22 oct. 2012

Conférence AAALFA - Franc CFA : Décryptage d'un outil néocolonialiste sous les angles historique et idéologique

Intervention dans le cadre de la conférence 
organisée par le think tank AAALFA, 
à Paris, le 19 octobre 2012



Franc CFA :


Décryptage

d'un outil néocolonialiste

sous les angles

historique et idéologique



 par

Alexandre Gerbi




Souvent l’évolution des mots témoigne de l’évolution des choses ou de leur fixité, parfois aussi des trompe-l’œil qui les drapent. Le « Franc CFA », tout acronymique qu’il soit, n’échappe pas à la règle...

L’expression « Franc CFA » changea de sens au fil des décennies, au gré de l’évolution politique et institutionnelle que connurent les colonies, les territoires, enfin les états autonomes puis indépendants dont il fut ou demeure la monnaie. Une évolution toujours en lien étroit avec la France, comme l’indique la permanence du mot « franc ».

Ainsi, d’abord « Franc des Colonies Françaises d’Afrique » en 1945, le CFA devint « Franc de la Communauté Française d’Afrique » en 1958, puis « Franc de la Communauté Financière Africaine » en 1959, enfin « Franc de la Coopération Financière en Afrique centrale » pour les pays membres de la Communauté Economique et Monétaire de l'Afrique Centrale (CEMAC) et « Franc de la Communauté Financière d’Afrique » pour les pays membres de l'Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA).

Ces changements de dénomination accompagnèrent la marche, par étapes successives, des différentes colonies, devenues territoires puis états, vers l’indépendance. C’est en tout cas ce qu’indique une lecture de l’histoire conforme à l’orthodoxie historiographique non seulement franco-africaine, mais aussi internationale.

Or on sait aujourd’hui que le processus de « décolonisation », essentiellement dominé par l’Etat métropolitain[1], ne fut pas fondamentalement celui des indépendances désirées[2], mais celui des indépendances imposées[3] ; mieux encore, dans la plupart des cas, ce processus ne fut pas celui des indépendances réelles, mais celui des indépendances de façade. Dans une large mesure, l’ensemble franco-africain continua d’être dirigé depuis l’Elysée, par le truchement de réseaux administratifs, militaires, affairistes ou barbouzards. Ces aspects sont bien connus, et ont été explorés en détail, notamment par François-Xavier Verschave[4]. C’est dans ce contexte complexe que s’inscrivent les problématiques liées au Franc CFA.

François-Xavier Verschave est aussi le père de l’expression « Françafrique » dans son acception actuelle, synonyme de néocolonialisme. Il est intéressant de noter que le mot « Françafrique », puisque nous parlons des mots et des significations ou des trompe-l’œil qu’ils charrient, fut originellement forgé par Félix Houphouët-Boigny qui, dans les années 1950, à l’instar d’un Ahmed Sékou Touré[5], d’un Diori Hamani, d’un Barthélémy Boganda comme tant d’autres, prônait l’association ou l’unité franco-africaines sous forme de fédération ou de confédération intercontinentales, quand un Léopold Sédar Senghor y voyait le ferment d’une « Eurafrique » fraternelle et progressiste[6]. La plupart d’entre ces leaders, d’ailleurs, quand fut consommé le divorce officiel avec la France, ne celèrent pas leur amertume ni leur déception[7].

Ainsi le modèle unitaire et fraternel, pourtant dès longtemps invoqué par la République française, notamment pour justifier la participation des soldats africains à la défense de la « mère patrie » pendant les guerres mondiales et coloniales, fut en définitive rejeté par les dirigeants métropolitains, qui refusaient son instrument et sa conséquence : l’égalité politique revendiquée par les Africains, et ses corollaires sociaux, civilisationnels et financiers[8].

Néanmoins, la prétendue « décolonisation » et les « indépendances » officielles finalement choisies par la métropole, dont la pérennité et la nature du Franc CFA témoignent de l’âpre limite, ne marquèrent pas le début de l’ère de liberté promise aux Africains. Car aux considérations civilisationnelles (ce que nous appelons « blancisme[9] ») et financières (cartiérisme[10]), s’ajoutèrent les calculs politiques et économiques (néocolonialisme). Autrement dit, visant à refuser l’égalité et le métissage, la « décolonisation » et les « indépendances » avaient également pour objectif, en levant les obstacles républicains et démocratiques, l’instauration du néocolonialisme…

Aussi, en dépit du processus officiel de « décolonisation », au-delà des slogans de circonstance invoquant le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » et célébrant les « indépendances », dans les faits, l’unité de l’ensemble franco-africain fut maintenue, avec pour ciment, notamment, le Franc CFA. Les anciens territoires d’Afrique continuèrent ainsi, pour la plupart, d’être gouvernés en liaison avec l’Elysée sinon directement par lui, et liés à l’ancienne métropole au gré d’une unité politique, économique et monétaire qui ne disait pas son nom.

Un demi-siècle de recul nous permet de dégager ce schéma déroutant : la prétendue « décolonisation » consista à soustraire les populations africaines du cadre démocratique et social de la République française (ou franco-africaine…) – dont la plupart des leaders africains réclamaient pourtant le maintien et le développement –, tout en plaçant leurs Etats sous le contrôle politique, monétaire et économique de l’Etat français. Ce composé d’apartheid intercontinental (puisque les populations africaines furent désormais neutralisées, tenues à distance et mises à l’écart selon des critères de race, de culture et de religion, tout en continuant de constituer un réservoir potentiel de main-d’œuvre à bon marché dans lequel l’industrie hexagonale put puiser à merci tout au long des Trente Glorieuses, comme dans autant de « bantoustans ») et de néocolonialisme politico-économique (pour ce qui touche aux relations interétatiques) trouva dans le Franc CFA l’un de ses principaux instruments et son illustration.

Selon un phénomène singulier mais découlant de ce schéma, tandis que les masses populaires africaines, déchues de la citoyenneté française (ou franco-africaine, ou afro-française, ou afro-européenne…), étaient boutées hors de la République, les élites politiques et économiques africaines continuèrent, de fait, d’être étroitement liées à la France. Autrement dit, tandis que les populations africaines étaient mises au ban de l’ancienne métropole, leurs élites gardèrent, le plus souvent, des liens très étroits avec elle.

Dans ces conditions, en l’an 2012, faut-il vraiment s’étonner que cet ensemble franco-africain qui, par-delà des indépendances de façade, s’est maintenu sans le dire, ait développé des élites et une bourgeoisie communes ? Adeptes du « Faites comme je dis et pas comme je fais », les élites (franco-)africaines s’entendent à merveille avec leurs homologues de l’Hexagone, vivent le même french (ou american) way of life, font affaire dans un français de langue maternel, scolarisent leurs enfants dans les mêmes écoles, et ont d’ailleurs le plus souvent la double nationalité.

Logiquement, ces élites franco-africaines et ces élites hexagonales, que nous appellerons élites « françafricaines », partagent une même lecture historiographique, exaltent à qui mieux-mieux « indépendances », « luttes de libération » et « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » – alors qu’elles sont bien placées pour savoir que l’indépendance en Françafrique est une vue de l’esprit qui, si elle vaut pour le peuple (notamment à travers la toujours brûlante question des visas…), n’est qu’une aimable fiction pour la bourgeoisie françafricaine unifiée, à l’image du Franc CFA qui imbrique et rattache monétairement les anciennes colonies à l’ex-métropole…

Après un demi-siècle d’un système qui a eu pour effet de basculer l’Afrique dans d’effarantes régressions propices aux chaos économiques, sociaux et politiques, et de reléguer progressivement la France au rang de puissance de deuxième et bientôt troisième catégorie (accablée de maux divers, entre effondrement économique, politique, social, moral et culturel), la porte de sortie préconisée par une grande partie des élites françafricaines est toujours la même, le remède ne change pas : il faut que les différents morceaux de l’ensemble franco-africain achèvent enfin leur séparation. La sortie du Franc CFA, dans cette perspective, s’imposerait comme une étape nécessaire…

Selon une figure audacieuse, la prétendue « indépendance » qui a permis, depuis des décennies, de démolir puis de ravager l’ensemble républicain franco-africain, continue d’être présentée aujourd’hui comme la clef pour en finir avec une situation dramatique dont elle  a pourtant été l’instrument…

« Indépendance », mot encore et toujours magique[11] (autant, du reste, que fictif, en particulier pour le peuple muselé et pressuré…) enrobant avantageusement la séparation (fictive), elle-même moyen de toutes les aubaines[12]

A travers ce bref panorama historique, idéologique et, en définitive, sociologique, cinquante ans après des « indépendances » et une « décolonisation » illusoires, le Franc CFA se présente comme un aspect d’une problématique politique, économique et civilisationnelle beaucoup plus vaste et complexe, perpétuellement marquée par l’« entre-deux » : ni vraies indépendances africaines, ni vraie unité franco-africaine ; ou si l’on préfère, un petit peu des unes et un petit peu de l’autre…

Une problématique qui pourrait se résoudre dans cette question en forme d’alternative simple :

Aujourd’hui, pour en finir avec le néocolonialisme et ses ravages, deux voies s’offrent.

-          Soit pousser à terme la séparation franco-africaine (et euro-africaine), en commençant par  la dissolution du Franc CFA au profit de monnaies nationales attachées à des banques centrales indépendantes et éventuellement fédérées dans une monnaie unique cette fois vraiment africaine et entre les mains des Africains.

-          Soit, au contraire, pousser à terme l’unité franco-africaine et euro-africaine, en commençant par faire du Franc CFA un outil d’émancipation et de progrès, non un instrument d’exploitation et d’assujettissement néocoloniaux.

Dans la première hypothèse, celle de la séparation poussée à son terme, une question essentielle se pose : les cinquante dernières années ont-elles doté les Etats de la zone CFA des moyens nécessaires pour résister aux prédateurs nationaux et internationaux, davantage que l’ère coloniale n’avait doté les anciens territoires africains de la France des moyens nécessaires pour échapper à la tutelle de l’Elysée, aux appétits néocolonialistes et à la tyrannie ? Les mêmes causes produisant les mêmes effets, n’est-il pas à craindre que nous entrions, sous couvert d’« indépendance réelle », dans une nouvelle phase néocolonialiste, dont les populations africaines seront les premières à pâtir ? Cruelle question…

La seconde hypothèse, celle de l’unité franco et euro-africaine poussée à son terme, présente quant à elle un double avantage et deux difficultés majeures.

Le double avantage est qu’elle enchâsse les intérêts européens et africains, quand l’Europe dispose d’importants moyens techniques et financiers, complémentaires des ressources en matières premières et de la démographie particulièrement dynamique de l’Afrique ; tout en apportant une réponse conjointe à la spirale du sous-développement (pour l’Afrique) et du déclin économique et par conséquent social mais aussi moral[13] (pour la France et pour l’Europe). On songe à l’interrogation provocatrice de Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques : « En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser[14] ? ».

Les deux difficultés sont celles qui ont toujours, depuis des décennies et des siècles, pollué et saboté les relations franco et euro-africaines.

Difficulté de l’égalité, d’abord. Si l’on veut que l’unité ne soit pas, elle-même, un nouveau tremplin du néocolonialisme, elle implique d’abord de s’accomplir dans une égalité scrupuleuse, impliquant non seulement des rapports réellement bilatéraux et multilatéraux entre Etats, mais aussi l’application stricte de la démocratie, au nord comme au sud de la Méditerranée, assortie de tous ses attributs, à commencer par l’école publique, gratuite et obligatoire de qualité (locaux, matériel, effectifs, professeurs décemment et régulièrement rémunérés, etc.) pour tous les enfants, filles et garçons.

Difficulté idéologique, ensuite. A travers le Franc CFA, se pose la question de la devise européenne à laquelle il est attaché. Or une autre utilisation de l’Euro s’impose, impliquant une mutation profonde de la politique monétaire conduite par la BCE et la Commission européenne, enfermées dans une orthodoxie anachronique et mortifère[15].

Vaste sujet, vaste débat, et chantier immense. Quand la séparation paraît tellement plus simple…

Alexandre Gerbi





[1] « (…) en dehors de la période combative du RDA (1946-1950) et la rupture guinéenne, le processus de la décolonisation fut, de bout en bout, contrôlé par la puissance dominatrice.» Elikia M’Bokolo in L’Afrique au XXème siècle, p. 150, Ed. Seuil, 1985.
[2] Ruben Um Nyobè lui-même expliquait son engagement indépendantiste par le refus de l’Etat français d’accorder aux Camerounais les mêmes droits qu’aux Français : « Un gouverneur français, M. Richard Brunot, nommé haut-commissaire au Cameroun en fin 1938, fit lancer le premier mouvement politique qu’aura connu le Cameroun sous mandat français. Ce mouvement s’intitule « Jeunesse Camerounaise Française », en abréviation « Jeucafra ». Il a pour but de proclamer l’hostilité du Cameroun à un éventuel retour à la domination allemande et d’affirmer par voie de conséquence la sympathie du Cameroun à la France. C’est là le but général et précis du mouvement. Si certains dirigeants, par intérêt, ont pu revendiquer, pour leur compte peut-être, la citoyenneté française, le peuple camerounais n’avait jamais demandé que notre pays devienne colonie française. Il est intéressant de souligner que cette grande manifestation était accompagnée de deux engagements historiques. Les porte-parole de la France promettaient aux Camerounais la jouissance pleine et entière des droits et libertés reconnus à la personne humaine ; ceci par opposition à Hitler qui traitait les Noirs de « demi-singes ». Les manifestants camerounais, de leur côté, juraient de soutenir la France jusqu’à la mort si les libertés ainsi solennellement promises venaient à être mises en cause par une puissance étrangère. Quelle fierté pour les patriotes camerounais de déclarer aujourd’hui que les engagements souscrits par nous furent respectés à la lettre, alors que ceux souscrits par l’autre partie étaient cyniquement violés – et mieux que cela. (…) Convient-il de signaler que ceux qui faisaient étalage de leur haine contre Hitler ne se sont pas comportés mieux que lui à notre égard, avant et pendant la guerre, comme aujourd’hui d’ailleurs ? C’est même ce comportement raciste des colonialistes, praticiens de l’indigénat et du travail forcé, qui allait être le ferment du mouvement de libération après les hostilités. » Ruben Um Nyobè in Le problème national kamerunais, présenté par Achille Mbembe, Ed. L’Harmattan, 1984, p. 102-103.
[3] « (…) [ Au cours des années 1950, ] il y a dans les colonies des gens qui s’agitent. Il y a d’abord l’élite, ceux que, par exemple, en Afrique centrale, Afrique équatoriale française, on appelait les « évolués », dont la revendication était, au départ, simplement le désir d’avoir les mêmes droits que les citoyens français. Je pourrais développer longuement ce chapitre. Et c’est face à l’obstination de certains milieux français, surtout en rapport avec le milieu colonial, qui fait que de ce concept on passe à l’indépendance. Et l’idée d’indépendance n’est pas tellement ancrée dans la population africaine. Nos parents nous crient « casse-cou ! » Elle est surtout le fait d’agitateurs – comme je l’étais, loin de l’Afrique, en France – qui retournions en vacances faire de l’agitation. (…) Et je voudrais donc rappeler cela : les dirigeants africains de l’époque, je parle des anciennes colonies françaises – les choses sont complètement différentes dans les colonies anglaises – ne souhaitent pas l’indépendance : on les pousse à l’indépendance. (…) Les dirigeants [africains] sont emmenés, poussés en partie par les dirigeants français qui se rendent compte qu’on a intérêt à déminer la situation en allant à l’indépendance. D’où le projet de De Gaulle, la Communauté française, avec dans un premier temps une autonomie interne qui prend forme dès 1958 et, petit à petit, la marche vers l’indépendance. (…) Ce que je voudrais dire, c’est que ces dirigeants africains, je me mets à leur place – j’étais opposé à eux à l’époque – comment voient-ils l’indépendance… Qu’on leur impose... Ils se disent, bon, nous allons l’accepter, nous allons être indépendants. (…) » Intervention d’Henri Lopes, ambassadeur du Congo en France, dans le cadre de la table ronde organisée à Paris par l’Institut Pierre Mendès France, le 14 décembre 2010. Aux côtés d’Henri Lopes, prenaient également part aux exposés Jean-Christophe Rufin, écrivain, ancien ambassadeur de France au Sénégal, Stéphane Gompertz, directeur Afrique et Océan Indien au Ministère des Affaires étrangères, Vincent Hugeux, grand reporter à l’Express, Emmanuel Laurentin, producteur à France Culture et modérateur pour l’occasion. Dans le même esprit, Diori Hamani, président du Niger, expliqua en 1960 : « A maintes reprises, le président Houphouët-Boigny, moi-même et les autres chefs des Etats et l’Entente, avons eu l’occasion d’exprimer nos conceptions quant à l’aménagement des organes communautaires pour réaliser avec tous les Etats membres – y compris la République française – un ensemble fédéral vraiment égalitaire, viable et – j’insiste sur ce mot – durable. Pour nous, faut-il le rappeler, le Conseil exécutif de la Communauté et le Sénat de la Communauté constituaient la préfiguration du gouvernement fédéral central et du Parlement fédéral central. Cette évolution, si elle avait pu s’accomplir, aurait permis de construire, à partir des Etats autonomes, solidaires et égaux, un grand Etat multinational appelé à jouer un rôle exemplaire sur la scène du monde. Force nous est de le constater avec regret : notre grand espoir a été déçu… Le Mali, Madagascar, la Mauritanie, les Etat de l’Afrique ex-équatoriale manifestèrent le désir de substituer au pacte collectif des accords bilatéraux avec la seule République française. La République française a donné son accord, et même son appui, à ces tendances centrifuges. » Cité par Gilbert Comte, in La Communauté francophone, article paru dans le Bulletin de Paris, 15 juillet 1966. Expliquant la politique qu’il menait en Afrique subsaharienne, le président de Gaulle confia à Alain Peyrefitte : « Vous croyez que je ne le sais pas, que la décolonisation est désastreuse pour l'Afrique ? (...) C'est vrai que cette indépendance était prématurée. (...) Mais que voulez-vous que j'y fasse ? (...) Et puis (il baisse la voix), vous savez, c'était pour nous une chance à saisir : nous débarrasser de ce fardeau, beaucoup trop lourd maintenant pour nos épaules, à mesure que les peuples ont de plus en plus soif d'égalité. Nous avons échappé au pire ! (...) Au Gabon, Léon M'Ba voulait opter pour le statut de département français. En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut. Heureusement que la plupart de nos Africains ont bien voulu prendre paisiblement le chemin de l'autonomie, puis de l'indépendance », in C'était de Gaulle, t. 2, pp. 457-458. Un an et demi plus tôt, dans un discours prononcé à la tribune du Grand Conseil de l’AEF, Barthélémy Boganda déclarait : « Une seule conclusion s’imposerait si nous vous suivons : rendez-nous notre liberté, donnez-nous notre indépendance et nous ne vous coûterons plus rien ! Oui, mais voilà, vous n’avez pas, Dieu merci, le droit de disposer ainsi de nous-mêmes, et d’une partie de la République… » Cité par Pierre Kalck, in Histoire centrafricaine, des origines à 1966, Ed. L’Harmattan, 1992, p. 291.
[4] Voir notamment La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Ed. Stock, 1998 et Noir silence, Qui arrêtera la Françafrique ?, Ed. Les Arènes, 2000.
[5] « (…) C'est en fonction de ces leçons du passé et des impératifs de cette évolution nécessaire, de ce progrès général irréversible déjà accompli, de la ferme volonté des peuples d'Outre-mer à accéder à la totale dignité nationale excluant définitivement toutes les séquelles de l'ancien régime colonial, que nous ne cessons, dans le cadre d'une Communauté franco-africaine égalitaire et juste, de proclamer la reconnaissance mutuelle et l'exercice effectif du droit à l'indépendance des peuples d'Outre-Mer. Certains attributs de souveraineté qui seront exercés au niveau de cette Communauté devront se résumer en quatre domaines : Défense, Relations diplomatiques, Monnaie, Enseignement supérieur. Un pays qui exclut toute interdépendance dispose de quatre pouvoirs essentiels : la Défense, la Monnaie, les Relations extérieures et la Diplomatie, la Justice et la Législation. Nous acceptons volontairement certains abandons de souveraineté au profit d'un ensemble plus vaste, parce que nous espérons que la confiance placée dans le peuple français et notre participation effective au double échelon législatif et exécutif de cet ensemble sont autant de garantie et de sécurité pour nos intérêts moraux et matériels. Nous ne renonçons pas et ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l'indépendance car, à l'échelon franco-africain nous entendons exercer souverainement ce droit. Nous ne confondons pas non plus la jouissance de ce droit à l'indépendance avec la sécession d'avec la France, à laquelle nous entendons rester liés et collaborer à l'épanouissement de nos richesses communes. Le projet de Constitution ne doit pas s'enfermer dans la logique du régime colonial qui a fait juridiquement de nous des citoyens français, et de nos territoires, une partie intégrante de la République française une et indivisible. Nous sommes africains et nos territoires ne sauraient être une partie de la France. Nous serons citoyens de nos Etats africains, membres de la Communauté franco-africaine. En effet, la République française, dans l'Association franco-africaine, sera un élément tout comme les Etats africains seront également des éléments constitutifs de cette grande Communauté multinationale composée d'Etats libres et égaux. Dans cette association avec la France, nous viendrons en peuples libres et fiers de leur personnalité et de leur originalité, en peuples conscients de leur apport au patrimoine commun, enfin en peuples souverains participant par conséquent à la discussion et à la détermination de tout ce qui, directement ou indirectement, doit conditionner leur existence.» Discours de Conakry, 27 août 1958. Sékou Touré ou l’art d’investir le mot « indépendance » d’une étrange substance, par le truchement de l’« interdépendance » confédérale… et de la Communauté Franco-Africaine, « égalitaire et juste ». Ce que, précisément, ne fut pas la Communauté française de 1958, à laquelle il refusa par conséquent d’adhérer…
[6] « Nous sommes contre l’Eurafrika avec un K, celle du pot de fer contre le pot de terre. Mais nous sommes pour celle qui repose sur l’association et l’égal développement de deux continents complémentaires. » Léopold Sédar Senghor, « Esquisse d’une politique de progrès dans les pays d’outre-mer », in Liberté II, p. 79, cité par Alain Blérald, Négritude et politique aux Antilles, Ed. Caribéennes, 1981, p.76.
[7] Annonçant l’indépendance ivoirienne, Félix Houphouët-Boigny déclara : « Je vous demande, une fois rentrés chez vous, de rassembler les populations et de leur dire qu’au début du mois d’août la Côte d’Ivoire est devenue indépendante parce que la France n’a pas accepté nos propositions de fédération. Je l’ai souvent répété : pour se marier, il faut être deux. » Cité par Gilbert Comte, in La Communauté francophone, le Bulletin de Paris, 15 juillet 1966. Concernant LS Senghor, le gouverneur Sanmarco rapporta cette anecdote : « Après mon élection (en 1960) comme président de l'ASECNA, j'avais fait ma tournée "ad limina" auprès des chefs d'Etat africains. Le premier que j'étais allé voir fut Senghor, qui me demanda si j'étais un parent du Gouverneur Sanmarco dont il avait tant entendu parler... Je lui répondis que le Gouverneur, c'était bien moi, avant de lui dire ceci : "Monsieur le Président, je suis venu vous parler de ce qu'est l'ASECNA. Mais, avant toute chose, et je m'en excuse devant vous, je voudrais vous dire que je n'étais pas pour l'indépendance de l'Afrique ; j'étais pour l'égalité des droits de tous au sein de la République Française." Il me regarda et me lança : "Et moi donc !" » Entretiens sur les non-dits de la décolonisation, avec Samuel Mbajum, Ed. de l’Officine, 2007.
[8] « On a prétendu faire des Nègres de bons Français. C'est beau l'égalité, mais ce n'est pas à notre portée. Vouloir que toutes les populations d'Outre-mer jouissent des mêmes droits sociaux que les métropolitains, d'un niveau de vie égal, ça voudrait dire que le nôtre serait abaissé de moitié. Qui y est prêt ? Alors puisque nous ne pouvons pas leur offrir l'égalité, il vaut mieux leur donner la liberté ! Bye Bye, vous nous coûtez trop cher ! » Charles de Gaulle, cité par Alain Peyrefitte in C’était de Gaulle, t. 1, p. 55.
[9] Nous appelons « blancisme » cette famille de pensée, de droite comme de gauche, qui estime que la France est avant tout une nation « de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne », et qu’elle se perdrait dans le métissage. « Il ne faut pas se payer de mots ! C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. » Charles de Gaulle, cité par Alain Peyrefitte in C’était de Gaulle, t. 1, p. 52.
[10] Dans L’Opium des Intellectuels (1955), le très libéral Raymond Aron développa des théories favorables au divorce franco-africain, en particulier pour des raisons financières. Mais Aron n’en était pas l’inventeur : ces théories étaient d’abord apparues dans la presse économique anglo-saxonne dans l’immédiat après-guerre (The Economist, The Banker). En France, ces théories sont connues sous le nom de « cartiérisme », d’après le nom du journaliste Raymond Cartier, qui s’en fit plus tardivement le vulgarisateur et l’ardent promoteur, notamment dans l’hebdomadaire Paris-Match, avec une formule demeurée fameuse : « La Corrèze plutôt que le Zambèze ». A l’époque, les leaders et intellectuels africains dénoncèrent cette ligne économico-politique, sous le nom de « cartiérisme » ou « métropolisme », en s’insurgeant contre ce qu'ils tenaient pour une volonté métropolitaine d’abandonner, par égoïsme, l’Afrique au sous-développement. A ce sujet, voir notamment Charles-Robert Ageron, « le Cartiérisme », in Histoire de la France coloniale, p. 475 et sq.
[11] Observons que, depuis un demi-siècle, le néocolonialisme s'est accompli aux noms merveilleux, successivement et au fil des décennies, d'« indépendance », de « coopération », d'« authenticité », de « démocratie », de « bonne gouvernance », et de nouveau, à présent, d'« indépendance » : la boucle est bouclée...
[12] Dans ce courant, évidemment, ceux qui prônent pour aujourd’hui et pour demain l’unité franco-africaine (et euro-africaine…) comme réponse aux ravages provoqués par la séparation qui fut imposée de façon antidémocratique, antirépublicaine et anticonstitutionnelle, entre 1958 et 1962, se font traiter de… néocolonialistes ! Par ceux-là même qui se réclament de l’idéologie de la séparation qui, méprisant les revendications africaines et orchestrée par Charles de Gaulle, a fait des ravages au nord comme au sud de la Méditerranée, et commande à la plupart de nos maux…
[13] « (...) Or, le développement du monde moderne ne permet à personne ni à aucune civilisation naturelle d'échapper à son emprise. Nous n'avons pas le choix. Nous nous engageons désormais dans une phase héroïque de l'histoire. (...) Nous autres, Africains, nous avons besoin surtout de savoir ce qu'est un idéal, de le choisir et d'y croire librement mais nécessairement, et en fonction de la vie du monde. Nous devons nous saisir des questions qui se posent sur le plan mondial et les penser avec tous, afin de nous retrouver un jour parmi les créateurs d'un ordre nouveau. (...) L'Europe est créatrice du ferment de toute civilisation ultérieure. Mais les hommes d'outre-mer détiennent d'immenses ressources morales (de la vieille Chine, de l'Inde pensive à la silencieuse Afrique) qui constituent la substance à faire féconder par l'Europe. Nous sommes indispensables les uns aux autres. » « Car il est certain qu'on ne saurait atteindre l'universalisme authentique si, dans sa formation, n'interviennent que des subjectivités européennes. Le monde de demain sera bâti par tous les hommes. Il importe seulement que certains déshérités reçoivent de l'Europe, de la France en particulier, les instruments nécessaires à cet édifice à venir. » Alioune Diop, in Présence Africaine, numéro 1, 1947, pp. 13-14.
[14] « Si, pourtant, une France de quarante-huit millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous nous refusons de risquer. Le pourrions-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser ? Nous sauverions-nous nous-mêmes, ou plutôt ne consacrerions-nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel dont sa moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Taxila, dans ces monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est possible (…). » Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Ed. Plon, 1955, rééd. Pocket, pp. 486-487. « Vingt-cinq millions de citoyens musulmans » : à l’époque, la Tunisie et le Maroc ne sont pas encore indépendants.
[15] Il est urgent de transgresser l’un des grands tabous économiques des temps modernes : le recours à la planche à billets. Considéré comme une hérésie absurde par les orthodoxes, le recours à la planche à billets est pourtant une pratique courante aux Etats-Unis depuis des décennies, mais aussi en Chine dont on ne cesse de vanter la vigueur économique. Observons que les partisans d’une rupture avec cette orthodoxie ne sont pas exclusivement des hommes de gauche et/ou anticapitalistes. Il y a plus de quinze ans déjà, en 1996, Jean-Marcel Jeanneney, agrégé d’économie et ancien ministre du général de Gaulle, a consacré un livre à la défense de cette option atypique, démontrant qu’elle n’est pas si folle (« Ecoute la France qui gronde », Ed. Arlea). Au sujet des propositions de J.-M. Jeanneney, Robert Toulemon, ancien directeur général à la Commission européenne et inspecteur général des finances, écrivait en janvier 2004 : « La hausse continue du dollar pourrait, si elle s'accentuait, menacer la reprise qui s'annonce. Je vous renvoie sur ce point à ma note pour l'Observatoire du 14 janvier. Un euro trop fort accompagne un déficit et un endettement excessifs des deux principaux membres de l'eurozone. Cette situation paradoxale – l'effet redouté du déficit étant l'affaiblissement de la monnaie – devrait conduire les responsables de la politique économique européenne à accorder l'attention qu'elle mérite à une proposition originale que Jean-Marcel Jeanneney a présentée dans les Echos du 30 septembre. Constatant la difficulté d'augmenter un endettement public déjà trop élevé, l'ancien ministre du général de Gaulle propose de donner à la Banque centrale européenne, dans des limites fixées par le Conseil des ministres sur proposition de la Commission, l'autorisation d'ouvrir des crédits sans intérêt et de durée indéterminée au budget de l'Union européenne. Ces crédits seraient affectés exclusivement à des investissements, notamment dans le secteur des transports et communications et dans celui de la recherche. Une telle proposition heurte de plein fouet une certaine orthodoxie. Son auteur invoque habilement une formule d'Alan Greenspan, le très respecté président de la Fed, recommandant l'an dernier de « prendre une assurance contre la déflation en attaquant hardiment la faiblesse de la demande ». Utilisée pour couvrir les déficits, la planche à billets a conduit jadis à l'abîme la plupart des monnaies nationales. Ne serait-elle pas aujourd'hui, confiée à une Banque centrale indépendante et gardienne de l'euro, le meilleur rempart contre une montée excessive de la monnaie européenne en même temps qu'un puissant instrument au service de la croissance et de l'emploi ? » in Lettre du Président de l’AFEUR, janvier 2004.