25 mars 2008

Débarquement militaire à Anjouan

Article de Vincent Kraft
publié sur le site Afrique Liberté
le 26 mars 2008
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Eclairage

Débarquement militaire à Anjouan
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ou
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Le stade suprême
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de la «Françafrique»


Ce matin, mardi 25 mars 2008, sur l’île comorienne d’Anjouan, un débarquement armé a commencé. Objectif officiel : renverser le colonel Mohamed Bacar, chef de l’île autonome depuis 2002, accusé notamment, bien qu’il s’en défende, d’avoir truqué les élections en juin 2007 pour se maintenir au pouvoir. Si le trucage des élections était avéré, un tel crime serait insupportable, on s’en doute, sur un continent où la démocratie est la règle, scrupuleusement respectée par tous…
Logiquement baptisée « Démocratie aux Comores », cette opération militaire, encore en cours à l’heure qu’il est, présente une particularité : elle est soutenue et orchestrée par un attelage hétéroclite réunissant, outre la France de M. Sarkozy et l’Union Africaine, l’Iran de M. Ahmadinejad, la Libye du colonel Kadhafi, les Etats-Unis de M. Bush. Autant de pays très en pointe en matière de démocratie et de droits de l’homme…


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Etrangement, si la presse écrite française a ouvert ses colonnes à cette nouvelle crise comorienne, les médias de masse, télévisions et radios, n’en ont que peu parlé, et le plus souvent pas parlé du tout.
Il est vrai que sur le chapitre anjouanais, nos aimables confrères de la presse française font preuve, de longue date, d’une conception très particulière de l’éthique journalistique, qui les conduit régulièrement à jouer la carte du black-out, ou à procéder à une présentation pour le moins partielle des faits.
Une méthode qui permet, en réalité, de ménager les intérêts de la "Françafrique", et de servir son petit catéchisme fondamental. A savoir : il faut à tout prix préserver les acquis de la prétendue décolonisation, c’est-à-dire notamment la « blanchitude » de la France (car cette brûlante question est bel et bien, comme on va le voir, au cœur de l’affaire anjouanaise…), et empêcher tout mouvement qui risquerait de remettre en cause les conditions sous lesquelles le néocolonialisme est possible.
Cette fois-ci et comme d’habitude, l’intoxication médiatique française bat son plein, et permet de justifier l’injustifiable. L’Afrique du Sud de M. Thabo Mbeki a eu beau prôner le dialogue avec le colonel Bacar et tout tenter pour différer cette opération, la "Françafrique" et ses alliés de circonstance se sont mis d’accord pour employer la force. Les Anjouanais ne s’en étonneront pas outre mesure, puisqu’ils ont déjà eu l’occasion d’en faire l’expérience, il y a presque dix ans tout juste, en 1997, dans des circonstances étonnantes...
Afrique Liberté a demandé à Alexandre Gerbi l’autorisation de publier un extrait de son ouvrage Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (Ed. L’Harmattan, 2006), où il aborde ce qu’il appelle « la révolution anjouanaise de 1997 ». Un épisode systématiquement passé sous silence par nos confrères et par les autorités françaises, qui permettra à nos lecteurs de prendre la pleine mesure de ce qui, au-delà de la restauration de la démocratie et des droits de l’homme, se joue aujourd’hui à Anjouan.

Vincent Kraft




La Révolution anjouanaise de 1997
Extrait de Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine
(Ed. L’Harmattan, 2006)


L’Afrique apporte toujours
quelque chose de nouveau.

Rabelais[1]



Le destin de la « Révolution » anjouanaise reflète les positions encore actuelles des autorités françaises – qu’elles soient de droite ou qu’elles soient de gauche – unanimement acquises au catéchisme de la Vème République gaullienne[2].


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Anjouan est l’une des quatre îles qui composent le petit archipel des Comores, non loin de Madagascar, tout près du canal du Mozambique. Outre Anjouan, les Comores comprennent trois autres îles : Grande Comore, Mayotte et Mohéli.

En 1974, répondant à diverses revendications indépendantistes, la France de Valéry Giscard d’Estaing décida d’interroger l’ensemble comorien. Un problème se posa : les résultats du référendum d’autodétermination devraient-ils être considérés en bloc, ou bien île par île ? La question était cruciale, car si le « Oui » à l’indépendance l’emporta finalement très largement avec 96 % des voix à Grande Comore, Anjouan et Mohéli, en revanche le « Non » l’emporta à Mayotte, avec 64 % des suffrages exprimés.

On le voit, procéder à un décompte « en bloc » conduisait à accorder l’indépendance aux quatre îles. En revanche, procéder à un décompte « île par île » conduisait à n’accorder l’indépendance qu’à trois des quatre îles, et par conséquent à maintenir Mayotte dans la République française. Un vrai casse-tête démocratique…

Dans l’affaire, les tenants de l’indépendantisme, comoriens ou français, réclamaient bien sûr que les résultats soient pris « en bloc », et contestaient le décompte « île par île », arguant qu'un tel décompte était contraire aux principes les plus élémentaires du droit international, qui affirme l’intangibilité des frontières et l’indivisibilité des entités territoriales. En face, les partisans du maintien dans la République, comoriens ou français, exigeaient bien entendu que le référendum soit considéré « île par île », dénonçant qu'on puisse imposer l'indépendance à une île (et une population) l'ayant refusée par référendum.

Après moult débats au Parlement français et dans la presse, après moult pressions de toutes sortes et en tous sens dans les coulisses du pouvoir, il fut finalement décidé que les résultats du référendum seraient considérés « île par île ». Ce choix provoqua l’ire des indépendantistes, et la joie de leurs adversaires…

Suite au référendum de décembre 1974, en janvier 1975, Grande Comore, Anjouan et Mohéli proclamèrent leur indépendance (unilatéralement, précipitant « légèrement » le calendrier prévu, la France ne s’en offusqua pas) et formèrent la République islamique des Comores, tandis que Mayotte resta française.


Immédiatement, la République islamique des Comores exigea la rétrocession de Mayotte, au nom du résultat « en bloc » du référendum. Les autorités françaises promirent que d’autres référendums d’autodétermination sur l’indépendance seraient à nouveau organisés à Mayotte.

C’est une des caractéristiques intéressantes (et assez mystérieuse d’un point de vue démocratique) du processus de décolonisation : lorsqu’un territoire accède à l’indépendance par voie de référendum, il ne lui est ensuite jamais proposé de revenir en arrière. En revanche, la volonté inverse, le maintien dans la République (ou dans la France), fait toujours l’objet de nouvelles consultations, et donc de nouvelles remises en cause. Etrange sens unique de l’Histoire, bien difficile à justifier. D’autant que, comme on va le voir, il arrive que la question se pose aussi en ces termes, justement…


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L’indépendance se révéla rapidement décevante pour les Comoriens. Cédant aux tentations dictatoriales, le pouvoir du président Abdallah[3] s’enfonça jour après jour dans le clientélisme et la corruption, avec la complicité armée de Bob Denard, mercenaire français considéré comme le vrai maître du pays, et dont les réseaux couraient de Paris à Johannesburg.

Au spectacle de l’instabilité croissante qui, sur fond de paupérisation accélérée, gagnait ses voisines, Mayotte n’eut plus qu’une réponse à la question de l’indépendance : « Non ». Lors des référendums ultérieurs, Mayotte vota à une écrasante majorité pour son maintien dans la République française.

Devant l’ONU, les autorités comoriennes multiplièrent les démarches et les dénonciations, souvent avec une extrême virulence à l’endroit de la France, pour exiger que Mayotte rejoigne la République islamique des Comores. Dans leurs démarches, les autorités comoriennes bénéficiaient – qui s’en étonnera ? – de nombreux soutiens internationaux. Mais la France et Mayotte tinrent bon, quitte à essuyer mille condamnations solennelles.

Dans ce contexte, les habitants d’Anjouan, la deuxième île de l’archipel par sa population, qui avaient plébiscité en décembre 1974 l’indépendance dans l’espoir de lendemains qui chantent, constatant que ceux qui les avaient poussés dans cette voie, les indépendantistes, en multipliant les promesses mirifiques, les avaient en fait abusés, se prirent à regretter sérieusement la France.


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Pensant que l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand marquait un tournant historique, un collectif réunissant près de 380 notables anjouanais adressa au Président français fraîchement élu une lettre où ils dénonçaient l'incurie et les abus du pouvoir comorien, et réclamaient le rattachement d'Anjouan à la France. Revenu de ses convictions des années 1950[4], Mitterrand ne jugea bon ni de satisfaire cette étrange demande, ni d'en informer le peuple français.

Les années suivantes, les bouillants étudiants comoriens, catalysant comme souvent la jeunesse le mécontentement populaire, se révoltèrent, en particulier à Anjouan. Au cours des manifestations qui se multiplièrent dans le courant des années 1980, il devint même de tradition de s’en prendre aux drapeaux de la République islamique des Comores, et de hisser à leur place des drapeaux tricolores.


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Peu à peu, à Anjouan et Mohéli, îles de plus en plus délaissées par le régime, une rumeur étrange et tenace enfla, qui prétendait que le référendum de 1975 avait été truqué : Giscard d’Estaing, de mèche avec les indépendantistes, s’était débrouillé pour se débarrasser d’eux ! La propagande indépendantiste leur avait fait miroiter monts et merveilles, ils s’étaient laissé séduire par les sirènes d’un nationalisme des lendemains radieux, l'opulence pour la multitude… et ils s’apercevaient que tout cela n’était qu’un sombre attrape-nigaud !

Dans ces circonstances, les vieux Comoriens, anciens combattants de l’Armée française ou petits fonctionnaires, qui se souvenaient des discours de la France coloniale universaliste et généreuse, la République et l’Intégration, osèrent à nouveau laisser libre cours à leurs opinions de « Français de cœur ». Ainsi ressurgit à Anjouan et Mohéli le patriotisme français comorien[5]

Tout au long de la décennie 1980, la France mitterrando-gaullienne (PS-RPR) ignora bien entendu ces revendications incongrues. Les médias n’informèrent pas les Français de ces poussées de fièvre francophile, qui du reste – qui pourrait en douter ? – étaient le fruit d’une âme comorienne versatile et fantasque, et feraient long feu.

Mais ces diables d’Anjouanais s’entêtèrent...

Il faut dire qu’avec le temps, la situation politique et économique n’en finissait pas de se dégrader dans la République des Comores, au rythme d’une démographie galopante[6] et de coups d’Etat en série (vingt-cinq tentatives en vingt-cinq ans d’indépendance).

Pour asseoir leur pouvoir fragilisé chaque jour davantage par les événements, les autorités comoriennes accentuèrent le favoritisme financier dont bénéficiait Grande Comore, siège du gouvernement et du parlement, au détriment d’Anjouan et Mohéli, jugées évidemment moins stratégiques. Ce raisonnement permit en effet de prévenir les mécontentements populaires à Grande Comore, mais exacerba en contrepartie les aspirations sécessionnistes à Anjouan et Mohéli, de plus en plus laissées pour compte, en vertu de l’implacable logique des vases communicants.

Conséquence de la paupérisation généralisée, pendant ces années 1990 plus encore que pendant la décennie précédente, Mayotte la française devint un Eldorado pour Anjouanais et Mohéliens désespérés. Entassés sur des rafiots de fortune ou par tout autre moyen, les réfugiés affluèrent en masse à la recherche d’un salut économique et social qu’ils ne trouvaient plus chez eux[7].

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L'année 1997 marqua un tournant majeur dans l’ère post-coloniale comorienne, voire africaine. Une de ces accélérations de l'Histoire qui ravissent les historiens quand elles ont le bon goût d'aller dans la direction attendue, celle du fameux Vent de l'histoire. Mais cette fois-ci, le vent de l'Histoire tempêta en direction opposée, autant dire en sens interdit…

La tension alla soudain crescendo à partir de janvier 1997. Aux manifestations de fonctionnaires non payés (10 mois d'arriérés) succédèrent celles des lycéens privés de professeurs (ceux-ci étant, logiquement, en grève de longue durée). De nombreux affrontements avec les forces de l'ordre marquèrent la période, avec leur lot de blessés et d'arrestations. Or, loin d'apaiser les esprits, la répression radicalisa l'opinion anjouanaise dans sa détermination à en découdre avec le pouvoir central, désormais plus détesté que jamais.

Le 23 juin, fidèles à une habitude ancienne, des sécessionnistes hissèrent subrepticement le drapeau français devant la préfecture de Moutsamoudou. Les coupables furent prestement mis aux arrêts sur ordre des autorités.

Le 6 juillet, jour de fête nationale, faisant fi des consignes et autres mises en garde officielles, la population anjouanaise refusa de célébrer la fête nationale de l'indépendance. Les fonctionnaires allèrent travailler et les commerçants ouvrirent boutique comme un jour ordinaire.

Huit jours plus tard en revanche, le 14 juillet 1997, le peuple d'Anjouan chôma. A Moutsamoudou, « capitale » de l'île, les drapeaux tricolores fleurirent aux fenêtres, et le slogan « Vive la France » envahit les murs de la ville. Défiant les autorités, dans un immense élan de ferveur populaire, les Anjouanais descendirent dans la rue, brandissant des portraits du président Chirac. Tandis que la foule entonnait la Marseillaise, on hissa les couleurs dans la liesse. La gendarmerie, fidèle au pouvoir central, tenta de s'y opposer. S'ensuivirent de violents affrontements, qui tournèrent à l'avantage des manifestants, trop nombreux pour être contenus. Mais les révoltés d'Anjouan n'avaient pas l'intention de s'en tenir à des symboles. Ce qu'ils entendaient bien conduire, c'était une révolution. Aussi, ce 14 juillet 1997, l'insurrection prit un tour inédit : l'île annonça non seulement qu'elle faisait sécession de la République islamique des Comores, mais encore elle proclama son rattachement à la France…

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La télévision française ne s’avisa d’abord pas d’occulter cette révolution à contre-courant de l’Histoire, que les rédactions avaient naturellement tendance à trouver sympathique. Au 20 heures de TF1, les murs de Moutsamoudou ornés de « Vive la France » s’étalèrent plein écran.

Mais la torpeur estivale ayant ses limites même au Quai d’Orsay (alors socialiste), le tir fut promptement rectifié. Dans les jours qui suivirent, le soudain patriotisme français des Anjouanais, expliquèrent en chœur les télévisions hexagonales reprises en main, n’était motivé que par l’appât du gain, que la « vitrine » Mayotte exposait malencon-treusement à leur convoitise[8]. En d’autres termes, les Anjouanais n’étaient que de vulgaires intéressés, qui drapaient leur détresse dans une francophilie de comédie. Ces hommes et ces femmes qui entonnaient la Marseillaise en brandissant le drapeau bleu, blanc, rouge ? Des immigrés en puissance, avides de prestations sociales made in France, RMI, allocations familiales, etc.

Si ces Comoriens n’étaient, ma foi, que de vils bonimenteurs, pourquoi faire écho à leurs carabistouilles ? Tandis que le gouvernement français réaffirmait son attachement à l’unité territoriale de la République des Comores[9], les médias audiovisuels français cessèrent donc d’informer la « métropole » de l’agitation anjouanaise. Anjouan disparut des écrans de télévision et des journaux des grandes radios. Alors que France 2, TF1 et France Inter avaient sans sourciller tourné la page, RFI seule continua de jouer son rôle, en relatant jours après jour les développements de la crise anjouanaise.


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Car l’Histoire continua de se dérouler, en marge du black-out audiovisuel français. Un black-out bien pratique d’ailleurs, puisque les autorités de Grande Comore, avec l’accord explicite des autorités françaises[10], refusèrent de reconnaître la sécession d’Anjouan, et bien sûr son rattachement à la France.

Le 18 juillet 1997, le leader du mouvement, Foundi Abdallah Ibrahim, adressa au président de la République islamique des Comores une lettre dans laquelle il signifiait que « l'île d'Anjouan appartient aux Anjouanais et qu'elle est officiellement rattachée à la République française depuis le 14 juillet 1997 ».

Le 21 juillet, les leaders de la rébellion, Foundi Abdallah Ibrahim et Ahmed Charikane, furent arrêtés sur ordre de Grande Comore. Mais ce coup de force gouvernemental, loin d’enrayer le mouvement révolutionnaire, qui bénéficiait d'un soutien populaire massif, mit le feu aux poudres : Anjouan s'embrasa de plus belle. Si bien que quatre jours plus tard, les autorités comoriennes firent machine arrière, et ordonnèrent que les leaders anjouanais soient libérés (27 juillet), ceux-ci ayant promis d'appeler la population au calme et d’ouvrir des négociations avec le gouvernement de Grande Comore.

Le pouvoir comorien s'inquiétait d'autant plus que la révolte, chaque jour plus ample à Anjouan, se propageait à présent à Mohéli. Le 29 juillet 1997, d'importantes manifestations tournèrent à l'insurrection sur la plus petite des îles de l’archipel. Imitant les insurgés anjouanais, les manifestants mohéliens hissèrent les drapeaux français et déclarèrent leur intention de proclamer à leur tour l'indépendance de leur île et, bien sûr, son rattachement à la France...

Le 1er août, le président de la République des Comores, Mohamed Taki, monta au créneau. Dans une allocution radiodiffusée, il enjoignit solennellement les sécessionnistes anjouanais et mohéliens de renoncer à leur projet, menaces à l'appui.

Le surlendemain, le 3 août, les sécessionnistes anjouanais réaffirmèrent leur détermination à rompre définitivement avec Grande Comore et, une nouvelle fois, proclamèrent l'indépendance de leur île, et son rattachement à la France. Une semaine plus tard, le 11 août, les sécessionnistes de Mohéli les imitèrent, en proclamant l'indépendance de leur île, et le lendemain, son rattachement à la France.


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Entre-temps, le 9 août, l'OUA (Organisation de l'Unité Africaine), avait condamné la sécession anjouanaise, qu'elle refusa par conséquent d'entériner. Le 13 août, au lendemain de la sécession mohélienne, ce fut l'Union Européenne qui affirma son attachement à l'unité territoriale et politique de la République islamique des Comores.

Fort de ce soutien international unanime, et exaspéré par l'obstination des Anjouanais et des Mohéliens, le gouvernement comorien crut le moment venu d'employer la force.

Le 3 septembre, quelque deux cents soldats quittèrent Grande Comore et débarquèrent à Anjouan. Les insurgés, animés par l'ardeur révolutionnaire et toujours soutenus par le peuple anjouanais, défirent leurs assaillants. Les combats firent deux morts dans les rangs de l'armée comorienne, une centaine de soldats furent faits prisonniers.

Au spectacle de cette cinglante défaite, la France s'agita, et appela de ses vœux la reprise du dialogue entre les insurgés et les autorités comoriennes. Pour « aider » à la négociation, l'OUA décréta la mise sous embargo d'Anjouan et Mohéli. La manœuvre avait pour but de faire plier les sécessionnistes. Dans les faits, cet embargo eut surtout pour conséquence d'aggraver un peu plus les souffrances et privations des Anjouanais et des Mohéliens, et de les raffermir dans leur détermination séparatiste.

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Par la suite, Anjouan a sombré dans la guerre civile, et le choléra a fait des dégâts. Année après année, le peuple d'Anjouan persista à fêter le 14 juillet et à réaffirmer, encore et toujours, sa volonté d'être reconnu français.

Aujourd’hui, en l’an 2005, la République islamique des Comores n’est plus qu’une entité virtuelle. Anjouan jouit d’une autonomie équivalant à une quasi-indépendance de fait, au sein la République comorienne devenue fédérale. Car malgré les gigantesques pressions comoriennes, africaines, françaises et internationales, l’île n’a jamais vraiment accepté sa réintégration forcée dans l’ensemble comorien.

Quant à sa proclamation de rattachement à la France, elle est restée, bien entendu, lettre morte.

L’attitude des dirigeants français s’explique aisément, qui dans une logique gaullienne ont d’abord espéré voir ces hurluberlus d’Anjouanais et de Mohéliens revenir à la raison à coups de fusils automatiques expressément dépêchés par Grande Comore, sous la molle réprobation de l’OUA et le silence assourdissant de la communauté internationale. En effet, les Anjouanais retrouvant les chemins de la République et de la patrie française, ne risquaient-ils pas de donner un très mauvais exemple aux autres peuples d’Afrique ?

Au Quai d’Orsay comme à l’Elysée, les stratèges qui nous gouvernent ne connaissent que trop les murmures francophiles dont l’incorrigible Afrique est sans cesse parcourue. Pour autant, nul ne doute que prêter l’oreille aux revendications anjouanaises, et leur accorder satisfaction, c’était envoyer un signal fort en direction de tous ces peuples noirs dont le Général avait, pour les raisons que l’on sait, si adroitement « débarrassé » la France.


Réintégrer Anjouan et Mohéli (et demain, c’est à craindre, la Grande Comore elle-même !), c’eût été non seulement réintégrer à l’arrivée un demi million de Comoriens musulmans particulièrement « arriérés » entassés sur une poignée d’îles surpeuplées, mais de surcroît prendre le risque de déclencher une réaction en chaîne à travers tout le continent[11]. L’Afrique subsaharienne se hérissant de drapeaux bleu-blanc-rouge, c’est tout l’édifice rhétorique du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qui aurait volé en éclats.

L'idéologie de la Vème République, cette construction intellectuelle si pleine de succès auprès du peuple français[12], mise d’un coup à terre par une poignée de Nègres de l’océan Indien : quel gâchis !
Alexandre Gerbi
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[1] Dans Présence Africaine n°1, André Gide citait ainsi Rabelais : « (...) l’Afrique apporte toujours quelque chose de rare », fidèle à la forme sous laquelle il aurait découvert l’aphorisme, chez Flaubert.
[2] Ou plus exactement gaullo-sartrienne. Voir « L’axe de Gaulle-Sartre » in Un Mensonge français de G.-M. Benamou, Robert Laffont, 2003.
[3] Le président Abdallah avait, comme d’autres chefs d’Etat africains, la double nationalité franco-comorienne…
[4] « La France du XXIème siècle sera africaine ou ne sera pas ». « Des Flandres au Congo, il y a la loi, une seule nation, un seul Parlement. C'est la Constitution et c'est notre volonté », déclarait François Mitterrand, ministre de l'Intérieur, en novembre 1954. Cité par Jean-Pierre Rioux, in La France de la IVème République, Ed. du Seuil, 1983, p. 67.
[5] Certains n’hésitent pas à dévaluer ce pan de l’histoire comorienne et à le réduire à une manipulation de l'extrême droite française et même du Front National. Ainsi, par exemple, quand il relate les événements anjouanais, François-Xavier Verschave (Noir Silence, Ed. Les Arènes, 2000, « Les Comores à l'encan », p. 133 et sq.) se garde bien de dévoiler au lecteur le caractère ancien, populaire et récurrent du phénomène, tout au long des années 1980 et 1990. Il finit par conclure : « Il faudra bien (...) que les Comoriens se ressaisissent de leur histoire, qu'ils produisent un Etat compatible avec leur culture fort peu étatiste. » (Ibid., p. 148). M. Verschave sait sans doute mieux que les Comoriens quel genre d’Etat conviendrait aux Comoriens...
[6] On dénombre aujourd'hui 600 habitants par km² à Anjouan.
[7] La population de Mayotte est passée de 40.000 habitants en 1975 à plus de 150.000 en 2004.
[8] « « Il s’agit d’un problème spécifique, avant tout économique et social. Mayotte qui est restée française en 1975 exerce une attraction sur les trois îles indépendantes », estime un expert gouvernemental des Affaires africaines qui assure que les séparatistes anjouanais « veulent être directement branchés sur la pompe à finance française » ». Sabrina Rouille, « Nouvelle velléité séparatiste », L’Humanité, 7 août 1997.
[9] « Paris plaide pour le maintien de l'intégrité territoriale des Comores. Aux « Vive la France ! » clamés dans l'archipel des Comores, aux drapeaux français hissés sur les bâtiments publics et les mosquées des îles d'Anjouan et de Moheli, Paris répond par une discrétion déterminée. » Rémy Ourdan, « Les séparatistes mettent la France dans l’embarras », Le Monde, 9 août 1997
[10] « Le Quai d'Orsay souhaite le maintien de “ l'intégrité territoriale” de l'archipel » notera Le Monde dans son édition datée du 5 août 1997.
[11] Bien évidemment, les intéressés prirent soin de s’en défendre : « Dans les milieux gouvernementaux (français), on ne croit pas que les revendications « rattachistes » puissent s’étendre à d’autres pays africains. » écrivait Sabrina Rouille dans l’Humanité, le 7 août 1997. En application du principe de la méthode Coué ?
[12] Et de bien des élites, bourgeoisies et intelligentsias africaines…

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