12 mai 2009

Aimé Césaire

Un an après...
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Aimé Césaire :

Une clef gravée

du mot « assimilation »

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par
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Alexandre Gerbi
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Il y a un peu plus d’un an, disparaissait Aimé Césaire. Depuis lors, beaucoup de choses ont été dites au sujet du grand théoricien, immense poète et praticien controversé de la Négritude… Le moment est peut-être arrivé, tandis que les « Etats Généraux de l’Outre-Mer » marchent sur des œufs et qu’un certain Nicolas Sarkozy vient de rendre hommage à l’Armée d’Afrique, de remettre deux ou trois pendules à l’heure. Et en chemin, pourquoi pas, de ramasser quelques vieilles clefs par terre, dans la poussière, gravées de ce mot étrange : « assimilation »…


Voici les mots exacts de Césaire en tant que rapporteur du projet de loi sur la départementalisation des « Quatre Vieilles » (Antilles, Guyane, Réunion) en 1946 :

« Terres françaises depuis plus de trois cents ans, associées depuis plus de trois siècles au destin de la Métropole, dans la défaite ou dans la victoire, ces colonies considèrent que seule leur intégration dans la patrie française peut résoudre les nombreux problèmes auxquels elles ont à faire face. Cette intégration ne sera pas seulement l’accomplissement de la promesse qui fut faite en 1848 par le grand abolitionniste Victor Schœlcher, elle sera aussi la conclusion logique d’un double processus, historique et culturel, qui, depuis 1635, a tendu à effacer toute différence importante de mœurs et de civilisation entre les habitants de France et ceux de ces territoires et à faire que l'avenir de ceux-ci ne peut plus se concevoir que dans une incorporation toujours plus étroite à la vie métropolitaine ».

Ce passage contredit des positions trop souvent prêtées au Césaire de l'époque (et que Césaire se fit prêter par d’autres, a posteriori...), quant à son obsession de la spécificité « civilisationnelle » des Antilles, son opposition radicale à toute tentative d’assimilation, en particulier au plan culturel...


Des positions trop souvent prêtées à Césaire

C’est qu’en réalité, à l’époque, la notion d'assimilation – conçue d’abord dans son sens politique ou administratif, et non pas dans son sens culturel : nuance… – est incluse dans l'idée de départementalisation.

Césaire, dans son rapport du projet de loi, expliqua d'ailleurs à ce sujet : « (...) les Antilles et la Réunion ont besoin de l’assimilation pour sortir du chaos politique et administratif dans lequel elles se trouvaient plongées ».

Ici, Césaire parlait, évidemment, d'assimilation politico-administrative...

On confond souvent assimilation culturelle et assimilation politico-administrative. A cette dernière, très peu s’opposèrent outre-mer, les réticences étant bien davantage, sur ce point, métropolitaines.

Quant à l’assimilation culturelle, à cette date, sa question se posait en des termes sensiblement différents de ce que certains veulent bien dire aujourd'hui.

Les représentants des Quatre Vieilles réclamaient l'assimilation politique et administrative (à laquelle le gouvernement métropolitain était, répétons-le, extrêmement réticent), sans craindre pour autant l'assimilation culturelle, comme en témoigne la formule de Césaire :

« (…) un double processus, historique et culturel, qui, depuis 1635 a tendu à effacer toute différence importante de mœurs et de civilisation… »

Comment l’auteur de Cahier d'un retour au pays natal pouvait-il ainsi parler en 1946 ?


La clef du mystérieux Césaire « assimilationniste »

La clef de ces petits mystères réside dans le fait que derrière la question antillaise, se tenait en embuscade la gigantesque question africaine, et mieux encore, comme Césaire le dit sans ambages en ouverture de son rapport, celle de « l’Empire » tout entier. Or, touchant à la question noire, qui intéresse tout particulièrement Césaire, « l’Empire » pesait de plusieurs dizaines de millions d’âmes, en rapide augmentation, face à une métropole de quarante-cinq millions d’habitants. Sans parler de l’ensemble maghrébin (dix-huit millions), voire de l’ensemble indochinois (vingt-cinq millions), eux-mêmes en progression démographique constante…

L’ambivalence, l’apparente contradiction des positions de Césaire, à la fois chantre de la Négritude dans les années 1930 et artisan de l’assimilation en 1946, se résout dans le pari que faisaient à l'époque la presque totalité des représentants Ultramarins, en particulier Antillais aussi bien qu'Africains.

Un pari qui aujourd'hui, parce qu’il fut en définitive refusé et vaincu par le « blancisme » triomphant, est opportunément et presque totalement tombé dans l'oubli. Au point qu’il en est incompréhensible, tant dans sa profondeur que dans sa hauteur de vue, et qu’il n’est guère aisé, pour ces différentes raisons, de s’en servir pour éclairer l’Histoire…

Nous appelons « blancisme » cette famille de pensée, de droite comme de gauche, qui estime que la France est avant tout une nation « de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne », et qu’elle se perdrait dans le métissage.

Après le choc phénoménal de la Seconde Guerre mondiale et de la débâcle, l’épopée de la France Libre, l’héroïsme salvateur de l’Armée d’Afrique et la victoire sur le nazisme, les temps semblaient mûrs pour que les promesses révolutionnaires de la défunte IIIe République et de la IVe naissante fussent tenues. Née dans un contexte d’extrême négation et oppression de l’humanité nègre, la Négritude, âpre et combattante dans les années 1930, s’apaisa, s’adoucit naturellement dans le contexte de l’immédiat après-guerre, pour assumer sa dimension « pan-humaine » et sa vocation de creuset universaliste.


De l’assimilation politique à l’assimilation réciproque

Aux yeux de la plupart des représentants ultramarins, l'assimilation politique et administrative, c'est-à-dire, dans les faits, l'égalité politique et sociale, non seulement protègerait les populations antillaises et africaines contre le colonialisme, mais elle assurerait aussi leur développement économique et social, leur bien-être quotidien, leur épanouissement et leur rayonnement culturel…

De là, cette assimilation serait promise à la réciprocité : la francisation de l'Outre-Mer s’accompagnerait nécessairement, grâce à la loi du nombre conjuguée au principe d’égalité, de l’« ultramarinisation » de la France... Grâce à l’intégration-assimilation à double sens, au sein de la grande République Franco-Africaine, émergerait progressivement mais inéluctablement une vaste culture hybride traversée de milles liaisons, interactions et ramifications internes et souterraines, où l’élément nègre et l’élément blanc seraient bientôt confondus, avec d’autres sans doutes...

Césaire comme ses collègues savait que, dans un rapport de force beaucoup plus inégal, trois siècles de broyeuse esclavagiste et colonialiste n’étaient pas parvenus à effacer les mânes africains des Antilles. Au pire, elle les avait rongés, enrobés ou dérobés ; au mieux, elle les avait métissés, infusés ou métamorphosés…

Dans ces conditions, comment la République franco-africaine, égalitaire et fraternelle, pourrait-elle sonner le glas de l’âme nègre ou de la civilisation africaine ?

Au lieu de se dissoudre en s’alliant avec la France et, au-delà, avec l’Europe entière, le génie nègre assurerait son essor et son déploiement, son expansion et sa mutation, tout comme le génie français ou européen, son frère, son double, son reflet étrange, pris dans le même mouvement réciproque et transhistorique… Cette alliance, cette rencontre des pôles, nègre et blanc, européens et africains, cette symbiose qu’appela de ses vœux Alioune Diop, fondateur avec Aimé Césaire de Présence Africaine, est le cri de toute une génération antillaise et africaine, et même, dans une large mesure, malgré tout, des suivantes…


Le retour des problématiques identitaires

Pourtant, au cours des années 1950, dans les sphères intellectuelles, les problématiques identitaires, appelées à être dépassées par la fusion découlant de l'égalité et la fraternité dans l’assimilation mutuelle, refirent surface, en force. Non tant par un mouvement ou une poussée intérieure, que par réaction face à l'impossibilité d'obtenir ici et maintenant l'égalité réelle, que ce soit aux Antilles (les belles promesses d’égalité sociale liées à la départementalisation ne furent pas tenues...) ou, plus encore, en Afrique... Avec l’immense déni d’égalité, l’indécrottable mépris que cela suppose et sous-entend, qui venant s’ajouter aux meurtrissures de l’esclavage, du racisme, « scientifique » ou non, et du colonialisme, les ravivait insupportablement dans le clair esprit du philosophe et du poète… Le Nègre à nouveau flétri et menacé, la Négritude se refit donc combattive et âpre, selon un réflexe de légitime défense…

Dans ce terreau de souffrances, de rêves et de déceptions, s’enracinent les évolutions ultérieures d'un Césaire ou d'un Senghor, les infléchissements de leurs positions, mais aussi leurs regrets professés en secret, et, parfois même, l'altération de leurs souvenirs de l'époque…

Visitant en voisin la Côte d’Ivoire en 1957, le président Kwamé N’Krumah, héros de l’indépendance et de la fierté africaines, s’extasia sur ce que l’Afrique et la France étaient en train de réaliser ici, prélude d’une admirable synthèse et d’une fraternité inconcevables pour un esprit débarqué du monde anglo-saxon de l’époque. Félix Houphouët-Boigny, ministre français et très grand homme politique ivoirien et africain lui répondit simplement : « Vous avez choisi l’indépendance, nous avons choisi la liberté. »

Une année plus tard, De Gaulle fit son coup d’Etat, et mit à peine deux ans pour acculer, en 1960, la Côte d’Ivoire à l’indépendance. Comme presque toute l’Afrique subsaharienne. Projetant les Antilles et les confettis de l’ « Empire » dans un déchirant entre-deux-mondes.

Privée de sa réciprocité, sur fond de néocolonialisme, l’assimilation redevint odieuse.

Nous n’en sommes toujours pas sortis…




Alexandre Gerbi




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