6 nov. 2019

Crise française : Sources inavouables pour une issue fraternelle



Voilà un peu plus de trois ans, en mai 2016, je publiai dans la revue Lignes, numéro 50, un article intitulé "Crise française : Sources inavouables pour une issue fraternelle". La tournure actuelle des événements m'incite à le mettre en libre accès. Bonne (re)lecture.                                                                                                            AG





Crise française :

Sources inavouables

pour une issue fraternelle


par 

Alexandre Gerbi




Une seule conclusion s’imposerait si nous vous suivons :
rendez-nous notre liberté, donnez-nous notre indépendance
et nous ne vous coûterons plus rien ! Oui, mais voilà,
vous n’avez pas, Dieu merci, le droit de disposer ainsi
de nous-mêmes, et d’une partie de la République…
Barthélémy Boganda1



Depuis de nombreuses années, une crise profonde – économique, sociale, morale – s’aggrave en France. L’année 2015, marquée par de multiples attentats terroristes, a mis en évidence l’échec de l’intégration qui fait le lit de l’extrémisme religieux musulman. Des facteurs extérieurs sont ici à l’œuvre, puisque plusieurs de ces attentats ont été commis par des hommes se revendiquant de commanditaires étrangers. Pareillement, dans les domaines économiques et sociaux, des facteurs exogènes sont identifiables, qu’on pourrait résumer en quelques mots – financiarisation, ultralibéralisme, mondialisation. Mais, une fois reconnues ces causes extérieures, est-il possible d’en identifier d’autres, plus spécifiquement françaises ? Mieux encore, les causes extérieures ne profitent-elles pas de causes intérieures ? C’est à ces questions entremêlées que nous allons chercher à répondre, en revenant sur l’un des plus grands bouleversements que la France ait connus au XXe siècle, mais qui, étrangement, n’est que rarement évoqué pour éclairer les difficultés actuelles : la « décolonisation » de l’Afrique subsaharienne.



I. La Révolution inversée. De l’avant-garde de l’école anthropologique française au triomphe de la réaction barrésienne.

La Ve République est née d’une révolution aujourd’hui en grande partie effacée des mémoires. En mai 1958, l’Algérie fut le théâtre d’un soulèvement populaire appuyé par l’armée. Ce soulèvement répondait à la vaste problématique coloniale, voire déjà postcoloniale – car depuis l’avènement de la IVe République, on ne parlait plus d’empire ni de colonies, mais d’Union française et de territoires d’outre-mer –, qui secouait la France, quoique diversement et bien au-delà du seul cas algérien, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Or si le « Vent de l’Histoire » souffla incontestablement après 1945, il appelait une abolition du colonialisme qu’on aurait tort d’identifier nécessairement à une aspiration à l’indépendance. En effet, à l’époque, si les leaders de l’Afrique française jugeaient la décolonisation indispensable, ils l’envisageaient selon des modalités qui, le plus souvent, n’impliquaient nullement l’indépendance. Pour en finir avec le colonialisme, la plupart d’entre eux prônaient un rapprochement égalitaire et fraternel de l’Outre-Mer avec la métropole. A leurs yeux, la décolonisation devait s’inscrire dans le cadre d’une unité franco-africaine non seulement maintenue, mais surtout renforcée par l’instauration de l’égalité et de la fraternité dont le Parlement devait à la fois refléter, servir et garantir la promotion, en vue de bâtir une nouvelle civilisation à vocation universelle.

En septembre 1946 à l’Assemblée nationale, le député Léopold Sédar Senghor déclarait : « Si l’on veut y réfléchir, ce rôle de creuset de culture a toujours été celui de toute grande civilisation, de la française en particulier. Cette usine dévorante qu’est la tête française a besoin, pour ne pas tourner à vide, d’un afflux constant de matière première humaine et d’apports étrangers. (…) Depuis la pré-renaissance, la France a reçu, successivement, les apports gréco-latins, italiens, espagnols, anglo-saxons. Depuis le XIXe siècle, c’est l’afflux des éléments « barbares », et j’emploie ce mot avec une humble fierté. (…) Il est question, pour la métropole, de féconder ses terres au moyen des alluvions de l’humanité que nous lui apportons. (…) C’est ainsi qu’ensemble nous créerons une nouvelle civilisation, (...) un humanisme nouveau qui sera à la mesure de l’univers et de l’homme en même temps. »

En d’autres termes, pour la plupart des Africains de l’époque, prôner la décolonisation, c’était non pas mettre en cause l’unité politique franco-africaine, mais revisiter les modalités de cette unité, selon des voies susceptibles, précisément, de la renforcer par la stricte application des principes républicains. Or la IVe République répondit à ces revendications égalitaires par des décentralisations successives qui permettaient d’esquiver l’égalité politique, que ce fût en Afrique subsaharienne ou en même Algérie, pourtant définie comme département français. Découlant de ce refus de l’égalité, sous couvert d’autonomie, la perspective de l’indépendance s’affirmait chaque jour davantage. Elle finit par mettre le feu aux poudres en Algérie.

Le soulèvement d’Alger en mai 1958, encouragé – pour ne pas dire fomenté – par les réseaux gaullistes, confina au putsch militaire. Il se solda par la chute du ministère Pflimlin, le retour du général de Gaulle au pouvoir, et le remplacement de la IVe République par la Ve. Ce changement fut finalement approuvé quatre mois plus tard par le peuple français, avec une majorité écrasante de près de 80 % lors du référendum organisé le 28 septembre 1958. L’une des grandes originalités de la nouvelle constitution consistait dans l’octroi de l’égalité politique pleine et entière aux populations arabo-berbères des départements d’Algérie. Ce qu’on appela « l’Intégration ».

Le programme de l’Intégration consistait en un grand saut égalitaire en faveur des populations indigènes d’Algérie, dans le respect de leur personnalité culturelle. Il avait pour concepteur Jacques Soustelle, anthropologue de réputation internationale. Spécialiste des civilisations amérindiennes, militant antiraciste dans les années 1930, résistant durant l’épopée de la France libre, il avait été après la guerre une figure éminente du RPF, le parti gaulliste. Soustelle avait posé les premiers jalons de l’Intégration trois ans plus tôt, en tant que gouverneur général d’Algérie, nommé à ce poste par le ministère Mendès France en janvier 1955, quelques mois seulement après le déclenchement de ce qui deviendrait la guerre d’Algérie. Ce projet coïncidait avec les options du grand ethnologue Paul Rivet, signataire avec Robert Delavignette et Albert Bayet de l’Appel pour le salut et le renouveau de l’Algérie française2, et les préconisations énoncées par Claude Lévi-Strauss, ami de Soustelle, dans Tristes Tropiques

« Si, pourtant, une France de quarante-huit millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous nous refusons de risquer. Le pourrions-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser ? Nous sauverions-nous nous-mêmes, ou plutôt ne consacrerions-nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel dont sa moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Taxila, dans ces monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est possible3 (...). »

L’Intégration rejoignait également les analyses de l’ethnologue Germaine Tillion qui émettait les plus sérieuses réserves à l’égard de l’indépendance algérienne, et décelait dans l’anticolonialisme « l’alibi de la clochardisation » comme « l’anti-esclavagisme a[vait]été l’alibi du colonialisme.4 »

Alors que la Révolution de 58 était sous-tendue par une vision politique élaborée par l’avant-garde de l’école anthropologique française, c’est contre toute attente « un officier de filiation nationaliste et conservatrice, voire monarchiste5 », Charles de Gaulle, qui prétendit la conduire. Mais le miracle n’en était pas un. Le Général était résolument hostile à ce programme égalitaire, éminemment républicain, qui lui avait permis de revenir « aux affaires » et de justifier la méthode employée pour y parvenir, le coup d’Etat militaire. L’égalité qu’il avait promise aux populations indigènes d’Algérie, il l’avait également fait miroiter à celles d’Afrique subsaharienne, dans son discours de Mostaganem (6 juin). Or, dans son for intérieur, le nouveau chef du gouvernement la jugeait insensée. Aussi, une fois élu chef de l’Etat sur le programme de l’Intégration, il renversa les alliances. S’appuyant sur ceux qu’il avait prétendu contrer – les représentants du « Système » de la IVe République –, il neutralisa ou élimina progressivement tous ceux qui, ayant œuvré à son retour au pouvoir, refusaient sa volte-face.

Les quelques proches que le Général avait tenus dans la confidence – pendant qu’il donnait le change aux autres – ne furent guère surpris de ce retournement. Grand lecteur de Maurice Barrès, De Gaulle se faisait, selon une expression tirée des Cahiers, « une certaine idée de la France ». De cette « idée » étaient collectivement exclus les Arabo-Berbères aussi bien que les Noirs africains. Ce faisant, le Général suivait, comme dans bien d’autres domaines, les préceptes énoncés soixante ans plus tôt par l’auteur de La Terre et les Morts (1899), sans tenir compte des inflexions que ce dernier avait esquissées, à la faveur de l’Union sacrée, dans Les Diverses familles spirituelles de la France (1917). Pas davantage, De Gaulle ne se souciait des recommandations qu’Ernest Renan avait formulées dans Qu’est-ce qu’une nation ? (1882), où le « dieu de la IIIe République6 » prônait le principe de l’autodétermination et privilégiait la « conscience morale » sur les critères de race, de religion et même de culture. Surtout, le Général s’affranchit des principes fondateurs de la République héritière de 1789.

Sans doute davantage encore que la question algérienne7, la question subsaharienne permet d’éclairer ce que furent, au cours de la parenthèse 1958-1962, le fond et la forme de la politique gaullienne. Parmi d’autres, retenons deux épisodes particulièrement révélateurs. Le premier, l’affaire gabonaise, coïncida avec la naissance de la Ve République, dans le viol de la Constitution ; le second, la loi 60-525, survint à la veille des indépendances dont elle leva le dernier obstacle : le peuple, toujours dans le viol de la Constitution.

Lors du référendum du 28 septembre 1958, les populations gabonaises approuvèrent à 92 % l’adhésion du Gabon à la Communauté française. Forts de ce résultat, s’appuyant sur l’article 76 de la Constitution qui en offrait la possibilité, le Conseil de gouvernement du Gabon et son président, Léon Mba, mandatèrent le gouverneur Louis Sanmarco à Paris, afin de demander la départementalisation de leur territoire. Reçu par le ministre de l’Outre-Mer, Bernard Cornut-Gentille, Louis Sanmarco essuya un refus tonitruant.

Le Général expliqua à Alain Peyrefitte : « Au Gabon, Léon Mba voulait opter pour le statut de département français. En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut. Heureusement que la plupart de nos Africains ont bien voulu prendre paisiblement le chemin de l'autonomie, puis de l'indépendance8. »

Sachant que les 450.000 habitants que comptait alors le Gabon représentaient à peine 1 % de la population métropolitaine, on peut s’étonner que le gouvernement français ait refusé la départementalisation par crainte des dépenses qu’une telle opération aurait impliquées. D’autant que d’importantes ressources pétrolières avaient déjà été découvertes à Port-Gentil. Mais c’est qu’en réalité, sous l’affaire gabonaise perçait la vaste question africaine.

De Gaulle savait qu’en accédant à la demande gabonaise, il aurait créé un fâcheux précédent. L’enjeu de la départementalisation réclamée par Léon Mba et son Conseil de gouvernement dépassait largement le seul cadre gabonais. Au Sénégal, par exemple, les autorités maraboutiques, autorités traditionnelles dont l’influence était grande sur les populations, ne cachaient pas leur inclination en faveur de ce statut. Pour le gouvernement français, accepter d’appliquer l’article 76, c’était donc inciter de nombreux autres territoires africains de la Communauté à s’engouffrer dans la brèche. S’il avait satisfait la demande gabonaise, Paris n’aurait plus été en position de refuser un statut identique aux autres membres de la Communauté qui auraient trouvé avantages – économiques, sociaux et politiques – à le réclamer eux aussi. Une telle réaction en chaîne aurait anéanti le projet du président de Gaulle, qui comptait démanteler l’ensemble franco-africain pour débarrasser la France de ses populations africaines et remodeler, du même coup, son outre-mer sur un modèle néocolonialiste.

On devine ce que le « niet » gaullien signifia pour les leaders politiques subsahariens. Charles de Gaulle mesurait parfaitement cet enjeu. D’ailleurs, justifiant son refus de la départementalisation du Gabon, il expliqua à Alain Peyrefitte : « Vous croyez que je ne le sais pas, que la décolonisation est désastreuse pour l'Afrique ? (...) C'est vrai que cette indépendance était prématurée. (...) Mais que voulez-vous que j'y fasse ? (...) Et puis (il baisse la voix), vous savez, c'était pour nous une chance à saisir : nous débarrasser de ce fardeau, beaucoup trop lourd maintenant pour nos épaules, à mesure que les peuples ont de plus en plus soif d'égalité. Nous avons échappé au pire9 ! (...) ».

Moins d’un an et demi plus tard, violant cette fois l’article 5 de la Constitution qui le pose comme « garant de l’intégrité du territoire », le président de la République ordonna purement et simplement à Léon Mba de prendre l’indépendance. Florence Bernault note : « Le rapport politique mensuel du haut-commissaire de la République française au Gabon de février 1960, mentionne des instructions données par le général de Gaulle, le 19 février 1960, qui poussaient le Gabon à demander l’indépendance10. »

Six mois après l’injonction gaullienne, le 17 août 1960, dernier territoire de l’Afrique noire française à devenir indépendant, le Gabon finit par se résigner à se séparer officiellement de la France.

L’affaire de la loi 60-525 est peut-être encore plus lourde de sens. (Lire ici notre article consacré à la loi 60-525).

La Constitution disposait que pour qu’un Etat de la Communauté accède à l’indépendance, ses habitants devaient l’approuver par référendum. La loi 60-52511 (juin 1960) permit, par le biais d’un demi-alinéa singulièrement subreptice, de les déposséder de ce droit. Pour la faire voter, Charles de Gaulle viola encore la Constitution, cette fois sur au moins quatre points fondamentaux12. Fait notable, le Conseil d’Etat émit un avis défavorable (26 avril 1960), tandis que Vincent Auriol, ancien président de la République et membre de droit du Conseil Constitutionnel, démissionna en plein vote de la loi (25 mai 1960).

En réponse aux réserves du Conseil d’Etat, le gouvernement prétendit, entre autres arguments, que la loi 60-525 permettait de renforcer la Communauté. Dans les faits, dès le mois suivant, les événements démontrèrent qu’au contraire, elle facilitait son démembrement. Ainsi, au cours de l’été 1960, la quasi-totalité des territoires d’Afrique subsaharienne française accédèrent à l’indépendance sans que leurs populations fussent consultées.

Justifiant en coulisses sa politique africaine, le Général expliqua à Alain Peyrefitte :

« Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils [Paul Rivet, Robert Delavignette, Claude Lévi-Strauss, Jacques Soustelle, Germaine Tillion, etc.] sont très savants (…) Il ne faut pas se payer de mots ! C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. »
Est-il besoin d’expliquer qu’une telle conception de la « francité » s’oppose radicalement aux principes de la République, héritière de la Révolution de 1789… et de 1958 ?

II. Conséquences politiques, économiques et morales d’une transgression.
Très officiellement, le « dégagement » répondit à de nobles impératifs politiques – le « Vent de l’Histoire » ou « Sens de l’Histoire », le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », la « liberté » – et, plus officieusement, financiers – « La Corrèze plutôt que le Zambèze13 ». En réalité, tandis que s’offraient bien d’autres voies, fédérales, confédérales ou même jacobines, le gouvernement français fit le choix de la scission au nom de considérations civilisationnelles et raciales, jamais avouées publiquement comme telles.

Plutôt que de développer harmonieusement toutes ses provinces d’Europe et d’outre-mer, au lieu de leur permettre d’être à la fois pleinement elles-mêmes et pleinement la France dans son ampleur planétaire, plutôt que de favoriser la préservation des cultures dans leur originalité, de leur permettre d’échanger et d’affiner délicatement leurs génies respectifs sous l’égide des Lumières, au sein de la grande République qu’avaient rêvée tant d’hommes et de femmes, l’Etat gaullien les sépara selon des critères de race, de civilisation et de religion.
La « décolonisation » visait à esquiver le métissage du peuple français, et ses conséquences directes, celui du Parlement et du gouvernement français.
Pourtant, la « décolonisation » ne saurait être réduite à un calcul civilisationnel. Elle visait aussi à organiser le néocolonialisme. La plupart des anciens territoires, trop sous-développés pour assurer leur indépendance, demeurèrent étroitement liés à l’ancienne métropole et contrôlés depuis l’Elysée. De ce point de vue, en dépit des trompe-l’œil sémantiques, non seulement la décolonisation n’en fut pas une, mais elle fut en définitive très exactement le contraire. En ce sens et paradoxalement, pour reprendre une célèbre formule de Lénine, la « décolonisation », loin d’être une défaite du capitalisme, apparaît en réalité comme son « stade suprême », doublé d’un autre stade suprême : celui d’une forme rampante du racisme. Au gré d’une ségrégation organisée à l’échelle intercontinentale.
Sous la IVe République, les parlementaires africains avaient défendu avec d’incontestables succès les intérêts de leurs électeurs au Parlement français – abolition du travail forcé et du statut de l’indigénat (1946), importants crédits au développement (FIDES) qui permirent le financement de nombreuses infrastructures et un rapide essor de l’économie. Sous la Ve République, la « décolonisation » permit l’escamotage de ce bouclier démocratique et républicain, en privant les populations répudiées de la double protection de la Constitution et des représentants que celle-ci leur concédait. La métropole qui ne disait plus son nom, désormais libérée d’une grande partie de ses charges, dispensée de redistribuer aux Ultramarins les dividendes du développement, put dès lors être livrée aux joies étourdissantes de la société de consommation et du rock’n’roll. A contrario, les territoires africains, désormais érigés en Etats prétendument « souverains », furent rapidement confrontés à de graves difficultés.

Vue sous cet angle, la décennie 1960 ne fut économiquement prospère pour la France qu'au prix d'une illusion d'optique. Officiellement réduite à sa partie de loin la plus riche – « l'Hexagone » et quelques « confettis » ultramarins rescapés –, l'ancienne métropole continua néanmoins à bénéficier, par le biais du néocolonialisme, de la main-d'œuvre et des richesses de ses anciens territoires africains, y compris le pétrole algérien14Or dans les territoires africains officiellement « libérés », mais en réalité demeurés sous le contrôle de l'Elysée, après des « indépendances »  brièvement – et délibérément – idylliques, les ravages économiques et sociaux succédèrent aux conflagrations politiques.
Un demi-siècle durant, les citoyens déchus de l’Outre-Mer, fuyant la misère, affluèrent d’année en année dans l’ancienne métropole, travailleurs le plus souvent très pauvres, et sans cesse plus nombreux, dans cette « mère-patrie » qui leur avait été confisquée. Par leur nombre, ils déjouèrent du même coup, suprême ironie, les plans initiaux qui avaient justifié leur éviction.
Parallèlement, à partir des années 1970, la France hexagonale fut frappée à son tour par la crise résultant de son rétrécissement. Une crise économique mais aussi morale, aggravée par les postures qu’adoptait le régime pour enfouir ses turpitudes. Car tout en poursuivant dans la voie du néocolonialisme hérité du Général, ses successeurs se drapèrent dans le manteau de Tartuffe. Désormais adversaires déclarés du racisme, ils mirent sans cesse le peuple français au banc des accusés, refoulèrent ou dénigrèrent ad nauseam l’histoire commune, et développèrent avec toujours plus de manichéisme le récit fallacieux de la « décolonisation », en glorifiant « la lutte des peuples pour l’indépendance ». L’ensemble de ces menées visait à dissimuler les vrais motifs qui avaient conduit à l’abandon, autant qu’au maintien d’un impérialisme colonialiste qui ne disait plus son nom.
Au fil des décennies, l’histoire fictive remplaçant peu à peu l’histoire vécue, les rancœurs s’accumulèrent, aggravées par des publications retentissantes qui dénonçaient en détails les réseaux et les méfaits du néocolonialisme15. Ainsi l’amour mêlé de fascination qu’avaient longtemps nourri les Africains pour la France et le peuple français céda progressivement le pas à la haine, grande pourvoyeuse de haines en retour. L’obscurantisme religieux, exporté à travers le monde par les pétrodollars du Golfe avec la bénédiction de Washington, trouva dans la « désintégration » des « cités » un terrain préparé à son expansion. A partir des années 1990, tandis que la chute de l’URSS levait tout frein au modèle ultralibéral porté par les Etats-Unis, la France n’ayant plus la taille critique pour imposer son modèle au monde, elle subit celui du plus fort. Cette remise en question du modèle français issu du programme du CNR (Conseil National de la Résistance, 1944) aboutit, au cours des années 2000, à une inquiétante érosion économique et sociale.

L’ensemble de ces phénomènes constituèrent un cocktail explosif, entre désindustrialisation, chômage de masse et désintégration pétrie d’islamisme des banlieues « immigrées » – en réalité peuplées en grande partie de descendants des anciens citoyens déchus, mais bien entendu jamais identifiés comme tels. En réaction, apparurent les identitaires « gaulois », violemment hostiles à l’Europe libre-échangiste autant qu’au métissage et à l’immigration. Après trois décennies de mondialisme débridé, de communautarisation de la société et de cabotinage antiraciste, la citation de Charles de Gaulle au sujet de la France « avant tout de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne » fut remise goût du jour. Sur le terrain idéologique, la boucle était bouclée. En attendant que les urnes finissent par donner corps aux slogans…


III. Aggiornamento historiographique et issue fraternelle.

Le démantèlement de l’ensemble franco-africain coïncidait avec les desiderata des Etats-Unis et de l’Union Soviétique aussi bien que des « Non-Alignés ». Les « indépendances » ne cessèrent donc jamais, quelle que fût l’ampleur du désastre, d’être présentées comme une merveille des merveilles, source de tous les progrès et de tous les épanouissements. En France, le jeu de dupes auquel se livra De Gaulle en 1958 fut réduit à une regrettable équivoque, et la contre-révolution qu’il conduisit vantée comme le fruit d’un pragmatisme visionnaire en phase avec la République et la démocratie.

Aujourd’hui, dans les sphères ayant trait au pouvoir, nul n’ignore plus l’histoire inavouable de la « décolonisation », mais chacun préfère la taire. Notre époque parle sans cesse de névroses individuelles – le plus souvent, du reste, avec aux lèvres un grand sourire narcissique – sans voir que ce qui ronge la France post-gaullienne, c’est une névrose collective, nourrie de ce secret inavouable qui nous condamne à vivre ses funestes conséquences.


On ne pourra faire l’économie d’un pénible et immense aveu. Car tous ces non-dits, tous ces travestissements d’Histoire sont autant de flétrissures que les « Français issus de l’immigration », sans doute plus encore que les autres, savent et refoulent, et dont ils souffrent. Les Français d’origine africaine ne peuvent aisément se réclamer d’une nation qui a rejeté leurs grands-parents et qui tente, par tous les moyens, de le faire oublier. Comment se sentir citoyens d’une République qui, depuis près d’un demi-siècle, ment et travestit l’Histoire pour dissimuler ses choix et les raisons de ces choix, touchant à des territoires et à des hommes intimes à vos sensibilités affectives ? Comment se sentir partie intégrante d’un pays que vos ancêtres ont rejeté à cor et à cri, vous répète-t-on comme à plaisir, parce qu’ils ne voulaient à aucun prix en être les membres ? Comment, enfin, désirer appartenir à un peuple qu’on vous décrit comme un monstre et votre ennemi vaincu ? Alors, mue par la force folle et âpre du refoulé, la jeunesse issue de l’ancien Outre-Mer met de plus en plus souvent le feu à la France. On n’immole rien avec tant d’ardeur que ce qui fut en vain adoré.

A l’extérieur des frontières hexagonales, en l’an 2016, dans les plus francisées des sphères intellectuelles africaines, on n’avoue plus son amour pour la France que du bout des lèvres ou par de subtiles périphrases. La francophilie a des parfums de trahison, quand le nationalisme le plus étroit se porte en bandoulière et vaut brevet de vertu. La posture dispense de regarder l’Histoire en face. Le déni de francité qui souvent fonda les indépendances africaines, la revendication égalitaire contrariée, disparaissent comme poussière sous le tapis de l’amour-propre. Dignité sauve, ou à peu près, tandis que le petit peuple paie depuis des décennies le prix de la misère, de la tyrannie et parfois de l’esclavage, on mythifie la lutte, acidulée aux arômes de fierté et liberté. La pirouette permet de cacher ses propres responsabilités, la double nationalité dont on jouit sans vergogne, les petits-fours et le champagne qu’on a bien dans l’estomac, et même de caviarder les yeux de ceux qui pourraient avoir l’idée de s’en plaindre. Au passage, la feuille de route du Général est parfaitement respectée : « ces gens-là » ne se veulent à aucun prix Français.

Au spectacle de combinaisons aussi retorses, faut-il désespérer ?

Pas encore. Car malgré l’immense passif accumulé, malgré les désillusions en cascades et la propagande tous azimuts, nombre d’Africains, en particulier parmi le petit peuple, aspirent toujours aujourd’hui à bâtir l’avenir avec la France et l’Europe qui l’accompagne. Et pour une grande partie des populations européennes, notamment des Français, malgré la poussée identitaire qui menace de tout emporter, la réciproque reste vraie.

N’en déplaise aux partisans du divorce, Blancs ou Noirs, calculateurs ou dupes, aujourd’hui encore nombre d’Africains, de Français, d’Européens accueilleraient avec bonheur une ample et nouvelle politique franco-africaine et euro-africaine enfin fraternelle, au service du bien-être économique, social et moral des populations des deux continents.

Les élites politiques françaises et africaines pourraient-elles refuser de se montrer enfin dignes d’une tâche qui engage nos civilisations ? Car il s’agit rien moins que de réparer les dégâts de siècles d’histoire absurde ou rapace, auxquels toutes ont leur part. Le projet est exaltant. Par un dialogue ouvert et d’égal à égal entre les Etats intéressés, bâtir une politique novatrice, conjuguée sur les trois axes fondamentaux que sont la santé, l’éducation de qualité pour tous, et la justice sociale. Un projet financé par une BCE (Banque Centrale Européenne) enfin assujettie au politique, appuyé et organisé par la puissance publique, incluant tous les échelons de la société : gouvernements, parlements, administrations et, surtout, populations.

Accompagnée de l’Europe et de son premier allié l’Allemagne, concernée elle aussi au premier chef par les grands desseins historiques et fraternels, après un XXe siècle atroce et lamentable, la France est à la croisée des chemins.

Le XXIe siècle de fraternité qu’il faut construire avec l’Afrique comme le souhaitent beaucoup d’Africains, en particulier les plus pauvres d’entre eux, exigera des élites françaises et européennes comme des élites africaines une grandeur d’âme jamais vue. Les unes devront regarder en face l’histoire d’amour qui fut brisée avec l’Afrique en 1960. Les autres devront cesser d’agir en alliées du néocolonialisme gaullien et post-gaullien, et seraient bien inspirées, elles aussi, de regarder leur histoire en face. Celle d’une Afrique à la fois fière de ses racines mais aussi fascinée et attirée par l’Europe. Une Afrique à la fois sûre de son génie propre, mais aussi éprise du génie spécifique de la France. Car c’est à force d’avoir été méprisée par un certain Occident que l’Afrique a fini par ne plus voir tout ce que la France et l’Europe admirent chez elle, et désirent infiniment, de longue date, en toute fraternité et humanité, comme l’Afrique en retour.

Dans le Jardin des Délices (1504) de Jérôme Bosch, non seulement les Blancs et les Noirs marchent côte à côte, parlent, débattent, s’amusent, mais encore ils s’aiment et vivent ensemble la maternité. Tandis qu’aux côtés de La Liberté guidant le peuple (1830) d’Eugène Delacroix, un fier mulâtre au béret rouge brandit le sabre, sur la barricade, entouré de ses camarades révolutionnaires, blancs, parisiens.

En écoutant un peu plus la voix des ancêtres, les souvenirs des nobles vieillards, certaines élites africaines totalement déracinées et vautrées dans la tartufferie dictée par ce qu’il reste du colon, se désoccidentaliseraient peut-être un peu, se franciseraient en tout cas autrement, enfin s’africaniseraient davantage. Alors la vérité sur ce qui fut aussi une grande histoire d’amour franco-africaine cesserait de leur apparaître comme un scandale exclusif et ulcérant. Au lieu de voir cet autre et beau souvenir de la France comme une nouvelle imposture, un énième subterfuge de l’impérialisme français ou occidental, ils verraient ces souvenances soudain si fortes et vivifiantes s’inscrire dans un mouvement infiniment plus vaste et d’une tout autre nature, séisme bienfaisant dans une tectonique intercontinentale, politique et spirituelle, placée sous le signe de la fraternité et du dépassement historique, de la négritude et de la francité inclusives, de la mutation et du retour aux sources, baignée dans les Lumières, à l’échelle des siècles et des millénaires…

Mais sachons, ici, rester à hauteur d’homme.

La France et l’Afrique sont bien davantage faites l’une pour l’autre que ne le disent certaines élites françaises ou africaines, ou plutôt franco-africaines, complices, sous-produits dérisoires d’une idéologie perverse qui divise, bâillonne et asservit depuis trop longtemps le peuple et ses voix profondes. Une histoire falsifiée qui trahit l’Afrique et la France, se nourrit de leur destruction et s’enivre dans ses tours d’ivoire.

Le plus grand nombre ayant enfin la parole comme l’exige la démocratie, avec l’enthousiasme des vieux Africains qui voient la France bien plus grande que ne la voient la plupart des Français, que renaisse un amour franco-africain tout de luxe, de calme et de volupté, comme un tableau de Jérôme Bosch, comme une transe au vertige extatique et heureuse, comme un rêve de Senghor, de Germaine Tillion, d’Alioune Diop ou de Lévi-Strauss, présage d’un immense ensemble franco, pardon, euro-africain… ou afro-européen chevauchant les continents…

Enraciné dans la nuit des temps et illuminant le plus grand avenir…

Alexandre Gerbi


Notes

1 Discours à la tribune du Grand Conseil de l’AEF (Afrique Equatoriale Française), 21 octobre 1957, cité par Pierre Kalck, in Histoire centrafricaine, des origines à 1966, L’Harmattan, 1992, p. 291. Barthélémy Boganda était le principal leader politique d’Oubangui-Chari, future République centrafricaine. Patriote franco-africain et panafricaniste, celui qui avait pour devise « Zo kwé zo » (« Un homme vaut un homme ») prônait en particulier l’unité de l’« Afrique latine » (française, belge et portugaise). Il disparut dans un accident d’avion le 29 mars 1959.
2 Le Monde, 21 avril 1956.
3 Tristes tropiques, Plon, 1955, rééd. Pocket, 1984, pp. 486-487.
4 L’Algérie en 1957, Éditions de Minuit, 1957, pp. 41 et 79.
5 Selon l’expression de Pierre Viansson-Ponté.
6 Selon le mot ironique de Léon Daudet.
7 Sur l’affaire d’Algérie, lire en particulier Todd Shepard, 1962, Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Petite Bibliothèque Payot, 2008.
8 C'était de Gaulle, t. 2, pp. 457-458.
9 Ibid.
10 Rapport politique mensuel, février 1960, s.r., s.d. ANSOM, aff. Pol. 2243-B3, cité par Florence Bernault in Démocraties ambiguës en Afrique centrale, Congo-Brazzaville, Gabon : 1940-1965, Karthala, 1996, p. 298.
11 Loi constitutionnelle n° 60-525 du 4 juin 1960 tendant à compléter les dispositions du titre XII de la Constitution.
12 Voir notre article « L’effarante loi 60-525 » in Décolonisation de l’Afrique ex-française, Enjeux pour l’Afrique et la France d’aujourd’hui, L’Harmattan, 2010. Cet article est également disponible sur Fusionnisme, ici.
13 Selon l’expression de Raymond Cartier.
14  En vertu d'accords que la nationalisation des avoirs français par l'Etat FLN, le 24 février 1971, rendit caduques, quelques mois seulement après la mort de Charles de Gaulle, survenue le 9 novembre 1970. Et deux ans et demi avant le premier choc pétrolier d'octobre 1973, qui sonnerait le glas des Trente Glorieuses.
15 En particulier, à partir des années 1990, les ouvrages de F.-X. Verschave.