10 juil. 2008

Gouvernance et démocratie : Pour une refondation complète des liens franco-africains

Article publié
sur le site Afrique Liberté
le 8 juillet 2008
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Gouvernance et démocratie
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Pour une refondation complète
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des liens franco-africains
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Enjeux historiques et stratégiques
d’un vaste non-dit
et propositions politiques

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par
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Alexandre Gerbi

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Ce qui nous broie aujourd’hui,
c’est une logique historique que nous avons créée de toutes pièces
et dont les nœuds finiront par nous étouffer
[1].
Albert Camus




Gouvernance et démocratie


En démocratie et en république, pour reprendre les termes de la Constitution de la Ve République, article 2, le « principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

S’il est question de gouvernance dans un cadre démocratique et républicain, en Afrique comme ailleurs, il est donc doublement question de peuple. La bonne gouvernance doit être conçue au profit du peuple, dont le gouvernement est, en principe, une émanation.



Enjeux d’une histoire occultée


Aujourd’hui, la situation conjointe de l’Afrique et de la France est-elle le fruit de la volonté des peuples ?

Oui, du moins si l’on s’en tient à l’histoire officielle.

Selon la version officielle qui domine sans partage le champ historiographique depuis un demi-siècle, après la Seconde Guerre mondiale, les peuples d’Afrique aspiraient ardemment à l’indépendance. Leurs leaders, au prix d’un âpre combat politique voire insurrectionnel, seraient parvenus à obtenir de la Métropole qu’elle consente à leur accorder l’indépendance, au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Or les choses se sont en réalité passées de façon très différente.


* * *


Après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des leaders d’Afrique subsaharienne réclamaient la fin du colonialisme. Mais pour sortir de l’état colonial, l’indépendance ne leur semblait pas la solution. Afin de mettre un terme au colonialisme, ils revendiquaient l’instauration de l’égalité politique, pleine et entière, entre les populations d’outre-mer et celles de la métropole [2].

Une telle réforme aurait conduit à une métamorphose du peuple français. Le Parlement s’en serait trouvé largement marqué, tout comme le gouvernement. A terme, le président de la République aurait probablement été un « homme de couleur ». Le peuple français serait devenu, ipso facto, le peuple franco-africain [3]. En fusionnant l’élément africain et l’élément européen en une seule entité, la France aurait accompli un grand saut conforme à son histoire.


Par ailleurs, et c’est l’autre changement que cette réforme capitale eût entraîné, le sort des hommes politiques aurait été désormais suspendu à la sanction des urnes de tous les citoyens, y compris des citoyens d’Outre-mer, Afrique incluse. L’exploitation colonialiste n’aurait pu perdurer, et la justice sociale se serait, corrélativement, imposée [4]. C’est en tout cas dans cet esprit qu’en 1946, Aimé Césaire, rapporteur des propositions de loi tendant au classement comme départements des « Quatre Vieilles », Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion, pouvait noter : « Terres françaises depuis plus de trois cents ans, associées depuis plus de trois siècles au destin de la Métropole, dans la défaite ou dans la victoire, ces colonies considèrent que seule leur intégration dans la patrie française peut résoudre les nombreux problèmes auxquels elles ont à faire face. Cette intégration ne sera pas seulement l’accomplissement de la promesse qui fut faite en 1848 par le grand abolitionniste Victor Schoelcher, elle sera aussi la conclusion logique d’un double processus, historique et culturel, qui, depuis 1635 a tendu à effacer toute différence importante de mœurs et de civilisation entre les habitants de France et ceux de ces territoires [5]. »

Mais si l’intégration des « Quatre Vieilles » à la métropole n’impliquait pas de bouleversement démographique majeur, il en allait tout autrement des vastes territoires d’Afrique, beaucoup plus peuplés.

Le général de Gaulle pouvait ainsi expliquer à Alain Peyrefitte : « Nous ne pouvons pas tenir à bout de bras cette population prolifique comme des lapins (…). Nos comptoirs, nos escales, nos petits territoires d’outre-mer, ça va, ce sont des poussières. Le reste est trop lourd [6] ».

Cette conviction, de Gaulle la partageait avec la majorité des hommes politiques métropolitains, qui redoutaient tous les conséquences d’une égalité politique accordée aux Africains[7].

Refusant cette double métamorphose de la France – métamorphose du peuple français, et métamorphose du Parlement et du gouvernement, grâce à la démocratie réelle – la majorité de la classe politique métropolitaine choisit donc d’organiser la décolonisation, c’est-à-dire, en réalité, la rupture institutionnelle de la Métropole et de ses territoires africains.

Au lieu d’unir la métropole et l’outremer dans une république égalitaire « une et indivisible » comme le demandaient la quasi-totalité des leaders africains en 1945, le gouvernement métropolitain sépara progressivement le peuple français (ou franco-africain…) en deux entités, l’européenne et l’africaine[8], jusqu’à la séparation institutionnelle totale et définitive, qui fut effective en 1960 – ce qu’on pourrait appeler une forme d’« apartheid à la française », organisé à l’échelle continentale.


* * *

Puisque nous devons garder à l’esprit l’impératif démocratique, comment les populations africaines et métropolitaines vécurent-elles ce chambardement ? Dans les faits, le divorce fut imposé aussi bien aux populations africaines qu’aux populations métropolitaines, qui y étaient largement hostiles.

La population métropolitaine était attachée à l’unité de l’Empire, que la IIIe République avait exaltée pendant trois quarts de siècle. Convaincue du patriotisme des populations ultramarines par le sacrifice suprême qu’elles avaient consenti pendant les deux guerres mondiales, l’opinion métropolitaine était, si l’on en croit les sondages de l’époque, favorable à l’octroi de la citoyenneté française pleine et entière aux populations de l’Outremer [9]. D’ailleurs, l’octroi de cette citoyenneté aux populations nègres des Quatre Communes du Sénégal à la faveur de l’action de Blaise Diagne pendant la Grande Guerre, de même que la départementalisation concédée aux quatre « Vieilles colonies » (Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion) en 1946, ne soulevèrent ni protestation ni objection dans les rangs du peuple métropolitain.

Quant aux populations africaines, en dépit des innombrables manquements, scandales et crimes du colonialisme, leur attachement à la France et à la République demeurait ardent, voire passionnel.

Aussi bien, pour pouvoir imposer l’indépendance aux peuples des Etats membres de la Communauté française créée en 1958, peuples dont la consultation par référendum était, sur ce point, imposée jusque-là par la Constitution (titre XII, article 86), le gouvernement français procéda in extremis à une modification constitutionnelle (loi 60-525, votée en mai-juin 1960[10]) – au prix, il faut le souligner, d’une violation de l’esprit et de la lettre de la Constitution.

En effet, les Etats membres de la Communauté française accédèrent à l’indépendance sans que leurs populations en soient consultées, dès après que la Constitution fût modifiée. Fait important : au sujet de cette modification qui dénaturait les institutions et permettait d’esquiver la voix des peuples, le Conseil d’Etat émit un avis défavorable (26 avril 1960), avis dont le gouvernement ne tint aucun compte.

Le choix de ne pas consulter les populations africaines sur la question pourtant cruciale de l’indépendance s’éclaire à la lumière d’un événement méconnu, survenu en 1958.

A la suite du référendum sur la Communauté, le président du Gabon, Léon Mba, en accord avec le Conseil de Gouvernement du Gabon, arguant des vives réticences des populations gabonaises à l’égard de l’indépendance, chargea le gouverneur Louis Sanmarco de négocier avec le gouvernement français la départementalisation du Gabon. Reçu à Paris par le ministre de l’Outremer, Bernard Cornut-Gentille, Louis Sanmarco se vit opposer une sévère fin de non-recevoir : « Sanmarco, vous êtes tombé sur la tête ? N’avons-nous pas assez des Antilles ? Allez, indépendance comme tout le monde ! », lui asséna le ministre [11].

Un refus que le général de Gaulle justifia, par la suite, en ces termes : « (...) Au Gabon, Léon M'Ba voulait opter pour le statut de département français. En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut. Heureusement que la plupart de nos Africains ont bien voulu prendre paisiblement le chemin de l'autonomie, puis de l'indépendance[12]. »

En réalité, les autorités métropolitaines craignaient un effet de « contagion », immédiat ou ultérieur, les aspirations des populations gabonaises n’étant pas uniques en leur genre. Ce qui explique la décision de modifier la Constitution par le biais de la loi 60-525 de mai-juin 1960.

On le voit, la décolonisation franco-africaine, au contraire de la thèse diffusée de façon exclusive par l’Histoire officielle depuis un demi-siècle [13] avec l’appui des USA et, en leur temps, des Soviétiques, fut essentiellement imposée aussi bien aux populations africaines aussi bien que métropolitaines [14].


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Il y aurait beaucoup à dire sur les traumatismes que ce divorce au forceps, que cette mutation provoqua chez les Africains aussi bien que chez les Métropolitains.

On mesure aujourd’hui l’ampleur du désastre que la décolonisation fallacieuse et son calamiteux corollaire néocolonialiste ont engendré, en Afrique d’abord, mais aussi, à plus long terme, en Métropole.

L’Afrique, qui a fait, la première, et c’est aisément compréhensible, les frais du divorce franco-africain, n’en finit pas d’endurer les affres du sous-développement et de la tyrannie, de la guerre civile, de la misère parfois extrême et des maladies.

Fait nouveau : la France, de son côté, n’est désormais plus épargnée.

En abandonnant ses populations et ses territoires africains, la France a hypothéqué son statut de superpuissance.

En s’amputant d’une partie d’elle-même, en trahissant l’idéal républicain, en répudiant la partie africaine de son peuple, la France a ébranlé le fondement de son unité et, perdant foi en son modèle, vendu une partie de son âme.

Désormais menacée de déclin économique et de fragmentation communautariste, elle étouffe d’une mauvaise conscience jamais digérée, à cause de péchés jamais avoués.


* * *

Malgré ce sombre tableau, en dépit de tous les efforts qui furent déployés pour convaincre les populations africaines et métropolitaines du bienfondé de leur séparation pour assurer, ainsi, la pérennité du divorce, des affinités demeurent.

La plupart des Français déplorent à l’occasion les malheurs de l’Afrique, et approuvent chaque fois que leur gouvernement prend une initiative en faveur du continent noir. En parallèle, bien que les sentiments francophobes se développent aujourd’hui de manière inquiétante en Afrique (ce qu’on peut comprendre, après tant de mensonge et de mépris de la part de certaines élites métropolitaines…), les sentiments francophiles y demeurent vivaces, singulièrement dans l’Afrique profonde – nombre d’Africains, jusqu’au fond de la brousse, considèrent encore aujourd’hui la France, en quelque manière, comme leur pays.

C’est là une réalité jamais dite, voire niée, sur laquelle il faudrait par conséquent insister, et encore insister…


Prolégomènes pour une fusion

Face à cette histoire tragique, que faire aujourd’hui ?

La décolonisation fut avant tout une immense occasion manquée. En séparant les populations africaines des populations métropolitaines, les politiciens métropolitains ont empêché les unes d’épauler les autres dans leur accès aux avantages de ce que René Depestre a pu appeler la « mondialisation citoyenne à la française [15] ». A savoir le développement économique allié à la justice sociale dans un cadre démocratique, laïque et républicain.

Réciproquement, les peuples d’Afrique n’ont pu faire bénéficier des lumières de leur génie propre les masses françaises et occidentales, notamment en matière d’humanité ou, si l’on préfère, d’humanisme, à l’heure où l’égoïsme et le désespoir postmodernes dévorent le tissu social occidental et menacent la société hexagonale de dépérissement ou d’embrasement.

En un mot comme en cent, la décolonisation a empêché une fécondation réciproque de l’Afrique par la France, et de la France par l’Afrique. Ces deux continents complémentaires dont parlait Léopold Sédar Senghor.

Au demeurant, l’immigration, conséquence à la fois du marasme économique et du désastre social africains, mais aussi, d’aucuns préfèrent le taire, de la persistance des sentiments francophiles en Afrique, a provoqué et provoquera encore une « africanisation » de l’Hexagone[16].

A cette aune, une nouvelle donne politique, aujourd’hui, devrait avant tout viser à restaurer cette entraide, cette proximité intime, cette fraternité des populations africaines et françaises, que l’Histoire n’a que trop ébauchée, et que des politiques étroits ont choisi d’interdire.


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Sous quelles conditions parvenir à une réconciliation franco-africaine profonde et véritable ?

D’abord, toute la lumière doit être faite sur l’histoire de la décolonisation franco-africaine. S’il faut rappeler les subterfuges, les forfaitures, les trahisons et les graves manquements à l’idéal républicain qui présidèrent colonisation et à la décolonisation, il faut, aussi, sans rien taire des heures atroces du colonialisme, accorder aux pages d’amour de la colonisation franco-africaine toute la place qu’elles méritent dans les livres d’histoire [17]. C’est là le message du Club Novation Franco-Africaine, auquel nous souscrivons avec enthousiasme.

Ensuite, la parole doit être rendue au peuple, car cette parole a été trop longtemps confisquée par un noyau de politiciens et d’intellectuels, il faudrait dire d’idéologues, au mépris de la volonté du plus grand nombre dont ils se réclamaient abusivement.

Concrètement, je crois, au risque de heurter les chantres, masqués ou non, de la séparation franco-africaine, que seul un projet pilote de nature éminemment politique engageant la France et un pays africain pourra apporter une solution efficace et, partant, rapide (car il y a urgence !), au développement en Afrique, mais aussi au « sauvetage », si j’ose dire, de la France.

La « Coopération » et le « Partenariat » ont, depuis un demi-siècle, démontré leurs limites et même leur impuissance, précisément parce que l’une et l’autre s’inscrivent dans le droit fil de l’idéologie de la séparation.

Le dogmatisme de la séparation institutionnelle et politique qui sous-tend la notion d’indépendance, explique que le co-développement, aujourd’hui tellement à la mode, ne soit envisagé que sous un angle exclusivement économique.

La « Fusion » pourrait constituer l’alternative.

D’une part, en tant qu’elle fait droit à des aspirations populaires qui ont été contrariées au prix d’une triple trahison démocratique (coup d’Etat militaire de 1958 ; travestissement de la Constitution selon des voies, en dernière analyse, anticonstitutionnelles – loi 60-525 de mai-juin 1960 ; mépris de l’opinion et de la souveraineté du peuple qui fut privé de consultation référendaire) et d’une violation des principes et des valeurs de la République (notamment l’égalité et la fraternité). Or ces aspirations, bien qu’aujourd’hui enfouies, sont toujours vivantes, en Afrique comme en France, et ne demandent qu’à refleurir.

D’autre part, parce que cette fusion implique et engage une coresponsabilité des deux membres de l’entreprise, en intriquant structurellement non seulement les moyens qui seront mis en œuvre, mais aussi leurs objectifs, par leur intéressement conjoint, direct et, si j’ose dire, « consubstantiel » aux résultats, sous le regard vigilant et jaloux du peuple.


* * *

Dans un premier temps, il convient évidemment de tenir compte des contingences idéologiques en vigueur au plan planétaire. Les modalités de la « Fusion » doivent par conséquent respecter et préserver les souverainetés nationales.

En conséquence, ce projet pilote de co-développement à caractère politique et économique doit prendre une forme qui respecte le plus possible l’indépendance des organes exécutifs de chaque pays, tout en bénéficiant de l’assentiment des peuples et de leurs émanations que sont les parlements et les gouvernements, touchant aux domaines publics appelés à faire l’objet de la « Fusion ».

Autrement dit, sans que les gouvernements nationaux cessent d’être distincts et indépendants, ce projet doit s’inscrire dans une dynamique commune validée aux différents niveaux du système démocratique, par séries de rapprochements et d’accords bilatéraux, et surtout de référendums validant nécessairement les accords entre et dans les deux pays, après débats publics et contradictoires largement diffusés par les médias.

Ce n’est ni une marotte ni une anecdote : pour des raisons techniques mais aussi symboliques il serait judicieux que les référendums sanctionnant les accords soient organisés le même jour dans les deux pays signataires [18].

Enfin, et bien entendu, si les peuples devaient se révéler, au terme des débats préliminaires, favorables à une fusion pure et simple de leurs Etats respectifs, cette fusion ne saurait leur être refusée.

Au demeurant, dans un premier temps, il pourrait s’agir simplement de fusionner trois ministères.


La Fusion des trois Ministères


Etant donné que les trois axes nécessaires au développement économique en système capitaliste sont : l’éducation, la santé et la sûreté/défense, les ministères chargés de ces domaines en France et dans un pays africain doivent être mis en commun, en symbiose, en fusion.

Les ministères de l’Education, de la Santé et de la Défense de la France et d’un pays africain (pour plus de commodité, de préférence un pays francophone, à la population peu nombreuse, et avec lequel existent déjà d’importants accords de défense, voire des liens solides d’amitié et des affinités, des attirances forgées par l’Histoire), l’un et l’autre volontaires pour cette expérience pilote sous les conditions démocratiques précédemment énoncées, mettront leur savoir-faire en commun en vue d’un enrichissement mutuel et d’un contrôle des crédits et de leur affectation. En cas de rapprochement et de mise en commun des savoir-faire, il sera possible, à l’horizon 2020, de tirer un premier bilan.

Notons que dans ce cadre, la libre circulation des citoyens et des biens entre les deux pays doit, bien entendu, être envisagée, puisqu’il s’agit, aussi, de permettre aux deux populations de se connaître, de s’aimer, et de se mêler.

Si une population appelée à être instruite et formée professionnellement selon les normes occidentales – dont ne bénéficient trop souvent, actuellement, que les enfants des élites économique et politique des pays africains, singulièrement au sein de la « mission française », le réseau de l’AEFE – dans un cadre où la santé publique et la sûreté sont garanties, inspire la confiance et attire par conséquent les investisseurs, les premiers signes probant d’un redressement spectaculaire, à caractère d’abord économique et surtout social, devraient être sensibles bien avant vingt ans.

Dans un second temps ou entre-temps, si le projet pilote est couronné de succès ou si les signes avant-coureurs d’un succès donnent matière à espérer le meilleur, il pourra dès lors, selon les mêmes modalités, être étendu à d’autres pays, et servi par les énergies et les potentialités découlant de la synergie déjà mise en place.

Précisons que l’Union Africaine, l’Union Européenne et l’ONU doivent, bien sûr, être associées à l’entreprise, ne serait-ce que par les moyens financiers et humains dont elles disposent.

Du point de vue français, l’engagement de la France dans un tel projet collectif et enfin conforme à l’idéal démocratique et républicain, mais aussi à l’Histoire et aux sensibilités des populations d’Afrique et de France, serait de nature à réconcilier l’Etat avec tous ses citoyens, quelles que soient leurs origines, en même tant qu’il apporterait aux Africains les gages qu’ils attendent depuis si longtemps de la part d’une France enfin conforme à l’idée qu’ils s’en font, si l’on peut dire, depuis toujours.



Utopie démocratique et réalité

Par nos temps désenchantés, ce projet peut sembler utopique.

Reprenant les mots fulgurants de Martin Luther King, je répondrais d’abord que le monde n’a souvent avancé que parce que des hommes savaient croire en des rêves.

Je répondrais ensuite que ce projet n’est qu’une humble proposition que j’ai choisi de livrer aujourd’hui, qu’il appartient avant tout aux populations de parler, et que d’autres projets viendront forcément, formulés par d’autres ou par moi-même : ne nous bornons pas à une idée unique, et surtout, sachons débattre et échanger avec ouverture et rigueur, sans jamais perdre espoir. L’essentiel étant, quand un consensus se dégage enfin, de savoir sauter le pas.

Je répondrais aussi que je crois que ce projet est possible, comme énoncé plus haut, du moment que les peuples en sont d’accord. Utopique, ce rêve l’est d’autant moins qu’il se fonde sur une analyse historique, certes à contre-courant et iconoclaste, certes, dirais-je même, révolutionnaire, mais bien plus conforme aux faits historiques et à la sensibilité profonde des populations africaines et françaises que ne l’est la doxa actuelle, sur laquelle est érigé notre monde – doxa historiographique issue de la Guerre froide mais qui domine pour ainsi dire toujours exclusivement aujourd’hui comme depuis cinquante ans, et ce contre toute objectivité et toute connaissance des profonds désirs et aspirations des populations.

Enfin, force est de souligner que l’on ne peut à la fois faire le constat de l’échec des tentatives passées, appeler de ses vœux des solutions novatrices, et balayer d’un revers de main toute proposition qui heurte les présupposés d’un système qui porte, de façon patente, la responsabilité de la crise aux ferments délétères que nous déplorons, et dont nous nous accordons tous à dire qu’il faut sortir d’urgence.

Alioune Diop qui écrivait en 1947 : « (...) Or, le développement du monde moderne ne permet à personne ni à aucune civilisation naturelle d'échapper à son emprise. Nous n'avons pas le choix. Nous nous engageons désormais dans une phase héroïque de l'histoire. (...) Nous autres, Africains, nous avons besoin surtout de savoir ce qu'est un idéal, de le choisir et d'y croire librement mais nécessairement, et en fonction de la vie du monde. Nous devons nous saisir des questions qui se posent sur le plan mondial et les penser avec tous, afin de nous retrouver un jour parmi les créateurs d'un ordre nouveau. (...) L'Europe est créatrice du ferment de toute civilisation ultérieure. Mais les hommes d'Outre-Mer détiennent d'immenses ressources morales (de la vieille Chine, de l'Inde pensive à la silencieuse Afrique) qui constituent la substance à faire féconder par l'Europe. Nous sommes indispensables les uns aux autres. » « Car il est certain qu'on ne saurait atteindre l'universalisme authentique si, dans sa formation, n'interviennent que des subjectivités européennes. Le monde de demain sera bâti par tous les hommes. Il importe seulement que certains déshérités reçoivent de l'Europe, de la France en particulier, les instruments nécessaires à cet édifice à venir [19]. »

Et Léopold Sédar Senghor : « Si l’on veut y réfléchir, ce rôle de creuset de culture a toujours été celui de toute grande civilisation, de la française en particulier. Cette usine dévorante qu’est la tête française a besoin, pour ne pas tourner à vide, d’un afflux constant de matière première humaine et d’apports étrangers. » « Depuis la pré-renaissance, la France a reçu, successivement, les apports gréco-latins, italiens, espagnols, anglo-saxons. Depuis le XIXe siècle, c’est l’afflux des éléments « barbares », et j’emploie ce mot avec une humble fierté [20]. »

Par leur hauteur de vue et par leur souffle, ces vieilles voix africaines peuvent nous frapper et, presque, nous mettre mal à l’aise, tant elles tranchent avec les frilosités contemporaines et les conceptions ethnocentristes, étriquées voire obscurantistes, que certains semblent tenir aujourd’hui pour le dernier mot de la modernité.

Elles devraient tous nous inciter à réfléchir. A beaucoup réfléchir. Et surtout à agir et à voir grand. Avec foi. Et idéal.

Alexandre Gerbi




Notes :

[1] Actuelles I, « Vers le dialogue », 1946, in Essais, Ed. Gallimard, Nrf-La Pléiade, 1965, p. 349.

[2] Emile-Derlin Zinsou, leader politique du Dahomey, aujourd’hui le Bénin, dont il fut président de juillet 1968 à décembre 1969, expliquait en 1985 : « (…) Les leaders politiques africains avaient en commun ceci : ils souhaitaient tous ardemment, la guerre terminée, une mutation profonde du sort de l’Afrique (…). La profession de foi, la revendication fondamentale n’était pas l’indépendance : aucun de nous ne la revendiquait. Nous réclamions, par contre, l’égalité des droits puisque nous avions les mêmes devoirs jusques et y compris celui de donner notre sang pour la France. (…) La bataille pour l’égalité, pour les droits égaux pour tous, était l’essentiel du combat politique. Mais cette égalité inscrite dans la devise républicaine n’allait pas de soi, en ce qui concerne son application intégrale, dans l’esprit des colonisateurs. Une politique coloniale intelligente, prospective, suffisamment ouverte sur l’avenir, qui aurait conduit les peuples coloniaux à la jouissance des mêmes droits que ceux de la métropole, à l’application des mêmes lois, des mêmes règles à tous, aurait certainement modifié le destin de la colonisation. » La décolonisation politique de l’Afrique, in La Décolonisation de l’Afrique vue par des Africains, Ed. L’Harmattan, 1987, pp. 32-33. Alain Blérald rappelle que « lors d’une séance de l’Assemblée Constituante, en date du 18 septembre 1946, prenant la parole au nom du groupe socialiste, Senghor s’exprime en ces termes : « La démocratie veut que tous les hommes et toutes les femmes qui forment le peuple soient, selon l’expression de Merle, « membres du souverain », c’est-à-dire citoyens. Elle veut ensuite que tous les membres concourent à la désignation des députés, à qui sera déléguée la souveraineté populaire. Nous pensons, nous socialistes, que notre constitution sera démocratique et pour la France métropolitaine et pour les territoires d’outre-mer qui, on a trop tendance à l’oublier, font partie de la République française », in Négritude et politique aux Antilles, Ed. Caribéennes, 1981, pp. 74-75.

[3] A propos de l’Afrique subsaharienne des années 1950, Elikia M’Bokolo note : « (…) tous les dirigeants et cadres politiques (africains) se réclamèrent longtemps de l’idéologie assimilationniste de la colonisation française : se voulant « absolument français » et exigeant d’être traités comme des « Français à part entière », ils se complaisaient à opposer la vraie France, dont ils exaltaient l’ « œuvre civilisatrice » et les colons, particulièrement nombreux en Oubangui-Chari, dont ils stigmatisaient le racisme et le conservatisme », in L’Afrique au XXème siècle, le continent convoité, pp. 196-197, Ed. Seuil 1985.

[4] Comme le note Simon Mougnol : « L’intégration des pays de l’Empire installait leurs habitants dans la démocratie française, et la démocratie a l’inconvénient d’obliger les gouvernants à un minimum de prise en compte des desiderata de leurs administrés (…) », in Pour sauver l’Occident, Ed. L’Harmattan, pp. 196-197.

[5] Cité par Alain Blérald, op. cit. , p.77.

[6] Charles de Gaulle, cité par Alain Peyrefitte, in C’était de Gaulle, Ed. Fayard, 1994, p. 59.

[7] Le socialiste Jules Moch déclarait en 1944 : « Je n’admets pas que des délégués français soient mis en minorité par des chefs nègres (…) ; je suis hostile à donner les mêmes droits aux chefs nègres et aux représentants français (…). Je ne veux pas que la reine Makoko puisse renverser le gouvernement français », cité par Ch.-R. Ageron, in Histoire de la France coloniale, p. 366. De telles paroles dans une bouche socialiste n’étonnent que ceux qui imaginent que le racisme (ou la défiance raciale…) est le monopole de la droite. On appréciera ici tout particulièrement la féminisation du roi Makoko (« la reine Makoko »), selon une figure à la confluence de la misogynie et du racisme – le roi Makoko était le souverain téké avec lequel Savorgnan de Brazza négocia à la fin du XIXème siècle, jetant ainsi les bases de la futur AOF. A la même époque, Léon Blum (admirateur de Barrès dans sa jeunesse) enjoignit la SFIO, tentée de rompre avec le blancisme au profit de l’Intégration, de renoncer à l’« illusion séculaire de l’assimilation ». Cf. Ageron, Ibid., p. 431. Citons encore, à l’occasion des débats sur la 1ère Constitution de la IVe République, le radical Edouard Herriot, qui expliquait rejeter l’assimilation des Africains dans le cadre du collège électoral unique, par son refus que « la France ne devienne une colonie de ses colonies ». A quoi Léopold Sédar Senghor répondit : « C’est du racisme ! ». Ce dont Herriot, évidemment, se défendit, se déclarant partisan d’un « fédéralisme sincère ». Cités par Lilyan Kesteloot in Histoire de la littérature négro-africaine, Ed. Karthala, p. 220. Au demeurant, notons que le fédéralisme qui l’emporta finalement avec l’Union française telle que définie par la seconde Constitution de 1946 fut marqué par l’inégalité entre citoyens de métropole et citoyens d’outre-mer…

[8] Cette dernière entité, l’Afrique, étant elle-même fragmentée, balkanisée, au grand dam, en particulier, de Léopold Sédar Senghor. Voir notamment Charles-Robert Ageron, Histoire de la France coloniale 1914-1990, Armand Colin, 1990 et Henri Grimal, La décolonisation de 1919 à nos jours, Ed. Complexe (Ed. Armand Colin, 1965).

[9] Selon un sondage réalisé en 1946, en métropole, « 63 % des Français (contre 22 %) se déclaraient favorables à l’extension de la citoyenneté à toutes les populations d’outre-mer », Ch.-R. Ageron, Histoire de la France coloniale, p. 368. Un autre sondage, en mai 1946, confirme la bienveillance des Français à l’égard des peuples d’outre-mer : en effet, si 31 % des personnes interrogées se disaient favorables à une administration des colonies exercée d’abord au profit de la métropole, 28 % des sondés estimaient au contraire que les colonies devaient en être les principales bénéficiaires, et 25 % que les deux parties devaient en profiter équitablement. Autrement dit, 53 % des Français, soit une majorité d’entre eux, considéraient que la métropole ne pouvait agir envers les colonies à son profit exclusif, contre seulement un petit tiers qui pensaient le contraire…

[10] « Loi constitutionnelle n° 60-525 du 4 juin 1960, tendant à compléter les dispositions du titre XII de la Constitution ».

« Article unique.

I.-Il est ajouté à l’article 85 de la Constitution un alinéa ainsi conçu :

« Les dispositions du présent titre peuvent être également révisées par accords conclus entre tous les États de la Communauté ; les dispositions nouvelles sont mises en vigueur dans les conditions requises par la constitution de chaque État. »

II.- Il est ajouté à l'article 86 de la Constitution des alinéas 3, 4 et 5 ainsi conçus : « Un État membre de la Communauté peut également, par voie d'accords, devenir indépendant sans cesser de ce fait d'appartenir à la Communauté. « Un État indépendant non membre de la Communauté peut, par voie d'accords, adhérer à la Communauté sans cesser d'être indépendant. « La situation de ces États au sein de la Communauté est déterminée par des accords conclus à cet effet, notamment les accords visés aux alinéas précédents ainsi que, le cas échéant, les accords prévus au deuxième alinéa de l'article 85. »

Les autorités françaises présentèrent ce chambardement constitutionnel comme un ajustement visant à faciliter l’entrée de nouveaux territoires dans la Communauté. En réalité, dès le mois suivant, cette modification, en particulier la première partie de l’alinéa 2 de l’article 86 (surligné par nous en gras), rendit surtout possible le démantèlement de ladite Communauté en empêchant les peuples d’entraver, par leurs suffrages, le processus… Pour une analyse approfondie de la Loi 60-525, lire notre article publié sur le site Afrique Liberté et sur le blog Fusionnisme : L’effarante Loi 60-525, ou Comment le général de Gaulle viola la Constitution pour débarrasser la France de ses populations d’Afrique noire.

[11] Voir Le colonisateur colonisé de Louis Sanmarco, Ed. Pierre-Marcel Favre-ABC, 1983, p. 211. Voir également Entretiens sur les non-dits de la décolonisation, de Samuel Mbajum et Louis Sanmarco, Ed. de l’Officine, 2007, p. 64.

[12] Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, t. 2, Fayard, 1994, p. 458. Voir également Mémorial du Gabon, sous la direction de Louis-Barthélémy Mapangou, Genève, 1985, t. 1, p. 34.

[13] Ce que nous appelons « l’Histoire officielle de la Ve République » ou « Idéologie de la Séparation », qui est aussi « l’Idéologie ou l’Histoire officielle mondiale de la seconde moitié du XXème siècle » telle qu’elle est présentée depuis une cinquantaine d’années au grand public... Voir Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine, p. 10 et sq.

[14] A propos de l’Afrique noire, Elikia M’Bokolo note avec sobriété : « (…) en dehors de la période combative du RDA (1946-1950) et la rupture guinéenne, le processus de la décolonisation fut, de bout en bout, contrôlé par la puissance dominatrice.» in L’Afrique au XXème siècle, p. 150, Ed. Seuil, 1985.
[15] René Depestre, « Adresse aux Haïtiens d’aujourd’hui », in Le Monde diplomatique n°601, avril 2004.

[16] Voir Jean-Paul Gourévitch, La France africaine, Ed. Le Pré aux Clercs, 2000.

[17] Comme le note Samuel Mbajum sur son site Afrique Debout : « (…) la publication du livre d’Alain Peyrefitte (« C’était de Gaulle ») aurait pu, aurait même dû (compte tenu de la densité des informations qu’il apportait sur cette période) avoir un retentissement certain et provoquer dans l’opinion un débat utile et purificateur. Or il n’en fut rien, alors que cet ouvrage faisait des révélations troublantes. Je suis convaincu que si tout avait été fait pour amener le grand public, aussi bien en France qu’en Afrique, à s’y intéresser vraiment, cela aurait probablement provoqué dans l’opinion, un débat direct et franc ; de part et d’autre on aurait pu transcender les motivations profondes qui avaient contraint (?) de Gaulle à pousser hors de l’empire français les pays africains au moment où, en votant « oui » au référendum constitutionnel de 1958, ils ne demandaient qu’à rester « français », en bénéficiant cependant de l’égalité des droits et des devoirs au sein de la République française une et indivisible… (…) à bien y regarder, un lien indélébile unit la France à ses anciennes colonies d’Afrique, lien constitué par un pacte de sang qui a créé, n’en déplaise à ceux qui font tout pour occulter ce pan de notre histoire commune, une fraternité de sang entre nos peuples. ». Samuel Mbajum est l’auteur d’un ouvrage d’entretiens avec l’ancien gouverneur Louis Sanmarco, aux Editions de l’Officine, avril 2007.

[18] Cette simultanéité des scrutins ne fut pas respectée lors des votes du traité de constitution européenne en 2005.

[19] Présence Africaine, numéro 1, 1947, pp. 13-14.

[20] Cité par Alain Blérald in Négritude et Politique aux Antilles, Ed. Caribéenne, 1983.

1 juil. 2008

L'effarante loi 60-525 (1960)

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L'effarante loi 60-525
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ou
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Comment le général de Gaulle
viola la Constitution pour débarrasser
la France de ses populations
d’Afrique noire

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par

Alexandre Gerbi

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La Ve République blanciste, dirigée par le général de Gaulle, a « débarrassé » la France de ses populations d’Afrique subsaharienne.

Pour ce faire, elle accula à l’indépendance les leaders noirs africains. Dans mon petit ouvrage Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (Editions L’Harmattan, 2006), j’ai montré comment il s’y prit.

Mais avant d’accomplir la séparation des composantes européennes et africaines de la « France », la Ve République présenta d’abord un visage diamétralement opposé. Celui de la fraternité, vite trahie.

Cette première Ve République, que nous appellerons pour plus de commodité la « République de 58 », avait une caractéristique extraordinaire : elle prétendait accepter d’octroyer l’égalité politique aux Arabo-berbères d’Algérie, déclarés citoyens français à part entière. C’est ainsi qu’à la suite des élections législatives de novembre 1958, fait extraordinaire dans l’Histoire de France, quarante-six députés musulmans algériens prirent place au Palais Bourbon…


* * *

Comment en était-on arrivé là ?

Au début de l’année 1958, après trois ans et demi de guerre en Algérie, la IVe République ne parvenait toujours pas à se résoudre à accorder la citoyenneté française aux populations arabo-berbères d’Algérie. Alors même que l’inégalité politique constituait le fondement de la révolte, ô combien légitime, des Arabo-Berbères.

Consciente que ce refus conduisait à une guerre perpétuelle, la IVe République se résigna peu à peu à envisager l’indépendance de l’Algérie. Le gouvernement déclara, par la voix de Pierre Pflimlin, nouveau président du Conseil, vouloir entamer des pourparlers avec le FLN, organisation radicalement indépendantiste.

Les Pieds-Noirs et les Arabo-Berbères français ou francophiles, ainsi que l’Armée, comprirent alors que le gouvernement français envisageait l’abandon de l’Algérie. Sous l’action d’un puissant lobbying politique orchestré à Paris et à Alger par les réseaux gaullistes, la révolte commencée le 13 mai, jour du vote d’investiture du gouvernement Pflimlin, tourna au putsch militaire en mai 1958.

Fustigeant le « Système » parisien et le « régime des partis », dénonçant les manœuvres et les velléités d’abandon de l’Algérie par la IVe République, le général de Gaulle se posa en champion de l’Intégration, c’est-à-dire de l’octroi de la citoyenneté française pleine et entière aux populations arabo-berbères d’Algérie. Sur ce programme révolutionnaire, il bénéficia de l’appui de l’Armée et du petit peuple d’Algérie, Pieds-Noirs et Arabo-Berbères confondus dans des scènes de fraternisation spectaculaires dans toute l’Algérie, dans les grandes villes[1] mais aussi au fin fond du bled[2], pour renverser la IVe République.

Revenu au pouvoir, le général de Gaulle se présenta donc comme le chantre déterminé de l’Algérie française de l’Intégration. Lors de ses tournées en Algérie, le général de Gaulle déclara se porter personnellement garant de ce chamboulement institutionnel…

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* * *
Le 4 juin 1958, à Alger, avec à sa gauche Jacques Soustelle, ancien Gouverneur général d’Algérie qui, nommé sous le ministère de Pierre Mendès France, en janvier 1955, se fit l’inlassable promoteur de l’Intégration, le général de Gaulle lança à la foule où se mêlaient Pieds-Noirs et Arabo-Berbères :
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« Je vous ai compris !
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Je sais ce qui s'est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie, c'est celle de la rénovation et de la fraternité.
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Je dis la rénovation à tous égards. Mais très justement vous avez voulu que celle-ci commence par le commencement, c'est-à-dire par nos institutions, et c'est pourquoi me voilà. Et je dis la fraternité parce que vous offrez ce spectacle magnifique d'hommes qui, d'un bout à l'autre, quelles que soient leurs communautés, communient dans la même ardeur et se tiennent par la main.
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Eh bien ! De tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que, dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants : il n'y a que des Français à part entière, des Français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
(…) »
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Et la foule acclama, sous les yeux du monde sidéré.
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Le surlendemain, le 6 juin à Mostaganem, face à une foule cette fois à majorité arabo-berbère, le Général déclara :
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« La France entière, le monde entier, sont témoins de la preuve que Mostaganem apporte aujourd'hui que tous les Français d'Algérie sont les mêmes Français. Dix millions d'entre eux sont pareils, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
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Il est parti de cette terre magnifique d'Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s'est élevé de cette terre éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer, est venu passer sur la France entière pour lui rappeler quelle était sa vocation ici et ailleurs.
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C'est grâce à cela que la France a renoncé à un système qui ne convenait ni à sa vocation, ni à son devoir, ni à sa grandeur. C'est à cause de cela, c'est d'abord à cause de vous qu'elle m'a mandaté pour renouveler ses institutions et pour l'entraîner, corps et âme, non plus vers les abîmes où elle courait mais vers les sommets du monde.
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Mais, à ce que vous avez fait pour elle, elle doit répondre en faisant ici ce qui est son devoir, c'est-à-dire considérer qu'elle n'a, d'un bout à l'autre de l'Algérie, dans toutes les catégories, dans toutes les communautés qui peuplent cette terre, qu'une seule espèce d'enfants.
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Il n'y a plus ici, je le proclame en son nom et je vous en donne ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des concitoyens, des frères qui marchent désormais dans la vie en se tenant par la main. Une preuve va être fournie par l'Algérie tout entière que c'est cela qu'elle veut car, d'ici trois mois, tous les Français d'ici, les dix millions de Français d'ici, vont participer, au même titre, à l'expression de la volonté nationale par laquelle, à mon appel, la France fera connaître ce qu'elle veut pour renouveler ses institutions. Et puis ici, comme ailleurs, ses représentants seront librement élus et, avec ceux qui viendront ici, nous examinerons en concitoyens, en compatriotes, en frères, tout ce qu'il y a lieu de faire pour que l'avenir de l'Algérie soit, pour tous les enfants de France qui y vivent, ce qu'il doit être, c'est-à-dire prospère, heureux, pacifique et fraternel.
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A ceux, en particulier qui, par désespoir, ont cru devoir ouvrir le combat, je demande de revenir parmi les leurs, de prendre part librement, comme les autres, à l'expression de la volonté de tous ceux qui sont ici. Je leur garantis qu'ils peuvent le faire sans risque, honorablement.
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Mostaganem, merci ! Merci du fond de mon cœur, c'est-à-dire du cœur d'un homme qui sait qu'il porte une des plus lourdes responsabilités de l'Histoire. Merci, merci, d'avoir témoigné pour moi en même temps que pour la France ! Vive Mostaganem ! Vive l’Algérie ! Vive la République ! Vive la France ! Vive l’Algérie française !
»
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Par la bouche de son fondateur, le général de Gaulle, la République de 58 affirmait sa détermination à accomplir une révolution politique de nature à transfigurer la Nation.

Cette révolution, à laquelle, dans le sillage de la IIIe République, la IVe République s’était toujours refusée, le Général affirmait vouloir l’accomplir.

Or, en réalité, de Gaulle n’en pensait pas un mot : il comptait appliquer précisément le programme de la IVe République.

Le projet de l’abandon de l’Algérie, que les forces les plus réactionnaires du précédent régime n’avaient pu réaliser, il prétendait officiellement s’y opposer. En réalité, il comptait l’appliquer de la façon la plus radicale.

Mais bien entendu, le Général devait attendre pour jeter le masque, l’Armée à laquelle il devait son retour au pouvoir étant là, le général Salan en tête, qui veillait au grain[3]


* * *

Ignorant, comme presque tous les Français, que le Général ne pensait pas un mot de ce qu’il avait affirmé aussi bien à Alger qu’à Mostaganem, les Noirs africains, eux aussi concernés au premier chef par la question de l’Intégration, se mirent une fois de plus à espérer.

Les Africains avaient en effet tout lieu d’attendre, de la part du nouveau régime, une politique également novatrice à leur égard.

Allait-on enfin accorder aux Nègres l’égalité politique tant désirée, et construire la nouvelle France multiraciale et égalitaire ? A l’instar des Arabo-Berbères d’Algérie, les Noirs africains allaient-ils enfin bénéficier de l’égalité politique que, par la voix de la plupart de leurs leaders, y compris les plus radicaux, ils réclamaient en vain depuis 1945, et bien avant ?

A Mostaganem, de Gaulle n'avait-il pas dit : « Il est parti de cette terre magnifique d'Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s'est élevé de cette terre éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer, est venu passer sur la France entière pour lui rappeler quelle était sa vocation ici et ailleurs ».
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Donnant le change dans la foulée de Mostaganem, c’est en tout cas ce que le général de Gaulle laissa d’abord entendre[4]


* * *

Pendant l’été 1958, le général de Gaulle, qui se présentait comme le héraut de l’Intégration des Arabo-Berbères d’Algérie, annonça aux Noirs africains une « aube nouvelle ».

Le 28 septembre 1958, des référendums furent organisés dans chacun des Territoires de l’Afrique subsaharienne française. Ceux-ci manifestèrent massivement, à l’exception de la Guinée de Sékou Touré, leur volonté d’adhérer à la Communauté française[5]. Dans ce cadre, les « Territoires d’Outre-Mer », qui constituaient jusque-là, avec la France, l’Union française, furent tous érigés en « Etats ».

C’est alors que survint l’étonnante affaire gabonaise.


* * *

Après le référendum de septembre 1958 sur la Communauté, fort de résultats triomphaux (92% de « oui » au Gabon), Léon Mba, président du Conseil du Gouvernement gabonais, choisit d’opter pour la départementalisation. En accord avec le Conseil de Gouvernement du Gabon, il chargea Louis Sanmarco, gouverneur colonial très apprécié des Africains, d’en formuler la demande auprès des autorités métropolitaines.

Reçu à Paris par le ministre de l’Outre-mer, Bernard Cornut-Gentille, Louis Sanmarco se vit opposer une fin de non-recevoir. « Sanmarco, vous êtes tombé sur la tête ? N’avons-nous pas assez des Antilles ? Allez, indépendance comme tout le monde ! », lui asséna vertement le ministre[6]….

Ainsi le Gabon fut-il contraint de demeurer distinct de la France…

La logique qui présidait à un tel refus trouva, par la suite, une ample et étourdissante illustration dans la Loi 60-525, votée en mai-juin 1960.


* * *

En quoi consista la Loi 60-525 ?

Les Etats ayant adhéré à la Communauté par voie de référendum, la Constitution de la Ve République (titre XII, traitant de la Communauté franco-africaine) disposait fort logiquement que, si à l’avenir un Etat voulait accéder à l’indépendance, il le pouvait.

Mais – et c’est là un point essentiel – la Constitution stipulait que la question devrait être soumise, par voie de référendum[7], à la population de l’Etat concerné. Rien que de très démocratique dans tout cela…

Or, un an et demi après le vote de septembre 1958, à la veille des indépendances, une loi constitutionnelle fut votée en mai-juin 1960 : la Loi 60-525. Celle-ci permit aux Etats africains d’accéder à l’indépendance sans que leurs populations en fussent consultées.

Fait remarquable : au sujet de cette modification, le Conseil d’Etat émit un avis défavorable le 26 avril 1960. Mais le président de Gaulle[8] passa outre. En réaction, le 25 mai 1960, Vincent Auriol, ancien président de la IVe République, démissionna du Conseil Constitutionnel dont il était membre de droit, afin de « protester contre le pouvoir personnel » du président de la République [9]

C’est qu’en réalité, cette modification fut rendue possible par une violation de la Constitution elle-même, puisqu’elle fut apportée selon des voies anticonstitutionnelles.

On touche ici au cœur de la gigantesque imposture politique et de l’immense scandale antidémocratique et antirépublicain que fut la décolonisation franco-africaine…


* * *

L’article 86 de la Constitution (titre XII) disposait qu’un Etat de la Communauté pouvait accéder à l’indépendance, selon deux voies possibles :

- soit à la demande de la République française.

- soit à la demande de l’Assemblée législative de l’Etat intéressé, cette demande devant être validée par un référendum dans l’Etat concerné.

Le général de Gaulle et son gouvernement pouvaient difficilement demander l’indépendance d’Etats africains avec lesquels la France entretenait, dans la plupart des cas, les meilleurs rapports. Le Général et son gouvernement se seraient exposés aux plus vives critiques et aux plus inconfortables suspicions…

Le président de la République française étant en principe le garant de l’unité de la Communauté française, il n’était guère en position de pousser vers l’indépendance peuples et Etats associés… La première voie, celle de l’indépendance demandée par la République française, était donc bouchée.

Or le Général de Gaulle tenait à débarrasser la France de ses populations africaines. Selon lui, le peuple français était « avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne ».

Il ajoutait : « Qu'on ne se raconte pas d'histoires ! (…) Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils sont très savants[10]. (…) Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain, seront vingt millions et après-demain quarante ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées[11] ! »»

Et encore : « (il baisse la voix) vous savez, c'était pour nous une chance à saisir : nous débarrasser de ce fardeau, beaucoup trop lourd maintenant pour nos épaules, à mesure que les peuples ont de plus en plus soif d'égalité. Nous avons échappé au pire ! (...) Au Gabon, Léon M'Ba voulait opter pour le statut de département français. En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut. Heureusement que la plupart de nos Africains ont bien voulu prendre paisiblement le chemin de l'autonomie, puis de l'indépendance[12] ».

Restait donc, pour se débarrasser des Etats africains de la Communauté française, une seule et unique option : que cette demande d’indépendance fût formulée par les assemblées législatives des Etats concernés.

Si ce dernier cas de figure pouvait toujours se négocier, de préférence secrètement, entre le chef de l’Etat français et ses homologues africains (c’est d’ailleurs ce qui se passera pour la Fédération du Mali…), l’obligation de sanctionner l’accord par un référendum populaire, comme l’exigeait la Constitution, promettait de compliquer sérieusement l’affaire.

A l’instar du Gabon, beaucoup de pays africains, leurs leaders et leurs populations, souvent très attachés à la France, voyaient du plus mauvais œil l’indépendance. Ils y voyaient une aventure dangereuse, se sachant peu préparés à l’indépendance. De surcroît, le sentiment d’appartenance à la France était fort, forgé par près d’un siècle de présence française et de discours républicain, et éprouvé dans le feu meurtrier des deux guerres mondiales, mais aussi dans la fraternité des armes.

Les populations africaines risquaient donc, au moins dans plusieurs Etats de la Communauté, de refuser l’alléchante proposition de l’indépendance, par un mélange de pragmatisme et de patriotisme français (ou plutôt franco-africain…). Dans ce cas de figure, les pires développements étaient à craindre, en particulier la revendication de la départementalisation : l’affaire gabonaise, survenue à peine un an et demi plus tôt, était dans tous les esprits du gouvernement métropolitain…

En mai-juin 1960, décidé à se débarrasser du « boulet » africain, le gouvernement français conduit par Charles de Gaulle décida donc de modifier l’article 86, pour éviter de consulter les populations africaines, et rendre possible l’indépendance des territoires africains sans référendum. Les populations n’étant pas consultées, il suffirait alors de négocier directement l’indépendance avec les dirigeants.

Mais il y avait loin de la coupe aux lèvres.

Car alors se posait un gros problème…

* * *

Une constitution, si elle est bien faite, prévient ce genre de manipulation antidémocratique.

Bien faite, la Constitution disposait (article 85) que pour modifier la Constitution sur des points touchant au fonctionnement des institutions de la Communauté, l’on pouvait en passer simplement par un vote dans les deux chambres du Parlement.

Or, en l’occurrence, il ne s’agissait pas de toucher au fonctionnement des institutions, mais aux Institution elles-mêmes : nuance…

Dans ce dernier cas, le même article 85 précisait que, pour procéder à une modification touchant à la nature des institutions elles-mêmes (et non pas à leur fonctionnement), il fallait alors procéder selon les modalités définies par l’article 89.

Que disait l’article 89[13] ?

Tout simplement qu’il fallait, pour modifier la Constitution :

- soit faire voter les deux chambres du Parlement et faire valider leur décision… par un référendum !

Le problème du référendum se reposait donc, et c’est précisément le référendum que le Gouvernement voulait éviter… En effet, comment convier décemment le peuple français, vieux peuple républicain et démocrate, à voter une loi qui privait certains citoyens de la Communauté française – en l’occurrence, les Africains – d’un droit bien légitime à l’autodétermination, droit d’ailleurs sans cesse mis en avant par les indépendantistes, et par le gouvernement français lui-même ?

- soit réunir le Parlement en Congrès, avec majorité des deux tiers, au moment du vote, pour que la modification soit adoptée.

Réunir le parlement en Congrès pour modifier l’article 86 aurait semblé incongru, et aurait suscité bien des débats. La loi aurait été examinée avec la plus extrême attention, et personne n’aurait pu faire semblant de ne pas voir le pot-aux-roses…

Car il y avait, dans la loi, un pot-aux-roses : le Gouvernement français présentait cette loi, qui permettait notamment aux pays de se maintenir dans la Communauté une fois devenus indépendants, comme visant le renforcement de la Communauté, ainsi qu’on le verra bientôt. Or cette loi permettait également de priver les Africains de référendums sur la question de l’indépendance…

On devine qu’il aurait été bien difficile de réunir une majorité des deux tiers au Congrès sur une loi consistant, en les privant de référendum, à déposséder les populations africaines du droit à disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire de leur destin…

D’autant qu’un problème supplémentaire se posait.

En effet, le dernier alinéa de l’article 89 précise, d’ailleurs aujourd’hui encore :

« Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire ».

Puisque la modification, en rendant possible l’indépendance sans référendum, mettait en péril l’ « intégrité du territoire » dont les Etats de la Communauté faisaient partie, le caractère constitutionnel d’une telle révision aurait été, pour le moins, douteux…

Le gouvernement semblait donc condamné, faute de pouvoir modifier la Constitution, à devoir vaille que vaille consulter les populations africaines.

Or, on l’a vu, les populations de certains Etats risquaient de refuser l’indépendance, et peut-être même de demander la départementalisation tant redoutée par le gouvernement métropolitain. Avec tous les risques de contagion qu’un tel phénomène eût présentés...

Le gouvernement, dans son projet de séparer organiquement la Métropole de ses territoires africains et de leurs populations nègres, était donc, de facto, dans une impasse.

* * *


Faute de pouvoir modifier l’article 86 aux termes de la Constitution, le Gouvernement métropolitain décida donc de rendre la chose possible, tout simplement, en modifiant l’article 85.

L’article 85 permettait en effet, dans certains cas, une dérogation aux procédures classiques.

L’article 85 disposait en effet que :

« Par dérogation à la procédure prévue à l’article 89, les dispositions du présent titre qui concernent le fonctionnement des institutions communes sont révisées par des lois votées dans les mêmes termes par le Parlement de la République et par le Sénat de la Communauté. »

Une telle disposition permettait donc une modification sans passer par l’article 89.

C’était là une souplesse opportune, qui permettait des modifications sur des points secondaires, sans devoir mettre en branle la lourde machinerie de l’article 89 (on l’a vu, chambres du Parlement réunies en Congrès, puis référendum).

Mais cette procédure ne valait que dans un cas très particulier : concernant, et concernant seulement, une révision touchant au fonctionnement des institutions communes. Or, dans le cas poursuivi par le gouvernement – la suppression du référendum – cette disposition était caduque, puisqu’elle touchait à la Constitution elle-même, étant donné qu’il s’agissait de rendre possible toute modification du titre XII de la Constitution, et non pas simplement une modification touchant au fonctionnement de ses institutions.

En définitive, modifier l’article 85 impliquait également de passer par l’article 89, puisqu’il en allait, cette fois encore, et cette fois plus fondamentalement, de la Constitution elle-même…

Bien entendu, pas plus que pour l’article 86, et pour les mêmes raisons, le gouvernement n’entendait se jeter sous les feux de la rampe parlementaire et démocratique pour modifier l’article 85.

Une fois encore, le gouvernement était dans une impasse.


* * *

C’est alors que l’impensable se produisit. Contre toute raison et au mépris du respect des principes les plus élémentaires de la Constitution, le gouvernement décida que l’article 85 serait modifié en passant par voie strictement parlementaire. C’est-à-dire sans réunion du Parlement en Congrès ni référendum.

C’est ce procédé, à l’évidence anticonstitutionnel, qui suscita l’avis défavorable du Conseil d’Etat et provoqua la démission de Vincent Auriol du Conseil Constitutionnel, puisqu’il consistait à modifier la Constitution elle-même sans respecter les procédures exigées en pareil cas par la Constitution…

Evidemment, le gouvernement ne tint aucun compte des réserves du Conseil d’Etat, pourtant hautement pertinentes, et dont les enjeux étaient gravissimes…

Mais le scandale va plus loin…


* * *

Résumons-nous.

Modifier l’article 85 permettait désormais de modifier l’article 86 sans faire de référendum (contrairement à ce que prévoyait l’article 89, qui aurait donc dû être emprunté en l’absence de la modification de l’article 85), article 86 qu’il s’agissait lui-même de modifier afin, précisément… d’éviter de faire des référendums au sujet de l’indépendance des Etats !

Autrement dit, la modification de l’article 85 permettait d’éviter un référendum au sujet d’une modification permettant elle-même d’éviter de faire un référendum…

On le voit, une telle manipulation consistait, dans les faits, à passer deux fois « au-dessus » du peuple, en contournant par deux fois le principe référendaire…

En d’autres termes, le gouvernement bafoua doublement la démocratie et la voix du peuple.

Qu’on en juge :

« Loi constitutionnelle n° 60-525 du 4 juin 1960, tendant à compléter les dispositions du titre XII de la Constitution ».

« Article unique.

I.- Il est ajouté à l’article 85 de la Constitution un alinéa ainsi conçu :

« Les dispositions du présent titre peuvent être également révisées par accords conclus entre tous les États de la Communauté ; les dispositions nouvelles sont mises en vigueur dans les conditions requises par la constitution de chaque État. »

II.- Il est ajouté à l'article 86 de la Constitution des alinéas 3, 4 et 5 ainsi conçus : « Un État membre de la Communauté peut également, par voie d'accords, devenir indépendant sans cesser de ce fait d'appartenir à la Communauté. « Un État indépendant non membre de la Communauté peut, par voie d'accords, adhérer à la Communauté sans cesser d'être indépendant. « La situation de ces États au sein de la Communauté est déterminée par des accords conclus à cet effet, notamment les accords visés aux alinéas précédents ainsi que, le cas échéant, les accords prévus au deuxième alinéa de l'article 85.
» »

Comme on le voit, l’alinéa 3 de l’article 86 (second paragraphe surligné par nous en gras), quoique concis et discret, permettait à la Loi 60-525 de bouleverser en profondeur la Constitution, puisque l’article ainsi modifié rendait désormais possible l’indépendance des Etats de la Communauté sans que leurs peuples en fussent consultés par voie de référendum.

Quant à l’alinéa ajouté à l’article 85 (premier paragraphe surligné par nous en gras), il rendait tout simplement possible l’ajout des alinéas 3, 4 et 5 à l’article 86.

C’est pour cette raison, on l’a vu, que le Conseil d’Etat émit un avis défavorable[14], dont le gouvernement ne tint pas compte, provoquant la démission de Vincent Auriol du Conseil Constitutionnel.


* * *

Observons que le bouleversement de la Constitution était surtout provoqué par la première partie de l’alinéa 3.

En effet, l’alinéa 3 modifiant l’article 86 apportait en réalité deux nouveautés :

- d’une part, il permettait à un Etat de se maintenir dans la Communauté tout en devenant indépendant. C’est ce qui permit au gouvernement de faire valoir que la modification avait pour but de renforcer la Communauté contre tout risque d’éclatement, en assouplissant les conditions sous lesquelles un Etat pouvait en être membre.

- d’autre part, cet alinéa permettait, aussi, à un Etat de devenir indépendant sans procéder à un référendum, c’est-à-dire sans avoir l’accord des populations africaines directement concernées.


N’est-il pas tout-à-fait étonnant qu’une disposition de première importance, une disposition aussi capitale, ait été glissée pour ainsi dire subrepticement dans un alinéa traitant, dès lors, de deux questions très différentes à la fois ? N’est-il pas pour le moins bizarre qu’une disposition fondamentale ait ainsi été mise en place par un demi-alinéa ?

Mais comme on l’a dit, le but de l’opération était, justement, d’être subreptice, puisque tout cela, dans la manière aussi bien que sur le fond, violait les principes fondamentaux de la démocratie et de l’esprit de la Constitution, comme s’en étaient aperçus, avec sagacité, le Conseil d’Etat et Vincent Auriol pour le Conseil Constitutionnel…

Tout ceci, dira-t-on, est extrêmement grave.

Certes.

Mais le scandale va encore plus loin…


* * *


C’est ici que nous arrivons au « pot-aux-roses » que nous évoquions un peu plus haut.

Consciente des violentes critiques qu’un tel texte, qui spoliait les populations africaines (mais aussi, en dernière analyse, métropolitaines) de leur droit à disposer d’elles-mêmes, risquait de susciter, les autorités françaises choisirent de recourir à la vieille technique de l’écran de fumée.

Ainsi ce chambardement constitutionnel, qui dans les faits dépossédait les populations de leur pouvoir décisionnel et, partant, trahissait l’esprit démocratique, fut présenté comme un simple ajustement visant à… faciliter l’entrée de nouveaux territoires dans la Communauté !

Autrement dit, ce minuscule demi-alinéa qui permettrait, dès le mois suivant, de disloquer la Communauté en passant outre la consultation des peuples (ce qui se produisit…), était présenté comme une mesure devant faciliter le développement de la Communauté. Développement qui, évidemment, n’arriva jamais, et pour cause, comme on va le voir…

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Concernant l’alinéa ajouté à l’article 85 qui suscitait les vives réserves du Conseil d’Etat, le gouvernement répondit que :

« S'en tenir à l'interprétation littérale de l'article 85 et n'ouvrir le champ d'application de la procédure qu'il définit qu'aux seules révisions des dispositions du titre XII qui concernent le fonctionnement des institutions communes serait aboutir à cette conséquence que les révisions moins importantes seraient faites en y associant les États membres par l'intermédiaire du Sénat et de la Communauté alors qu'au contraire les révisions plus importantes seraient faites d'une manière unilatérale par le Parlement de la République. (...) Procéder par la voie de l'article 89, ce serait choisir "une voie des plus contestables ».

En clair : le gouvernement prétendit, dans cette affaire, se soucier de démocratie et de « multilatéralité » métropolitaine et ultramarine (africaine), faisant mine d’ignorer que la Constitution donnait le dernier mot aux populations africaines et métropolitaines… contrairement à sa version modifiée, par ses soins, grâce à la loi 60-525 !

Au-delà des pirouettes et des contorsions rhétoriques et sémantiques, dans les faits, loin de renforcer la démocratie et de renforcer la Communauté (les deux arguments mis en avant par le Gouvernement métropolitain dans cette affaire), cette modification rendit possible le démantèlement de la Communauté, en empêchant les peuples d’Afrique d’entraver, par leurs suffrages, le processus.

Des millions de Français en puissance, les anciens « indigènes » devenus successivement « citoyens de l’Union française » puis « citoyens de la Communauté française », furent ainsi mis au ban de la République sans avoir été consultés sur la question… Le tout au prix d’une violation caractérisée des principes énoncés par la Constitution.

En d’autres termes, mieux que de bourrer les urnes, le gouvernement métropolitain décida simplement de mettre les urnes à la poubelle…

Il est vrai que bourrer les urnes pour obtenir le démantèlement de l’unité des territoires de la République eût fait plutôt mauvais genre…


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On l’a vu, cette loi était d’autant plus nécessaire pour le gouvernement métropolitain que l’issue du scrutin était plus qu’incertaine dans certains territoires d’Afrique subsaharienne, pour ne pas dire la majorité, devenus des Etats depuis 1958. En particulier dans un Etat comme le Gabon, bien sûr, mais aussi dans un pays comme le Sénégal, dont les liens avec la France étaient à la fois très anciens et très étroits.

Pour mémoire, l’un des plus grands leaders historiques sénégalais, Lamine Guèye, futur président du Parlement sénégalais, répéta longtemps que le Sénégal ne pourrait « rien faire sans la République et sans la France[15] ».

Et, symptôme de ces solides réserves à l'égard de l’Indépendance, les autorités sénégalaises furent contraintes de transférer la capitale de Saint-Louis à Dakar, les autorités dakaroises ayant annoncé qu’elles refuseraient catégoriquement de cesser d’être une ville française si le Sénégal devait, d’aventure, accéder à l'indépendance, Dakar étant selon elles, indiscutablement, ville française[16]

Quoi qu’il en soit, chacun peut s’interroger sur la raison pour laquelle il fut jugé plus sage de ne pas consulter les peuples d’Afrique, et dans ce but de triturer, contre l’avis du Conseil d’Etat et quitte à provoquer la démission de Vincent Auriol du Conseil Constitutionnel, le titre XII de la Constitution, par le biais de l’effarante Loi 60-525, bien que le droit des peuples à « disposer d’eux-mêmes » fût régulièrement mis en avant, à longueur de conférences de presse, par les plus hautes autorités de l’Etat…


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Dans ce genre d’affaire, il faut un épilogue.

Evidemment, il y en eut un, aussi croustillant que l’affaire de la Loi 60-525 elle-même.

Le gouvernement métropolitain, on l’a vu, avait fait passer la Loi 60-525, prétendant ainsi renforcer la Communauté. Désormais, un pays pouvait donc être indépendant et faire néanmoins partie de la Communauté.

Aussi plusieurs pays africains devenus indépendants purent continuer de faire partie de la Communauté : le Sénégal, Madagascar, Congo-Brazzaville, Tchad, Centrafrique, et bien sûr Gabon.

Mais la Communauté disparut tout de même...

Pourquoi ? Simplement parce que le président de la République française, Charles de Gaulle, ne jugea plus utile de réunir le Conseil de la Communauté, ni de rien faire pour donner à la Communauté la moindre substance[17].

Grâce à (ou à cause de...) la Loi 60-525, la Communauté continua d’exister virtuellement, mais sans aucune réalité, puisque la présidence française n’y accordait, manifestement, aucun intérêt.

Ainsi la Communauté française devint fantôme. Et le titre XII de la Constitution, devenu par conséquent caduc, fut finalement abrogé… en 1995[18] !

Cet épilogue a au moins un mérite : il démontre, si cela était nécessaire, que les arguments présentés par les autorités françaises pour justifier la Loi 60-525 ("renforcer la Communauté contre tout risque d'éclatement") étaient mensongers, puisque celles-ci ne songeaient qu’à dissoudre ladite Communauté…


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La Loi 60-525 consista en une violation de l’esprit et de la lettre de la Constitution. Non seulement elle priva les populations franco-africaines de leur souveraineté (violant donc l’article 3 de la Constitution), mais en plus elle rendit la chose possible en modifiant la Constitution selon des voies anticonstitutionnelles.

Touchant à l’indépendance des territoires français d’Afrique subsaharienne, le gouvernement métropolitain s’est livré à une double violation des principes de la Constitution et de la République. D’une part, en trahissant les populations françaises, dont la composante africaine fut mise au ban de la République française (ou franco-africaine…), par la mise en place de ce que l'on pourrait appeler un véritable « apartheid à la française » organisé à l’échelle intercontinentale. D’autre part, en rendant possible, par ce stratagème, la perpétuation du système d’exploitation colonialiste, par la mise en place du néocolonialisme.

En outre, cette vaste manipulation de la Constitution par le gouvernement métropolitain relève de la haute trahison, puisque les principes les plus fondamentaux de la République furent transgressés, touchant à la souveraineté du peuple autant qu’à l’unité de l'ensemble franco-africain, qui fut ainsi détruite sans que les peuples puissent s’y opposer ni y souscrire.

Au-delà du cinglant discrédit que jettent de tels états de fait sur le gouvernement de l’époque et sur le chef de l’Etat, le général de Gaulle, faut-il pour autant en conclure que les indépendances des Etats d’Afrique sont, de ce fait, illégales et illégitimes ?

Subséquemment, les populations des anciens territoires français d’Afrique seraient-elles fondées à se retourner, cinquante ans plus tard, contre l’Etat français, et à revendiquer que soient organisés aujourd’hui les référendums dont elles ont été privées injustement à l’époque ?

En d’autres termes, faudrait-il envisager que, pour peu qu’elles en éprouvent le désir, ces populations puissent légitimement, en l’an 2008, revendiquer leur réintégration dans la République française (ou franco-africaine…), avec tous les avantages inhérents à un éventuel statut de département d’Outre-Mer ?

Passionnantes questions…
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Alexandre Gerbi
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Notes :

[1] Hélie de Saint Marc peut ainsi se rappeler : « L’orage tant redouté éclata le 13 mai 1958. Le général Massu entra brutalement dans mon bureau : « Saint Marc, ils ont pris le GG ! » Les pieds-noirs avaient assailli le bâtiment du Gouvernement général, dit le GG. J’eus à peine le temps de sauter dans sa Jeep jusqu’au Forum, la grande place qui bordait le palais officiel. Je le vois encore monter quatre à quatre, l’œil furieux, l’escalier du Gouvernement général, bousculant les activistes et les papiers volants…

Dès le lendemain, l’onde de cette journée chaotique parvint jusqu’en France. Salan et Massu prirent la tête des comités de salut public. Alger s’enivrait de son audace. Les rancoeurs et les frayeurs accumulées par les pieds-noirs depuis la Toussaint 1954 se libéraient d’un coup. Les rues étaient bondées. L’été algérien jetait ses premiers feux, avec sa lumière nue, sans rémission, ses odeurs violentes sur les étalages, son ciel marin, ses draps aux fenêtres. La foule défilait sans relâche sur le Forum. Des passants s’apostrophaient d’un trottoir l’autre. A la terrasse des cafés étudiants, de jeunes Européens chantaient à tue-tête la Marseillaise. Les voitures, fenêtres grandes ouvertes, klaxonnaient continuellement de manière assourdissante les sons rituels de l’Al-gé-rie fran-çaise.

Comme lors de toute période de rupture, le passé semblait aboli. Je comprenais ce qu’avaient pu éprouver les révolutionnaires de 1789 ou de 1830. Le Forum était un bocal où grenouillaient toutes les ambitions, mais aussi le réceptacle de tous les espoirs et de tous les idéaux. Des inconnus bombaient le torse. Des activistes paradaient. Des gradés prenaient des allures de conspirateurs. Versatile, la foule acclamait chaque jour le nom du général de Gaulle après l’avoir si longtemps conspué. Ce n’était pas encore la révolution, mais déjà une insurrection.


Les fraternisations du Forum

Au cours de ma vie, peu de jours ont eu autant d’importance que le 16 mai 1958. Par Massu, je savais qu’un Comité de salut public, composé uniquement de musulmans, avait été constitué dans la Casbah, là où un an plus tôt un militaire ne pouvait se risquer seul. Une grande manifestation, à laquelle l’armée prêtait ses camions, était organisée. L’impulsion venait d’en haut. Mais quelle allait être la réaction des musulmans ? J’aurais donné cher pour le savoir. J’étais allé chercher un jeune musulman que je connaissais. Fils de harki, militant de l’intégration, excellent joueur de football, il avait dix-sept ans. Le teint mat, les yeux très noirs et brillants, j’appréciais sa vigueur et sa droiture. Installé à l’arrière de ma Jeep, il tenait la hampe d’un drapeau tricolore qu’il agitait généreusement. Je guettais les regards. Les passants européens nous dévisageaient d’un air étonné. Quelques-uns étaient méfiants. D’autres souriaient, un peu inquiets. Au Gouvernement général, Massu, la mâchoire tendue, accueillait une à une les délégations venues lui apporter leur soutien. A mon arrivée, il me prit à part : « Saint Marc, la foule musulmane a quitté la Casbah. Elle monte vers le forum. Allez voir comment cela se passe. »

Je partis avec ma jeep et mon ami qui agitait toujours son drapeau. La ville était un vacarme. Le chauffeur s’arrêta à la hauteur de la grande poste. C’est là que je les ai vus. Ils étaient une multitude. Vingt mille, peut-être plus. Ils avançaient derrière des drapeaux français et des pancartes. Six mois auparavant, à quelques rues de là, il y avait eu des ratonnades et, un an plus tôt, des attentats FLN. Les hommes de la Casbah étaient les voisins, parfois les complices, de ce terrorisme clandestin que nous avions éradiqué « par tous les moyens ». Les Européens se tenaient par petits groupes sur les trottoirs. Il y eut un silence angoissant, oppressant. La foule ne s’est peut-être pas tue, mais le silence, du moins, s’est fait en moi. J’entendais battre mes tempes. Un jeune Européen en chemise blanche descendit du trottoir et s’avança vers le premier rang de la manifestation. Il embrassa un musulman du même âge, à peine trente ans, et le serra dans ses bras. La clameur s’éleva jusqu’aux voûtes d’Alger.

Les musulmans continuèrent leur lente montée vers le Forum. Je les devançai à toute allure, pour ne pas manquer leur arrivée. Du balcon du Gouvernement général, on entendit la voix d’un homme qui, par l’effet de la sonorisation un peu sourde de l’époque, fit résonner toute la place, avec un écho terrible dans ce chaudron de soleil : « Mes amis / mes amis, nos frères musulmans arrivent / nos frères musulmans arrivent. Faites-leur de la place / faites-leur de la place. » Les derniers mots furent couverts par les acclamations. En rangs serrés, les musulmans débouchèrent sur le rectangle colonial, éblouissant de blancheur, dans un délire de drapeaux. Sans un mot, je contemplais la houle humaine. Je découvrais que l’on pouvait pleurer de bonheur. Autour de moi, je reconnaissais les visages de quelques camarades dont les traits étaient dilatés par l’émotion. Nous étions le 16 mai 1958. Il était cinq heures de l’après-midi. Les martinets volaient haut dans le ciel d’Alger. Par instants, mes paupières se fermaient. Je pensais aux partisans thos, aux parachutistes indochinois du BEP, aux camarades tombés au Vietnam, aux égorgés et aux suppliciés des deux camps, à ceux qui, jour après jour, avaient bâti dans la solitude d’une SAS ou d’une école les fondations de cet instant de réconciliation. Ils n’avaient pas donné leur vie en vain.

Le soir, je me suis longuement promené avec ma femme dans les rues près du port. Manette attendait notre premier enfant. Le parfum de la ville avait changé. Les frères ennemis avaient découvert dans leur histoire commune – et parfois dans leur haine mutuelle – les racines de l’attachement. Des pieds-noirs et des musulmans conservaient un regard humide. Il existait une part d’irrationnel dans ce mouvement, comme une vague qui culmine avant de retomber. Les inégalités et la dépendance politique n’avaient pas été abolies en une journée. Cependant, une frontière invisible avait été franchie. Le journaliste Jean Daniel – pourtant peu suspect de sympathies envers l’Algérie française – n’a pas fait le parallèle entre le 16 mai 1958 et le 4 août 1789 par hasard. Cette journée de mai avait conduit des dizaines de milliers d’hommes et de femmes à accomplir un geste qui les dépassait et qui les engageait. L’enthousiasme dura plusieurs jours. Le FLN était hors circuit. Des foules immenses venaient dire leur volonté de bâtir un avenir commun sans qu’une seule grenade soit jetée ou sans qu’éclate le moindre coup de feu.

Au cours de ces jours d’allégresse, le général Salan, recevant l’archevêque d’Alger, Mgr Duval, évoqua les fraternisations du Forum. « Je ne crois pas aux miracles », répondit le prélat, qui était depuis longtemps favorable à une indépendance négociée avec le FLN. Certains observateurs pensaient, comme lui, qu’il ne s’agissait que d’un feu de paille ou d’un feu de joie. Nous étions persuadés du contraire. Pour en avoir fait l’expérience dans la Résistance ou au combat, nous savions qu’une simple phrase ou une poignée de main d’homme à homme pouvait décider de l’orientation d’une vie. Nous avions découvert la force et l’ivresse des révolutions. Un monde ancien avait jeté son écorce et sa gourme. Les Américains, durant la Seconde Guerre mondiale, avaient diffusé auprès de leurs soldats des brochures sur les raisons de mourir au combat. Si nous avions voulu faire de même, il aurait suffi de publier sans légendes les photos du 16 mai 1958 et quelques visages musulmans creusés par les larmes.

Depuis mon entrée dans le réseau Jade-Amicol, les foules avaient toujours défilé de l’autre côté de mes choix : grandes messes nazies, fascistes et communistes, usines à soldats du Vietminh en Chine, coulées de lave de la Casbah d’Alger. Nous n’étions plus marginaux ou solitaires. L’Histoire nous rejoignait. Je vivais donc ces journées avec une grande intensité, malgré le flegme que j’affichais en conformité avec mes fonctions et mon uniforme.
» in Les Champs de braises, d’Hélie de Saint Marc avec Laurent Beccaria, Ed. Perrin, 1995, pp. 230-234.

[2] Les scènes de fraternisation et de ralliement à l’Algérie française de l’Intégration ne se limitèrent pas aux grandes villes comme Alger, ainsi que le montre ce témoignage d’un officier de Légion au langage fleuri, publié en 1995, c’est-à-dire suffisamment tard pour que, en l’absence d’enjeu, ce récit soit peu suspect d’affabulation : « Pendant que nous jouions à la guerre, d’autres, ces mêmes jours, jouaient à la révolution. (…) De bavardages en discutailleries, de complots en Salut Public, de légalité bafouée en larmes de crocodiles, de finasseries en calculs sordides, nous apprîmes ainsi un beau jour que le numéro de la République avait changé. Le Grand Charles, qui n’était pas encore la Grande Zorah, à grands coups de menton conquérants gueulait comme tout le monde Vive l’Algérie française, et tous les gogos gobaient comme du bon pain les promesses et les affirmations : enfin un pur qui ne mentait pas. Pour moi et mes légionnaires, le seul résultat fut de quitter un beau matin notre cave, aux cuves toujours désespérément vides, pour nous retrouver en enfants perdus à 200 kilomètres plus au sud, bien loin du régiment de Grand-Papa. Oued Kébarit n’a rien de remarquable, sinon d’avoir une gare. C’est là qu’une bifurcation de la ligne de Tébessa part vers les mines de l’Ouenza. Tout le monde s’en serait foutu si, à cette époque d’intense fermentation patriotique, le village n’avait pas traîné une réputation sulfureuse : rien que des cheminots, une cellule du Parti, des grèves sauvages, un vrai nid de communards. Nous y fûmes accueillis à bras ouverts, comme seuls des pieds noirs simples savent le faire. Le maire, devenu en ces temps de ferveur patriotique, Président du Comité de Salut Public local, était un brave homme qui, s’il avait été rouge, avait beaucoup rosi. Quant à ses administrés, le plus grand nombre étaient des arabes, pardon des Français musulmans, chauffeurs, graisseurs, serre-frein, pousse-wagons, raccommodeurs de ballast, tous métiers demandant plus de muscles que d’instruction, mais permettant d’être syndiqué et de savoir causer de tout avec une assurance de fonctionnaire. Quant à nous, ce n’était pas la gloire : garde de ponts, patrouille après patrouille le long du barrage, jour après jour, nuit après nuit. Les fels paraissaient assommés par leurs saignées des mois précédents et, surtout, par l’invraisemblable enthousiasme pro-français qui avait saisi les masses autochtones depuis le 13 mai. Rien de glorieux donc à se mettre sous la dent, sinon un beau matin un pied abandonné dans un pataugas au milieu d’un champ de mines ; le propriétaire avait disparu et ne vint pas le réclamer. Le référendum approchait et tout le monde en attendait monts et merveilles. Petits meetings locaux, affiches, slogans, badigeonnage des murs. Je prêtais mes légionnaires, qui s’en foutaient comme de leur première rougeole, mais que cochonner des murs changeaient d’un train-train trop quotidien. Le clou fut le meeting féminin de Clairfontaine, chef-lieu local, proclamé à grands sons de trompe. Le maire avait fait une moue sceptique à son annonce et haussé les épaules quand je lui dis que l’on nous envoyait une rame de camions du Train. Il ne comptait que sur mesdames les épouses de ses cheminots, et encore… il fut époustouflé lorsque, dégorgées de toutes les mechtas des environs, une horde bariolée de fatmas, revêtues de leurs plus beaux atours, violemment parfumées, parées de bijoux bringuebalants et brandissant pancartes et banderoles à la gloire du Général, de Salan, du 13 mai et du Salut Public, monta à l’assaut des camions. Les véhicules militaires sont hauts et les jupes abondantes de ces dames les entravaient fort. Jamais mes légionnaires, hilares, n’ont pris à pleines mains autant de fessiers musulmans féminins, mais c’était pour la bonne cause : il fallait les hisser à bord. A Clairfontaine, ce fut du délire. En ce pays de machos triomphants, les femmes étaient appelées à faire de la politique et rien qu’entre elles. Ce qui fut dit, ce qui fut chanté, ce qui fut braillé n’avait aucune importance ; une chose, une seule chose comptait : elles devenaient des citoyens, comme leurs grands imbéciles de bonshommes. Quand enfin une oratrice, jeune et jolie, vêtue à l’européenne, s’empara du micro et leur hurla Dieu sait quoi, mais avec toutes ses tripes et de vrais accents de passionaria, cela tourna à l’hystérie. On aurait pu leur demander d’aller à mains nues tordre les couilles de ces petits cons de fels de l’autre côté de la frontière, pas une n’aurait manqué. Vint enfin le grand jour, le jour du référendum. La compagnie était en alerte, mais de fels, point. Par contre le maire, qui connaissait son code électoral sur le bout du doigt, me vira fermement du bureau de vote car je m’y étais présenté, le pistolet au côté. J’y revins sans arme et pus constater que tout s’y passait dans la plus stricte légalité républicaine : chaque électeur prenait bien sagement ses deux bulletins, le oui et le non, passait par l’isoloir et les ‘a voté’ se succédaient avec régularité. Seul incident de la journée, mais à l’extérieur : un grand escogriffe, certainement pas très malin, se vit entouré de trois ou quatre malabars, aussi français musulmans que lui, qui retournèrent les poches, en sortirent avec indignation un bulletin ‘oui’ non utilisé, et, après l’avoir copieusement engueulé, lui cassèrent deux ou trois côtes. Les résultats du vote d’Oued Kébarit furent triomphaux : la quasi-totalité des inscrits avait rempli son devoir civique et le oui était de l’ordre de 99%, score après tout normal dans un ancien fief des rouges : éducation politique oblige. Quant à la compagnie, son exil était terminé : nous rejoignions le régiment où de grandes choses se préparaient.» Alexandre Le Merre, Sept ans de Légion, Ed. L’Harmattan, 1995, pp. 84-86.

[3] « (…) Vous croyez que je pouvais faire du jour au lendemain ce que je voulais ? Il fallait faire évoluer peu à peu les esprits. Où en était l’armée ? Où en était mon gouvernement ? Où en était mon Premier ministre ? (…) », Charles de Gaulle, cité par Alain Peyrefitte in C’était de Gaulle, p. 58.

[4] Quelques années plus tard, le Général expliqua au général Koenig : « Evidemment, lorsque la monarchie ou l'empire réunissait à la France l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, le Roussillon, la Savoie, le pays de Gex ou le Comté de Nice, on restait entre Blancs, entre Européens, entre chrétiens... Si vous allez dans un douar, vous rencontrerez tout juste un ancien sergent de tirailleurs, parlant mal le français. », in J. R. Tournoux, La Tragédie du Général, Ed. Plon-Paris-Match, 1967, pp. 307-308. Confirmant cette idée, au cours d’un entretien accordé à Pierre Laffont, député d'Oran, directeur du journal L'Echo d’Oran, le 25 novembre 1960 : « De Gaulle (très en colère). – Enfin, Laffont, ne me dites pas que des hommes comme vous aient pu croire à un moment quelconque que j'étais favorable à l'intégration. Je n'ai jamais prononcé ce mot. Pourquoi ? Parce que je n'y ai jamais cru. On a dit récemment que l'Algérie était la plus française des provinces de France. Plus française que Nice et la Savoie. C'est inepte. Nice et la Savoie sont peuplées de chrétiens, parlent le français, ne se sont pas, à cinq reprises, soulevées contre la France. De tels propos ne peuvent que nous ridiculiser. En réalité, il y a en Algérie une population dont tout nous sépare : l'origine ethnique, la religion, le mode de vie (...) ». Ibid., pp. 596-597. Notons que le Général omet de préciser que les soulèvements qu’il évoque eurent lieu dans une Algérie où l’inégalité politique était la règle, contrairement à Nice ou à la Savoie… Du reste, le Général n’était pas non plus convaincu de l’entière « francité » des Pieds-noirs, comme en témoigne par exemple cet échange avec J. R. Tournoux, au sujet du général Jouhaud : « C'est un imbécile. Et puis, ce n'est pas un Français. » Et comme Tournoux s'étonne : « Mon Général... », de Gaulle réplique : « Je veux dire : ce n'est pas un Français comme vous et moi. C'est un pied-noir », Ibid., pp. 405-406.

[5] Voir La Communauté française, in Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine, Ed. L’Harmattan, 2006.

[6] Voir Le colonisateur colonisé de Louis Sanmarco, Ed. Pierre-Marcel Favre-ABC, 1983, p. 211. Voir également Entretiens sur les non-dits de la décolonisation, de Samuel Mbajum et Louis Sanmarco, Ed. de l’Officine, 2007, p. 64.

[7] L’article 86, traitant de cette question disait clairement : « Art. 86. - La transformation du statut d'un Etat membre de la Communauté peut être demandée, soit par la République, soit par une résolution de l'Assemblée législative de l'Etat intéressé, confirmée par un référendum local dont l'organisation et le contrôle sont assurés par les institutions de la Communauté. Les modalités de cette transformation sont déterminées par un accord approuvé par le Parlement de la République et l'assemblée législative intéressée. Dans les mêmes conditions, un Etat membre de la Communauté peut devenir indépendant. Il cesse de ce fait d'appartenir à la Communauté. ».

[8] Avec l’aide de son Premier ministre, Michel Debré.
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[9] Voir André Saura, Philibert Tsiranana, premier président de la République de Madagascar, Ed. L’Harmattan, 2006, p. 100.
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[10] « Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants ». Et Peyrefitte de commenter : « Il doit penser à Soustelle », Soustelle étant un spécialiste des civilisations précolombiennes. op. cit., p. 52. Mais de Gaulle pensait aussi, peut-être, à Claude Lévi-Strauss.

[11] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Ed. Fayard, 1994, p. 52.

[12] In C'était de Gaulle, t. 2, pp. 457-458. Léon-M'Ba (1902-1967), premier président de la République gabonaise (1960-1967).

[13] « Article 89 : Le projet ou la proposition de révision doit être voté par les deux assemblées en des termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. Toutefois le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoque en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée nationale. Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. »
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[14] « Quoique le Conseil d’Etat eût donné un avis défavorable, puisqu’il s’agissait non de la révision du fonctionnement des institutions communes mais de ces institutions elles-mêmes, le gouvernement déposa devant l’Assemblée un texte comportant trois alinéas additifs à l’article 86 (alinéas 3, 4, 5) et un alinéa 2 à l’article 85. » Henri Grimal, La Décolonisation de 1919 à nos jours, Ed. Complexe (Ed. Armand Colin, 1965), p. 308.

[15] Cité par Elikia M’Bokolo, in L’Afrique au XXème siècle, p. 147, Ed. du Seuil, 1985.

[16] Dakar faisait partie, avec Rufisque, Saint-Louis et Gorée, des « Quatre Communes » du Sénégal, dont les habitants étaient, de droit, citoyens français.

[17] Henri Grimal note : « En définitive faisaient partie de la Communauté, outre la France, le Sénégal, Madagascar et les quatre Etats d’Afrique équatoriale. Ses membres reconnaissaient comme président le président de la République (française) ; ils avaient souscrit à la notion de défense commune et au règlement des conflits par voie d’arbitrage et non devant la Cour internationale de Justice de l’ONU. En fait, cette communauté n’a jamais eu de vie réelle ; ses institutions n’ont pas fonctionné (le Sénat de la Communauté a cessé d’exister depuis le 16 mars 1961). Les représentants de la France dans les capitales ont reçu l’appellation d’ambassadeurs et les Etats ont été rattachés au ministère des Affaires étrangères. Seul a subsisté un ministère de la Coopération, compétent pour l’octroi et la répartition de l’aide économique et de l’assistance technique », in La décolonisation de 1919 à nos jours, Ed. Complexe (Ed. Armand Colin, 1965), p. 310.

[18] Le titre XII, De la Communauté, devenu entre-temps le titre XIII, fut abrogé par la Loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995.

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