300 milliards ! Si elle était destinée à faire tout
plein d’effet, la double annonce par Jean-Claude Junker et Emmanuel Macron, à
quelques jours de distance, d’un plan d’investissement ou d’un « new
deal » européen, sera une nouvelle manière de ne rien régler sur le fond.
La solution est pourtant là, à portée de main. Et depuis des années.
Explication.
A quelque chose, malheur est bon. Si elle n’engendrait pas
d’innombrables malheurs individuels et collectifs, la crise économique et
sociale qui n’arrête pas de ronger l’Europe – même l’Allemagne semble touchée à
son tour – serait une excellente chose : car elle met les dirigeants
européens sous pression.
Une pression qui devrait conduire ceux qui nous servent
d’ubuesques chefs à réviser la constitution européenne, afin de mettre fin
immédiatement à l’indépendance de la Banque Centrale Européenne (BCE), actuellement
dirigée par un transfuge de Goldman Sachs, Mario Draghi. En effet, d’un point
de vue républicain, rien ne justifie que la BCE échappe au(x) peuple(s), ni a
fortiori qu’elle soit entre les mains de ses ennemis. La monnaie, instrument
régalien par excellence, doit être soumise au pouvoir politique, lui-même
émanation de la volonté populaire. Si tel n’est pas le cas, alors c’est le
début de la tyrannie, pardon, de la technocratie. Laquelle n’est nullement
légitime à détenir ce pouvoir exorbitant, puisqu’elle n’est pas représentante
du peuple qui, lui, est source de toute souveraineté.
Ce sont là des évidences, du moins lorsqu’on est républicain
et démocrate. De là à en conclure que ceux qui nous gouvernent, et qui sont
partie prenante dans cette situation aberrante qui veut que la BCE soit
indépendante, ne sont ni démocrates, ni républicains, il n’y a qu’un pas. Un pas
que permet de franchir la façon dont a été voté par le congrès UMPS, sous la
houlette de Sarkozy, le traité de Lisbonne en 2008, au mépris de la volonté
populaire exprimée clairement par référendum en 2005. Faut-il vraiment
s’étonner qu’un traité voté au mépris de la volonté populaire dépossède le
peuple de la maîtrise d’un des principaux outils de sa souveraineté : la
monnaie ?
A quelque chose, malheur est bon, disions-nous. La politique
désastreuse de la BCE conduit l’Union Européenne au naufrage économique et
social. Et en retour, à force de durer, la crise accroît chaque jour un peu
plus ses désastres. Au point que les dirigeants européens, bien
qu’ultralibéraux, finissent par se sentir acculés à envisager, enfin, une
politique de relance. Jean-Claude Junker parle d’un plan de grands travaux
financé à hauteur de 300 milliards d’euros. Et dans la foulée, l’ineffable
Emmanuel Macron d’appeler de ses vœux un « new deal » (en anglais
dans le texte, forcément) européen. Au passage, on apprend qu’il faut être très
intelligent (puisque Macron l’est, nous a-t-on rabâché) pour être un perroquet.
Evidemment, je ne puis que concéder que le principe d’un
plan de relance est bon, puisqu’il conduit la Commission Européenne (CE) à
se rapprocher des préconisations que j’ai exposées dans Rue89 puis dans
AgoraVox depuis bientôt cinq ans (voir ici :
1,
2,
3).
Au demeurant, ce projet Junker/Macron est très insuffisant,
et par conséquent mauvais. Il ne permettra, au mieux, que de limiter la casse,
et non pas de relancer l’Europe dans une grande dynamique qui lui permette de
résoudre non seulement ses difficultés économiques, mais aussi ses impasses
sociales, idéologiques et civilisationnelles. Je reviendrai plus loin sur ces
derniers points.
Que faudrait-il donc faire, pour qu’un plan de
« relance » soit efficace ?
Je vais livrer ici la réponse que j’avais déjà livrée en
2010 et au cours des années suivantes,
légèrement affinée, bien entendu. Elle tient en peu de mots.
Le Plan, en trois phases et deux théâtres d’opération
D’une part, il convient de tirer les milliards d’euros qui
financeront le plan sans bons du trésor en échange. Il ne s’agit même pas
d’imprimer l’équivalent en billets de banque. Il convient simplement de créer
des lignes de crédits garanties par la BCE. L’injection de ces liquidités
provoquera une hausse (ou plutôt une réapparition) de l’inflation : tant
mieux, l’inflation est trop basse. Elle provoquera une dévaluation de
l’euro : tant mieux, l’euro est trop haut.
D’autre part, les montants injectés doivent être bien
supérieurs à ceux annoncés par Jean-Claude Junker. De l’ordre de 2000 à 3000
milliards d’euros au total au cours des vingt prochaines années, selon un
calendrier qui aura vocation à être ajusté en fonction des événements. Car
aucun économiste sérieux ne peut prétendre pouvoir anticiper ce qu’il résultera
de l’application des deux premières phases du plan.
Première phase (2014-2019) : Création immédiate de
lignes de crédit à hauteur de 500 milliards d’euros.
Une grosse moitié de la somme (350 milliards) devra être
consacrée à une politique de grands travaux et de développement de la
recherche.
Une deuxième partie (150 milliards) devra être consacrée au
développement de l’Afrique avec des pays africains partenaires et volontaires,
avec une triple priorité : l’éducation, la santé, les transports. On
postule que ces trois postes étant satisfaits (alors qu’aujourd’hui ils sont
très loin de l’être), le développement des pays partenaires, notamment du point
de vue économique, en découlera.
Deuxième phase (2019-2024) : Création de lignes de
crédit à hauteur de 500 milliards d’euros affectés selon les mêmes modalités.
Cette somme devra, bien entendu, être ajustée en fonction de l’effet produit
par la première phase du plan. Les affectations devront également être modulées
en fonction de la situation (inflation, parité de l’euro, croissance,
chômage, dette, etc.).
Troisième phase (2024-2034) : Création de lignes
de crédit à hauteur de 1000 à 2000 milliards d’euros, selon les mêmes principes
qu’au cours des phases précédentes.
Mais cette dernière période (2024-2034) étant lointaine, et
on me pardonnera donc de ne pas détailler...
En revanche, plus proches de nous, la première et la
deuxième phases se solderont probablement par une forte chute du chômage. En
effet, les grands travaux en Europe et, tout autant voire davantage, le
développement de l’Afrique impliquera non seulement l’équipement de l’Afrique
en bien divers dont l’Europe est productrice (elle qui dispose d’un appareil
productif en état de sous-production permanent depuis de nombreuses années),
mais encore l’envoi sur place de nombreux coopérants, notamment dans
l’enseignement et la santé (de nombreux diplômés actuellement sous-employés
pourraient ainsi trouver un emploi à la hauteur de leurs qualifications, et
libérer les postes qu’ils occupent actuellement au détriment de moins
diplômés). Les enseignants et les personnels de santé européens, en liaison
avec leurs collègues africains enfin dignement rémunérés et bénéficiant de
conditions de travail dignes, seront amenés à incarner une fraternité qui
permettra d’en finir avec le complexe de culpabilité, d’ailleurs pleinement
justifié actuellement, de l’Europe (de ses Etats, non de ses peuples qui en
sont victimes) à l’égard de l’Afrique (de ses peuples victimes, non de ses Etats, eux
aussi responsables et complices du désastre).
Beaucoup de rancœurs alors
pourront s’apaiser, tandis que le développement économique et social permettra,
au nord comme au sud de la Méditerranée et du Sahara, de faire reculer la
misère, mais aussi l’obscurantisme politique, religieux ou superstitieux (étant
bien entendu, sur ces derniers points, que l’argent et le développement social
ne suffiront sans doute pas, mais ce serait l’objet d’un autre article). Au
passage, on pourra espérer endiguer le tsunami de l’immigration de masse qui,
dans le contexte social mais aussi idéologique actuel, menace de tourner à la
catastrophe, au détriment de tous.
Soulignons : cette double imbrication, économique et
humaine, de l’Europe et de l’Afrique dans le plan ici préconisé, est
essentielle. Non seulement parce qu’elle répond à des impératifs politiques (au
sens le plus large du terme) immédiats, mais aussi parce qu’elle s’inscrit dans
un héritage historique jusqu’à aujourd’hui essentiellement masqué et dont les
effets sont délétères, comme je l’ai expliqué en 2006 dans
Histoireoccultée de la décolonisation franco-africaine, Imposture, refoulements etnévroses (L’Harmattan).
Hélas, la Commission européenne et ceux qui nous tiennent
lieu de chefs ont-ils vraiment pour dessein de nous affranchir de nos
obscurantismes et de nos misères de toute sorte ? Pour déposséder l’homme
de sa faim insatiable de (vraie) démocratie et de (vraie) république, pour
l’empêcher d’être un adversaire acharné et actif de tous les esclavages et de
toutes les exploitations, n’est-il pas bon de l’affamer, d’en faire un
« sans-dents », et en même temps de l’abrutir, d’en faire un
« illettré », théoriquement incapable de se révolter
efficacement contre le Maître ?
A défaut de ce grand plan euro-africain, espérons contre
Tocqueville que la révolte viendra tout de même, « sans-dents » ou
pas, « illettrés » ou pas. Avant qu’il ne soit trop tard…