, presque totalement passés sous silence par les médias hexagonaux, ont été publiés, et ont dévoilé un visage jusqu’ici largement méconnu de Mai 1958 et de la naissance de la Ve République[2]. Putsch, sédition ou insurrection militaire mais aussi populaire, Mai 1958 fut le théâtre d’une comédie de dupe qui permit de ramener le Général de Gaulle au pouvoir. L’objectif annoncé par celui-ci était d’en finir avec la guerre d’Algérie, en accordant une fois pour toute, avec l’aide et l’appui de l’Armée, la citoyenneté française pleine et entière aux populations arabo-berbères d’Algérie. C’est sur ce programme révolutionnaire, auquel la IVe République n’avait jamais su se résoudre, que le Général de Gaulle remporta les législatives de novembre 1958 ; c’est également sur ce mandat qu’il obtint l’assentiment du peuple français pour la création de la Ve République.

Or le général de Gaulle ne croyait pas un mot des discours qu’il prononçait dans ce sens. Pour lui, au contraire, il fallait à tout prix débarrasser la France du fardeau des populations africaines, qu’elles soient algériennes ou subsahariennes. Jouant des pouvoirs qui lui étaient conférés, par toute une série de stratagèmes, de subterfuges, de manœuvres dans l’ombre, maniant en expert le double langage, tripatouillant la Constitution, sans lésiner sur le sang versé, de Gaulle accomplit en définitive, en quatre ans, un programme diamétralement opposé à celui qu’il avait annoncé, et pour lequel les Français l’avaient doté des pouvoirs suprêmes. C’est ainsi que la France largua ses territoires d’Afrique, et se débarrassa de la quasi totalité de ses populations africaines. Pour éviter la « bougnoulisation », selon les termes qu’employait, en privé, le Général. Mais aussi pour pouvoir orchestrer le néocolonialisme, que l’égalité dans la République une et indivisible, réclamée de longue date par l’écrasante majorité des Africains, leaders et populations, eût interdit. On connaît la suite : perpétuation de ce système par tous les successeurs du Général, de droite, du centre comme de gauche, bref, compromission de la presque totalité de la classe politique française dans la « Françafrique », immenses désastres africains, et, à terme, entrée de la France dans une crise profonde, à la fois économique et morale, dans laquelle nous nous enfonçons aujourd’hui chaque jour davantage…

De toute évidence, quand suinte de partout cette vision pour le moins gênante de Mai 1958, quand ses suites, toujours actuelles, incitent plus que jamais à remettre en cause des certitudes confortables qui creusent insidieusement les tombeaux conjoints de l’Afrique et de la France, il vaut mieux ne pas trop insister, même s’il s’agit d’un anniversaire éminemment incontournable. Il vaut mieux, beaucoup mieux, utiliser un autre anniversaire, celui de Mai 1968, comme écran de fumée, pour détourner l’attention, et masquer ce qui dérange tant de monde. Quitte à commencer de le fêter dès le mois de mars. Surtout qu’en plus, l’opération permet, cerise sur le gâteau, de bloquer Sarko, et de l’empêcher d’appuyer sur de dangereux boutons.

Quoi qu'il en soit, chers lecteurs, rassurez-vous : Afrique Liberté veille au grain ! A l’instar de nos aimables confrères, nous savons nous aussi être en avance, et préparons dès à présent un dossier complet sur Mai 1958 et ses inavouables méandres, qui donnèrent naissance à la glorieuse Ve République. Nous vous demandons juste de faire preuve d’un peu de patience. Car si Afrique Liberté aime à fêter dignement les anniversaires, elle entend les fêter à l’heure dite, et pas avec deux mois d’avance…

Anne-Proserpine Diop


[1] A l’époque, le Canard enchaîné avait prêté ces propos au candidat furieux : « Il faut virer la direction de France 3 ! Je ne peux pas le faire maintenant. Mais ils ne perdent rien pour attendre. Ça ne va pas tarder ! »
[2] Lire notamment Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine d’Alexandre Gerbi, Ed. L’Harmattan, 2006 ; Entretiens sur les non-dits de la décolonisation de Samuel Mbajum et du gouverneur Louis Sanmarco, Editions de l’Officine, 2007 ; Pour sauver l’Occident de Simon Mougnol, Ed. L’Harmattan, 2007.


Article d'Anne-Proserpine Diop publié sur le site Afrique Liberté, Mars 2008

Libellés : , , , , , ,

8 mars 2008

"Politique de civilisation" ?



Vous avez dit
"Politique de civilisation" ?
.
A votre santé,
Monsieur le Président…



Expert dans l’art de faire couler des torrents d’encre et de salive à coups de phrases-chocs, M. Sarkozy, président de la République française, a choisi le 31 décembre 2007 pour livrer sa dernière trouvaille : la « politique de civilisation ». La formule – mystérieuse en apparence – a fait mouche, d’autant qu’elle brouillait les pistes une fois de plus, en convoquant pour l’occasion un intellectuel de gauche au service de la pensée présidentielle : Edgar Morin, qui du haut de ses 87 ans ne se fit d’ailleurs pas prier pour aller de plateaux en plateaux de télé et de radio, expliciter le sens d’une formule dont la paternité lui est, à tort ou à raison, attribuée. Quant au microcosme de la presse hexagonale, chacune de ses petites vedettes y est donc allé de sa spéculation, et les torrents d’encre et de salive se sont déversés comme de juste en quête des sens qui se cachent derrière cette expression énigmatique…

A ceux qui voudraient décoder le message, le bouillant président avait pourtant pris soin de livrer une clef : « Depuis trop longtemps la politique se réduit à la gestion, restant à l’écart des causes réelle de nos maux, qui sont souvent plus profondes[1] ». A demi-mot, M. Sarkozy visait à l’évidence la ligne à laquelle l’énarchie et ses énarques nous ont habitués, et qu’on pourrait appeler la « politique-administration ». Fustigeant une action gouvernementale qui se résume depuis des lustres à la gestion étriquée d’une situation jamais sérieusement remise en question et borne son ambition à la calamiteuse continuation de ce qui est, le chef de l’Etat appelle de ses vœux et annonce une politique avec un grand P, capable de projeter le pays dans un avenir redevenu terre de conquête et, pourquoi pas, d’utopies, dont l’«Union méditerranéenne» pourrait être l’un des aspects…

Observons que, parallèlement à cette noble déclaration d’intention, l’hôte de l’Elysée se targue de tenir aux Français un discours de vérité : « Je vous dois la vérité, je vous la dirai toujours, je ne m’autoriserai aucune hypocrisie[2]». Vérité et Politique de civilisation : voici, en ce début d’année 2008, ce que seraient les deux mamelles du sarkozysme…

* * *

Or c’est bien connu, le hasard fait toujours bien les choses. C’est ainsi que la tête encore toute vibrante des vœux présidentiels, je suis retombé, en surfant sur le Web[3], sur un épisode peu connu mais très intéressant de l’émission de Thierry Ardisson, « 93 Faubourg Saint-Honoré » sur Paris-Première, « Dîner FOG » (Franz Olivier Giesbert), diffusée le mardi 21 mars 2006. Autour de la table somptueusement dressée, sous la lueur mordorée et vacillante des candélabres, une fricassée du gratin journalistique parisien se lâcha en ces termes exacts :

Pierre Bénichou : C’est par haine, non seulement des Pieds-Noirs, mais aussi des Arabes musulmans, que (de Gaulle) a abandonné l’Algérie comme il l’a fait. Dites-vous bien que de Gaulle (murmures autour de la table)… Mais oui !

Eric Zemmour : Mais non… Il abandonne l’Algérie parce que, un : ça nous coûte trop cher ; deux : parce qu’il y a un vrai problème démographique.

Thierry Ardisson (rigolard) : Eh, Eric, en France, y’a deux trucs : c’est Vichy et l’Algérie…

Eric Zemmour : Toute l’histoire du XXe siècle !

Elisabeth Lévy : Les trucs dont on est supposé ne jamais parler, soi-disant… (rires autour de la table, acquiescements hilares d’Eric Zemmour).

Que suggérait donc Elisabeth Lévy, en évoquant ces « trucs dont on est supposé ne jamais parler » ? Certainement pas que la guerre d’Algérie est un sujet tabou : de nombreux films et documentaires ont été diffusés à la télévision depuis une quinzaine d’années, levant le voile notamment sur la torture et les crimes de l’armée française et du FLN. En réalité, Elisabeth Lévy voulait dire simplement que parler de certains aspects de la guerre d’Algérie tels que ceux qui venaient d’être effleurés autour de la table (mais que l’animateur avisé Ardisson sut faire opportunément bifurquer par une plaisanterie lancée à Eric Zemmour) est interdit, sous peine de redoutables sanctions.

Chacun le sait dans les milieux autorisés tels que celui des grands journalistes parisiens, mais il est interdit de le dire : c’est la France qui a voulu l’indépendance sinon de l’Algérie, du moins celle de l’Afrique noire et, somme toute, de la plus grande partie de son empire ultramarin. Pour des raisons qui tiennent à la civilisation, à la religion et à la race, sur fond de calculs financiers de grande envergure, la décolonisation gaullienne visa à esquiver le métissage tout en préservant les lucres du colonialisme. Un vaste calcul à la fois politique et financier, que l’habile stratège de Gaulle sut, avec la complicité de la quasi-totalité de la classe politique française (y compris les communistes pro-soviétiques et les trotskystes) et la bénédiction des intellectuels (notamment Jean-Paul Sartre et Raymond Aron), présenter comme le triomphe du "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes".

Il serait intéressant d’énumérer l’incroyable réseau d’intérêts qui convergèrent pour favoriser l’indépendance des territoires français d’Afrique noire (USA, URSS, libéraux, communistes, réactionnaires, Vatican…) dont résulta la mise au ban de la République de dizaines de millions d’hommes et de femmes jugés indignes d’être Français, malgré leur volonté de l’être. Mais qui risquaient, par leur démographie galopante, de submerger l’Hexagone, et de défigurer (transfigurer ?) la France[4].

Il y aurait beaucoup à dire sur les ressorts et les méthodes du phénoménal rouleau compresseur idéologique, véritable police de la pensée ou nouveau tribunal de l’Inquisition, qui permit d’étouffer, d’annihiler, de neutraliser ou de rallier les voix discordantes, pendant un demi-siècle.

* * *

Ironie, ou vrai sens, de l’histoire, l’ère post-coloniale peut être vue comme la chronique de la colonisation de la France par ses enfants répudiés. Et tandis que la France se métamorphose jour après jour sous nos yeux d’un lent et puissant tsunami humain venu de l’Afrique disloquée et plus que jamais asservie, méprisée et flétrie, souillée et violée, quoique sublime, par la lame de France blanciste, l’Etat hypocrite pétri d’idéologie de la Vème République demeure le souverain.

Qui ne voit que cet Etat qui nous impose le silence sur des sujets qui engagent la nation tout entière, et qui par ses mensonges a généré et génère à plein régime des tragédies, des névroses et un affaiblissement généralisé de la nation qui sont autant de machines à haine, qui ne voit que ce grand monstre froid qui nous dévore est le vrai fossoyeur de la civilisation, qu’elle soit française ou africaine, et de la politique qui l’accompagne ?

Un aggiornamento historiographique profond est sans doute l’une des conditions sous lesquelles la République pourrait enfin renouer avec une « politique de civilisation » conforme à ce qu’attendent, en particulier, les Africains, ces hommes étroitement liés au destin de la France, puisqu’ils sont, par la langue, les valeurs, l’histoire, l’immigration et le sang versé, ses plus intimes voisins, ou simplement ses enfants et sa vive jeunesse. Cet aggiornamento est non seulement nécessaire à qui prétend aujourd’hui accomplir une politique de civilisation, mais également indispensable à qui fait profession de Vérité. Car tout se tient…

A votre santé et bonne année 2008, Monsieur le Président.


Alexandre Gerbi



[1] Vœux aux Français, 31 décembre 2007.
[2] Vœux aux Français, 31 décembre 2007.
[3]www.dailymotion.com/relevance/search/zemmour+ardisson
/video/x6dk9_tvardissonlevyzemmourdisiz_news
[4] En 1955, Claude Lévi-Strauss écrivait : « Si, pourtant, une France de quarante-huit millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous nous refusons de risquer. Le pourrions-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser ? Nous sauverions-nous nous-mêmes, ou plutôt ne consacrerions-nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel dont sa moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Taxila, dans ces monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est possible (…) » Tristes tropiques, Ed. Plon, 1955, rééd. Pocket, pp. 486-487. « Vingt-cinq millions de citoyens musulmans » : à l’époque, la Tunisie et le Maroc ne sont pas encore indépendants.

Article publié dans le magazine Afrique Liberté n°6, Janvier-Février 2008

Libellés : , , , , , ,