24 mars 2008

Commémorations médiatiques de Mai 68

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Commémorations médiatiques de Mai 68 :
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Opération anti-Sarkozy
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ou Ecran de fumée ?
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Afrique Liberté annonce la couleur
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par
Anne-Proserpine Diop

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Cette fois-ci, le moins que l’on puisse dire, c’est que le petit monde médiatique s’y prend fort tôt : en ce mois de mars, voici que Mai 68, dont on fêtera cette année le 40e anniversaire, fait l’objet d’innombrables émissions. Dès le 2 mars, encore plus en avance que les autres, Serge Moati avait ouvert le bal sur France 5 (Ripostes, « 68/2008, quelles révoltes ? »), en invitant le patriarche Daniel Cohn-Bendit à s’épancher en toute modestie sur sa jeunesse héroïque et son rôle lors du joli mois de mai. Depuis, la fièvre commémorativo-soixante-huitarde n’en finit pas de s’emparer des esprits de tout ce que le Paris journalistique compte de rebelles indomptables. Avec une ampleur telle qu’elle finit par en devenir suspecte…

Sans doute cet empressement s’inscrit-il dans le bras de fer qui oppose les médias au président de la République. En particulier dans le service public, beaucoup de journalistes savent bien qu’ils sont assis sur un siège éjectable. Nombre d’entre eux, notamment sur France 3 et France Inter, ont tellement roulé pour la gauche, avant, pendant et après la présidentielle, et tellement étrillé le candidat de l’UMP, que celui-ci, désormais chef de l’Etat, ne manquera pas, dès que possible, de régler des comptes, en appuyant sur le bouton qui actionne les sièges éjectables évoqués plus haut.

Seulement, pour l’heure, le polyprésident, soupçonné voire accusé, à tort ou à raison, de velléités despotiques, ne peut se permettre un grand nettoyage. La « kärchérisation » des médias, si elle est effectivement programmée (M. Sarkozy y aurait fait allusion un jour d’énervement, en mars 2007, où le staff de France 3 l’avait laissé en plan dans les coulisses[1]), ne pourra avoir lieu que lorsque les temps seront mûrs, c’est-à-dire, possiblement, dans un an ou deux. D’ici-là, le président de la République doit remonter la pente de la popularité. Ses sweat-shirts New York Police Department, ses méditations dans la crypte cistercienne aménagée dans les cales du yacht de son ami milliardaire Bolloré au large de Malte, son séjour dans la somptueuse villa de Wolfeboro sponsorisé par Tiffany et Prada, ses accolades au gentleman farmer G. W. Bush, ses escapades romantiques à Disneyland et son mariage bobo-pipole ultra-ostentatoire avec Mademoiselle Bruni, à l’occasion son langage de charretier, l’ont plongé dans les tréfonds des sondages. Les réformes entreprises ayant sans doute, elles aussi, leur part dans le dévissage, il faut au bouillant locataire de l’Elysée prendre son mal en patience, en attendant que ses réformes portent éventuellement leurs fruits et renversent la vapeur, pendant que sa nouvelle ligne de conduite, plus conforme à celle de ses prédécesseurs, restaurera sa moralité. Cela fait, bénéficiant à nouveau de la cuirasse que confèrent de bels et bons sondages, il pourra enfin dégainer de lance-eau à haute pression, et faire valser les microbes qui infestent France Télévision, Radio France, et grouillent accessoirement dans cette presse écrite qui survit sous perfusion de subventions étatiques mais se montre, encore trop souvent, si peu amène à son égard. Ce sera alors la joyeuse lessive…

On le comprend aisément, quand de telles menaces pèsent sur nos aimables confrères, tout est bon qui permet d’affaiblir le Sieur Bling-Bling, plus que jamais ennemi médiatique numéro 1. L’équation est ainsi posée : « tant que Sarko est affaibli, il ne peut pas grand-chose contre nous ; en revanche, s’il reprend de poil de la bête, gare, gare, gare ! »

Mai 68 fait partie du précieux mortier permettant de renforcer la digue contre le tsunami sarkozien qui gronde à l’horizon. En effet, réhabiliter Mai 68, c’est contrer Sarkozy sur un chapitre idéologique fondamental, au sujet duquel ses prises de positions tonitruantes ont marqué bien des esprits, et lui ont d’ailleurs permis, dans le climat anti-libertaire qui se développe en France dans un contexte de crise généralisée, de rafler la mise à la présidentielle.

Réhabiliter 68, c’est donner tort à Sarko, et planter dans son jardin un gros caillou. Glorifier jusqu’à l’extrême l’esprit de Mai, c’est contenir autant que possible la « sarkozysation » des esprits, et se protéger de ses foudres fatales.


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Remarquons que les anniversaires carburent, en principe, aux chiffres ronds. Or, en matière de chiffres ronds, il est un autre anniversaire, beaucoup plus « carré » si l’on peut dire, qui tombe également cette année, et non des moindres : l’anniversaire de la Ve République, qui s’apprête, au mois de mai justement, à souffler ses cinquante bougies…

Mais voilà, force est de constater que cet anniversaire-là, le microcosme médiatique ne semblent guère pressés de le fêter. En tout cas, à l’heure qu’il est, nul n’en souffle mot. Pourquoi ?

Certes Sarkozy, le jouisseur en Ray-Ban et Rolex, est une véritable antithèse de l’ascète De Gaulle, autant que la troublante Carla est une super-anti-Tante Yvonne. Au demeurant, en tant qu’héritier paradoxal mais officiel de l’ermite de Colombey, l’auteur du Perpetual Breakdown Sarko-Show serait bien capable de tirer bénéfice du concert de louanges qui ne manquera pas, comme à l’habitude, de déferler sur la mémoire du plus illustre des Français, puisque le chef de l’Etat lui rendra volontiers les plus vibrants hommages. Or, on l’a vu, tout ce qui peut rendre Sarko plus fort, comme dirait Nietzsche, risque, à terme, de tuer des journalistes…

Cela dit…

Cela dit, la relative discrétion avec laquelle le petit monde des médias français s’apprête à commémorer Mai 1958, événement pourtant capital qui, il y a un demi-siècle, marqua le retour du Général au pouvoir et les premiers vagissements de la Ve République, pourrait bien avoir une autre explication. En effet, elle présente un autre inconvénient…

Ces dernières années, plusieurs livres importants, presque totalement passés sous silence par les médias hexagonaux, ont été publiés, et ont dévoilé un visage jusqu’ici largement méconnu de Mai 1958 et de la naissance de la Ve République[2]. Putsch, sédition ou insurrection militaire mais aussi populaire, Mai 1958 fut le théâtre d’une comédie de dupe qui permit de ramener le Général de Gaulle au pouvoir. L’objectif annoncé par celui-ci était d’en finir avec la guerre d’Algérie, en accordant une fois pour toute, avec l’aide et l’appui de l’Armée, la citoyenneté française pleine et entière aux populations arabo-berbères d’Algérie. C’est sur ce programme révolutionnaire, auquel la IVe République n’avait jamais su se résoudre, que le Général de Gaulle remporta les législatives de novembre 1958 ; c’est également sur ce mandat qu’il obtint l’assentiment du peuple français pour la création de la Ve République.

Or le général de Gaulle ne croyait pas un mot des discours qu’il prononçait dans ce sens. Pour lui, au contraire, il fallait à tout prix débarrasser la France du fardeau des populations africaines, qu’elles soient algériennes ou subsahariennes. Jouant des pouvoirs qui lui étaient conférés, par toute une série de stratagèmes, de subterfuges, de manœuvres dans l’ombre, maniant en expert le double langage, tripatouillant la Constitution, sans lésiner sur le sang versé, de Gaulle accomplit en définitive, en quatre ans, un programme diamétralement opposé à celui qu’il avait annoncé, et pour lequel les Français l’avaient doté des pouvoirs suprêmes. C’est ainsi que la France largua ses territoires d’Afrique, et se débarrassa de la quasi totalité de ses populations africaines. Pour éviter la « bougnoulisation », selon les termes qu’employait, en privé, le Général. Mais aussi pour pouvoir orchestrer le néocolonialisme, que l’égalité dans la République une et indivisible, réclamée de longue date par l’écrasante majorité des Africains, leaders et populations, eût interdit. On connaît la suite : perpétuation de ce système par tous les successeurs du Général, de droite, du centre comme de gauche, bref, compromission de la presque totalité de la classe politique française dans la « Françafrique », immenses désastres africains, et, à terme, entrée de la France dans une crise profonde, à la fois économique et morale, dans laquelle nous nous enfonçons aujourd’hui chaque jour davantage…

De toute évidence, quand suinte de partout cette vision pour le moins gênante de Mai 1958, quand ses suites, toujours actuelles, incitent plus que jamais à remettre en cause des certitudes confortables qui creusent insidieusement les tombeaux conjoints de l’Afrique et de la France, il vaut mieux ne pas trop insister, même s’il s’agit d’un anniversaire éminemment incontournable. Il vaut mieux, beaucoup mieux, utiliser un autre anniversaire, celui de Mai 1968, comme écran de fumée, pour détourner l’attention, et masquer ce qui dérange tant de monde. Quitte à commencer de le fêter dès le mois de mars. Surtout qu’en plus, l’opération permet, cerise sur le gâteau, de bloquer Sarko, et de l’empêcher d’appuyer sur de dangereux boutons.

Quoi qu'il en soit, chers lecteurs, rassurez-vous : Afrique Liberté veille au grain ! A l’instar de nos aimables confrères, nous savons nous aussi être en avance, et préparons dès à présent un dossier complet sur Mai 1958 et ses inavouables méandres, qui donnèrent naissance à la glorieuse Ve République. Nous vous demandons juste de faire preuve d’un peu de patience. Car si Afrique Liberté aime à fêter dignement les anniversaires, elle entend les fêter à l’heure dite, et pas avec deux mois d’avance…

Anne-Proserpine Diop


[1] A l’époque, le Canard enchaîné avait prêté ces propos au candidat furieux : « Il faut virer la direction de France 3 ! Je ne peux pas le faire maintenant. Mais ils ne perdent rien pour attendre. Ça ne va pas tarder ! »
[2] Lire notamment Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine d’Alexandre Gerbi, Ed. L’Harmattan, 2006 ; Entretiens sur les non-dits de la décolonisation de Samuel Mbajum et du gouverneur Louis Sanmarco, Editions de l’Officine, 2007 ; Pour sauver l’Occident de Simon Mougnol, Ed. L’Harmattan, 2007.


Article d'Anne-Proserpine Diop publié sur le site Afrique Liberté, Mars 2008

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