8 mars 2008

"Politique de civilisation" ?



Vous avez dit
"Politique de civilisation" ?
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A votre santé,
Monsieur le Président…



Expert dans l’art de faire couler des torrents d’encre et de salive à coups de phrases-chocs, M. Sarkozy, président de la République française, a choisi le 31 décembre 2007 pour livrer sa dernière trouvaille : la « politique de civilisation ». La formule – mystérieuse en apparence – a fait mouche, d’autant qu’elle brouillait les pistes une fois de plus, en convoquant pour l’occasion un intellectuel de gauche au service de la pensée présidentielle : Edgar Morin, qui du haut de ses 87 ans ne se fit d’ailleurs pas prier pour aller de plateaux en plateaux de télé et de radio, expliciter le sens d’une formule dont la paternité lui est, à tort ou à raison, attribuée. Quant au microcosme de la presse hexagonale, chacune de ses petites vedettes y est donc allé de sa spéculation, et les torrents d’encre et de salive se sont déversés comme de juste en quête des sens qui se cachent derrière cette expression énigmatique…

A ceux qui voudraient décoder le message, le bouillant président avait pourtant pris soin de livrer une clef : « Depuis trop longtemps la politique se réduit à la gestion, restant à l’écart des causes réelle de nos maux, qui sont souvent plus profondes[1] ». A demi-mot, M. Sarkozy visait à l’évidence la ligne à laquelle l’énarchie et ses énarques nous ont habitués, et qu’on pourrait appeler la « politique-administration ». Fustigeant une action gouvernementale qui se résume depuis des lustres à la gestion étriquée d’une situation jamais sérieusement remise en question et borne son ambition à la calamiteuse continuation de ce qui est, le chef de l’Etat appelle de ses vœux et annonce une politique avec un grand P, capable de projeter le pays dans un avenir redevenu terre de conquête et, pourquoi pas, d’utopies, dont l’«Union méditerranéenne» pourrait être l’un des aspects…

Observons que, parallèlement à cette noble déclaration d’intention, l’hôte de l’Elysée se targue de tenir aux Français un discours de vérité : « Je vous dois la vérité, je vous la dirai toujours, je ne m’autoriserai aucune hypocrisie[2]». Vérité et Politique de civilisation : voici, en ce début d’année 2008, ce que seraient les deux mamelles du sarkozysme…

* * *

Or c’est bien connu, le hasard fait toujours bien les choses. C’est ainsi que la tête encore toute vibrante des vœux présidentiels, je suis retombé, en surfant sur le Web[3], sur un épisode peu connu mais très intéressant de l’émission de Thierry Ardisson, « 93 Faubourg Saint-Honoré » sur Paris-Première, « Dîner FOG » (Franz Olivier Giesbert), diffusée le mardi 21 mars 2006. Autour de la table somptueusement dressée, sous la lueur mordorée et vacillante des candélabres, une fricassée du gratin journalistique parisien se lâcha en ces termes exacts :

Pierre Bénichou : C’est par haine, non seulement des Pieds-Noirs, mais aussi des Arabes musulmans, que (de Gaulle) a abandonné l’Algérie comme il l’a fait. Dites-vous bien que de Gaulle (murmures autour de la table)… Mais oui !

Eric Zemmour : Mais non… Il abandonne l’Algérie parce que, un : ça nous coûte trop cher ; deux : parce qu’il y a un vrai problème démographique.

Thierry Ardisson (rigolard) : Eh, Eric, en France, y’a deux trucs : c’est Vichy et l’Algérie…

Eric Zemmour : Toute l’histoire du XXe siècle !

Elisabeth Lévy : Les trucs dont on est supposé ne jamais parler, soi-disant… (rires autour de la table, acquiescements hilares d’Eric Zemmour).

Que suggérait donc Elisabeth Lévy, en évoquant ces « trucs dont on est supposé ne jamais parler » ? Certainement pas que la guerre d’Algérie est un sujet tabou : de nombreux films et documentaires ont été diffusés à la télévision depuis une quinzaine d’années, levant le voile notamment sur la torture et les crimes de l’armée française et du FLN. En réalité, Elisabeth Lévy voulait dire simplement que parler de certains aspects de la guerre d’Algérie tels que ceux qui venaient d’être effleurés autour de la table (mais que l’animateur avisé Ardisson sut faire opportunément bifurquer par une plaisanterie lancée à Eric Zemmour) est interdit, sous peine de redoutables sanctions.

Chacun le sait dans les milieux autorisés tels que celui des grands journalistes parisiens, mais il est interdit de le dire : c’est la France qui a voulu l’indépendance sinon de l’Algérie, du moins celle de l’Afrique noire et, somme toute, de la plus grande partie de son empire ultramarin. Pour des raisons qui tiennent à la civilisation, à la religion et à la race, sur fond de calculs financiers de grande envergure, la décolonisation gaullienne visa à esquiver le métissage tout en préservant les lucres du colonialisme. Un vaste calcul à la fois politique et financier, que l’habile stratège de Gaulle sut, avec la complicité de la quasi-totalité de la classe politique française (y compris les communistes pro-soviétiques et les trotskystes) et la bénédiction des intellectuels (notamment Jean-Paul Sartre et Raymond Aron), présenter comme le triomphe du "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes".

Il serait intéressant d’énumérer l’incroyable réseau d’intérêts qui convergèrent pour favoriser l’indépendance des territoires français d’Afrique noire (USA, URSS, libéraux, communistes, réactionnaires, Vatican…) dont résulta la mise au ban de la République de dizaines de millions d’hommes et de femmes jugés indignes d’être Français, malgré leur volonté de l’être. Mais qui risquaient, par leur démographie galopante, de submerger l’Hexagone, et de défigurer (transfigurer ?) la France[4].

Il y aurait beaucoup à dire sur les ressorts et les méthodes du phénoménal rouleau compresseur idéologique, véritable police de la pensée ou nouveau tribunal de l’Inquisition, qui permit d’étouffer, d’annihiler, de neutraliser ou de rallier les voix discordantes, pendant un demi-siècle.

* * *

Ironie, ou vrai sens, de l’histoire, l’ère post-coloniale peut être vue comme la chronique de la colonisation de la France par ses enfants répudiés. Et tandis que la France se métamorphose jour après jour sous nos yeux d’un lent et puissant tsunami humain venu de l’Afrique disloquée et plus que jamais asservie, méprisée et flétrie, souillée et violée, quoique sublime, par la lame de France blanciste, l’Etat hypocrite pétri d’idéologie de la Vème République demeure le souverain.

Qui ne voit que cet Etat qui nous impose le silence sur des sujets qui engagent la nation tout entière, et qui par ses mensonges a généré et génère à plein régime des tragédies, des névroses et un affaiblissement généralisé de la nation qui sont autant de machines à haine, qui ne voit que ce grand monstre froid qui nous dévore est le vrai fossoyeur de la civilisation, qu’elle soit française ou africaine, et de la politique qui l’accompagne ?

Un aggiornamento historiographique profond est sans doute l’une des conditions sous lesquelles la République pourrait enfin renouer avec une « politique de civilisation » conforme à ce qu’attendent, en particulier, les Africains, ces hommes étroitement liés au destin de la France, puisqu’ils sont, par la langue, les valeurs, l’histoire, l’immigration et le sang versé, ses plus intimes voisins, ou simplement ses enfants et sa vive jeunesse. Cet aggiornamento est non seulement nécessaire à qui prétend aujourd’hui accomplir une politique de civilisation, mais également indispensable à qui fait profession de Vérité. Car tout se tient…

A votre santé et bonne année 2008, Monsieur le Président.


Alexandre Gerbi



[1] Vœux aux Français, 31 décembre 2007.
[2] Vœux aux Français, 31 décembre 2007.
[3]www.dailymotion.com/relevance/search/zemmour+ardisson
/video/x6dk9_tvardissonlevyzemmourdisiz_news
[4] En 1955, Claude Lévi-Strauss écrivait : « Si, pourtant, une France de quarante-huit millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous nous refusons de risquer. Le pourrions-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser ? Nous sauverions-nous nous-mêmes, ou plutôt ne consacrerions-nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel dont sa moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Taxila, dans ces monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est possible (…) » Tristes tropiques, Ed. Plon, 1955, rééd. Pocket, pp. 486-487. « Vingt-cinq millions de citoyens musulmans » : à l’époque, la Tunisie et le Maroc ne sont pas encore indépendants.

Article publié dans le magazine Afrique Liberté n°6, Janvier-Février 2008

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