26 mars 2012

L'imposture Stora ou La plateforme mensongère du Cinquantenaire de l'indépendance algérienne

plus c'est gros, mieux ça passe...



L'imposture Stora

ou

La plateforme mensongère

du Cinquantenaire

de l'indépendance algérienne



par
.
Alexandre Gerbi




Tandis que le pays, miné par ses mensonges postcoloniaux, n’en finit pas de s’effondrer et de se fragmenter, France 2 a diffusé La Déchirure, dimanche 11 mars 2012, à 20h45. Ce documentaire sur la guerre d’Algérie, signé Benjamin Stora et Gabriel Le Bomin, au-delà des nobles déclarations d’intention de ses auteurs, relève d’une énième, grossière et très pernicieuse manipulation à destination des masses. Explication.



Faut-il vraiment s’étonner qu’en l’an 2012, un documentaire sur la guerre d’Algérie, diffusé en prime time sur la première chaîne du service public, France 2, et annoncé à grand renfort de publicité, soit un habile travail de mensonge ? Les téléspectateurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, qui ont largement boudé le programme…

Faut-il davantage s’émouvoir, connaissant les ressorts classiques de la propagande, de l’audace des auteurs, Benjamin Stora et Gabriel Le Bomin, qui prétendent avoir cherché à approcher au plus près la Vérité ? Dans une interview donnée à l’hebdomadaire L’Express, Gabriel Le Bomin déclare : « Nous avions la volonté de raconter la mémoire de tous, de n'oublier aucun des acteurs de cette tragédie. Nous ne voulions rien occulter (…) ». Et d’expliquer : « Pour moi, il aurait été inconcevable de faire ce film sans la collaboration de Benjamin Stora. Il n'était pas question de se contenter d'empiler les mémoires, d'empiler les douleurs. Il fallait quelqu'un qui puisse prendre de la hauteur pour expliquer la complexité, l'enchaînement de ces huit années de guerre. J'ai essayé de comprendre son point de vue et je me suis reconnu dans sa volonté d'apaiser les mémoires. »

Or ce documentaire occulte – délibérément – nombre d’aspects fondamentaux de la guerre d’Algérie. Loin de « prendre de la hauteur », il livre une énième déclinaison de l’histoire fallacieuse commune à l’Etat français, à sa créature l’Etat algérien, ainsi qu’à la doxa planétaire qui prévaut depuis la guerre froide. Pour ainsi dire rien de nouveau, donc, dans ce travail sommaire, partiel et partial, qui recycle à l’envi les procédés qui permettent, depuis un demi-siècle, de travestir aux yeux du grand public l’histoire des « indépendances », en particulier celle de l’Algérie.

Je dis aux yeux du grand public car dans les hautes sphères du pouvoir, c’est-à-dire parmi les élites politiques, médiatiques et intellectuelles, tous les acteurs renseignés sur le sujet savent pertinemment que l’histoire officielle, telle que B. Stora et G. Le Bomin l’ont déployée en bande colorisée sur l’écran de France Télévision, est une diversion destinée à enfouir l’inavouable, l’insupportable, l’écrasante réalité du largage de l’Afrique (en tout cas de ses populations…) par la France, en particulier celui de l’Algérie.

De facto, La Déchirure tait totalement que le dégagement fut décidé par l’Etat français, et en grande partie accompli par Charles de Gaulle, pour plusieurs raisons conjuguées :

- Politique : esquiver l’égalité politique revendiquée par les Africains, en particulier les Algériens, qui ne supportaient plus d’être considérés comme des citoyens de seconde zone. Esquiver, aussi, le corollaire de cette égalité, à savoir l’arrivée de centaines de députés Africains au Parlement, mais aussi de nombreux ministres africains au gouvernement, voire un Africain au sommet de l’Etat. Avec, à la clef, l’abolition du colonialisme ou, si l’on préfère, l’impossibilité d’exploiter sans entraves l’Afrique et les Africains…

- Civilisationnelle : esquiver le métissage de la France, auquel l’unité franco-africaine maintenue aurait conduit. Autrement dit, esquiver l’avènement d’une grande République franco-africaine ou afro-française, égalitaire, fraternelle et sociale, par-delà les races et les religions… En somme, avec de Gaulle, la République française (ou plutôt franco-africaine ou afro-française…) refusa de devenir un géant politique et civilisationnelle, une sorte de Brésil intercontinental, en plus grandiose…

- Sociale : esquiver, par des indépendances fictives, la redistribution des richesses aux populations d’Afrique, redistribution qu’implique l’Etat républicain et démocratique à travers les infrastructures diverses, l’école publique et gratuite, la sécurité sociale, les allocations familiales, etc.

- Economique : En sortant les territoires d’Afrique du cadre protecteur démocratique et républicain, rendre possible la relance du colonialisme par le néocolonialisme, ce que d’aucuns surnommèrent ultérieurement la « Françafrique » (ou « France-à-fric »). En effet, comme je l’ai montré dans Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (Ed. L’Harmattan, 2006), du point de vue de l’Etat français, le projet néocolonialiste était contenu dans l’idée même de « décolonisation ». En ce sens, loin de marquer la fin du colonialisme, les « indépendances » (fictives, puisque les anciens territoires africains de la France continuèrent d’être téléguidés depuis l’Elysée) en furent le tremplin, conçu comme tel mais, bien entendu, présenté comme le moyen de toutes les libérations. La suite démontra évidemment le contraire…

Force est de constater que ces quatre axes fondamentaux de la prétendue décolonisation, qui sous-tendirent également au premier chef la question algérienne, sont totalement occultés dans le documentaire de Benjamin Stora et de Gabriel Le Bomin.

Les enjeux politiques, les considérations économiques et sociales (pourtant bien connues des historiens, et depuis longtemps, sous le nom de « cartiérisme » ou « complexe hollandais »), et les inquiétudes, voire les terreurs civilisationnelles – crainte que la France, selon le mot d’Edouard Herriot, devienne « la colonie de ses colonies », ou qu’elle soit, selon l’expression du général de Gaulle, « bougnoulisée », crainte que son village finisse par s’appeler, selon lui encore, « Colombey-les-Deux-Mosquées », crainte de voir des centaines de députés arabo-berbères (et nègres…) au Palais-Bourbon et, un jour prochain, toujours selon de Gaulle, « un président Arabe à l’Elysée » – sont entièrement passées sous silence par le film de B. Stora et G. Le Bomin. Et pour cause : la thèse centrale de La Déchirure est celle, éculée, d’une « marche vers l’indépendance » inéluctable car inscrite dans « le sens de l’Histoire », fruit de la volonté farouche du peuple algérien (et, au-delà, africain) de se séparer de la France. Cette thèse essentiellement fausse, comme je l’ai montré avec Raphaël Tribeca dans La République inversée, Affaire algérienne et démantèlement franco-africain (Ed. L’Harmattan, 2010) après Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (Ed. L’Harmattan, 2006), fait fi d’au moins trente années de recherche historique en France comme à l’étranger.

Avec Benjamin Stora, c’est un peu comme si l’historiographie s’était arrêtée à la fin des années 1970. La Déchirure semble tout ignorer des révélations d’Alain Peyrefitte dans C’était de Gaulle (Ed. Fayard, 1994), révélations qui, du reste, n’en étaient pas, puisque JR Tournoux, dans la très méconnue Tragédie du Général (Ed. Plon, 1967), et le gouverneur Louis Sanmarco, dans l’encore plus méconnu Colonisateur colonisé (Ed. ABC, 1982), avaient déjà dit l’essentiel sur la question… Les récents travaux, pourtant retentissants, de l’historien américain Todd Shepard (1962 : Comment l'indépendance algérienne a transformé la France, Ed. Payot, 2008), semblent également passer à des années-lumière au-dessus de la tête de Benjamin Stora et de Gabriel Le Bomin…

Outre ces oblitérations majuscules, le documentaire de B. Stora et G. Le Bomin pèche par une carence méthodologique fondamentale qui constitue, il est vrai, l’un des stratagèmes classiques du maquillage historiographique de l’affaire algérienne.

En effet, alors que la problématique de la guerre d’Algérie s’inscrit à l’évidence dans le cadre général de la décolonisation franco-africaine, il n’est pas anodin qu’elle soit toujours traitée isolément. Pour ainsi dire, jamais n’est procédé à une mise en perspective, à une articulation avec la décolonisation de l’Afrique noire, qu’une méthodologie élémentaire devrait pourtant imposer. Jamais la trajectoire politique de Charles de Gaulle entre 1958 et 1962 n’est étudiée au regard des menées, concomitantes, du même Charles de Gaulle sur le chapitre subsaharien. Carence guère surprenante, puisqu’à l’aune de l’affaire gabonaise (refus, par l’Etat français, en violation de l’article 76 de la Constitution, de la départementalisation demandée par le Conseil de gouvernement gabonais en 1958), de l’affaire guinéenne et des modalités, imposées par de Gaulle et dénoncées notamment par Sékou Touré et Barthélémy Boganda, du référendum sur la Communauté française (1958), ou encore de la Loi 60-525 (1960) et de ses suites (voir notre article intitulé L’effarante Loi 60-525), le mythe d’un de Gaulle qui aurait rêvé de maintenir l’unité franco-africaine et subi à son corps défendant la marche des peuples vers l’indépendance s’écroule : bien au contraire, le Général se révèle un âpre calculateur décidé à se débarrasser à tout prix de l’Afrique (ou plutôt de ses populations…) en imposant, au besoin, la sécession aux territoires subsahariens. Ce dont l’homme ne faisait d’ailleurs pas mystère dans ses Mémoires d’espoir : « En reprenant la direction de la France, j’étais résolu à la dégager des astreintes, désormais sans contrepartie, que lui imposait son empire ».

Evidemment, dans ces écrits majestueux, Charles de Gaulle n’avoue rien des considérations civilisationnelles et raciales qui présidèrent à ses choix. Plutôt que de s’étendre sur les élucubrations sulfureuses qui le guidèrent dans son entreprise de « dégagement » de l’Afrique, le fondateur de la Ve République préfère invoquer l’argent (les « astreintes »). Les considérations financières ne présentent pourtant qu’un aspect de l’affaire – aspect d’ailleurs contestable, comme le soulignaient les leaders africains de l’époque, au regard, par exemple, de l’immensité des ressources du sous-sol africain, mais aussi de l’immense richesse humaine africaine. Encore eût-il fallu, il est vrai, ne point considérer les Africains comme d’irrécupérables incapables, comme l’a très bien rappelé Jean-Paul Guerlain…

Enfin, s’il était question, comme le prétend G. Le Bomin, de « prendre de la hauteur pour expliquer la complexité, l'enchaînement de ces huit années de guerre », on est en droit de s’étonner que le documentaire s’abstienne, dans le droit fil de l’historiographie classique, de soulever cette question brûlante et essentielle :

Pourquoi les gouvernements successifs de la IVe République, confrontés à partir de 1954 en Algérie à une rébellion armée, se lancèrent-ils dans une guerre qui se révéla particulièrement cruelle et barbare, mais aussi extrêmement onéreuse, sans jamais chercher à attaquer le mal à la racine, c’est-à-dire en accordant simplement l’égalité politique aux populations arabo-berbères ? Pourquoi, pendant trois ans et demi (automne 1954-printemps 1958), alors que l’inégalité politique et les mépris qu’elle impliquait étaient la cause fondamentale du soulèvement d’une fraction croissante des populations autochtones d’Algérie, la IVe République préféra-t-elle la répression (dès lors, vouée à l’échec…) à une réforme égalitaire qui eût privé les indépendantistes de leur principal argument ? Pourquoi fallut-il d’innombrables morts et mutilés dans les deux camps, l’envoi du contingent (jusqu’à 400.000 hommes) et de millions de tonnes d’armement, pourquoi fallut-il enfin un coup d’Etat militaire et le renversement du régime par la force, pour que le gouvernement français s’avise enfin d’accorder l’égalité aux populations arabo-berbères d’Algérie, alors même que cette égalité était proclamée par la Constitution (se reporter, à ce sujet, au préambule de la Constitution de la IVe République ainsi qu’au très retors article 80) et inscrite dans les principes républicains (Liberté, Egalité, Fraternité), et que son refus était, sur cette terre déclarée département français, la cause fondamentale de la guerre ?

Autant d’interrogations centrales et fondamentales que le documentaire de B. Stora et G. Le Bomin ne soulèvent à aucun moment ni d’aucune manière, se bornant à constater cette inégalité, sans plus de commentaire ni d’interrogations…

En réalité, tout indique qu’en préparation de cette année 2012, Cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, les autorités françaises et les autorités algériennes se sont mises d’accord pour désamorcer la bombe historiographique qui risquait de leur exploser au visage. De toute évidence, l’Etat gaullien français et sa créature, l’Etat FLN algérien, se sont accordés sur cette histoire habilement truquée dont Benjamin Stora est le grand prêtre et Gabriel Le Bomin l’enfant de chœur.

La Déchirure témoigne de ce projet, de ce modus vivendi, de cette plateforme.

Il est vrai que pour Paris et Alger, l’année 2012 peut sembler n’être qu’un mauvais moment à passer. Ensuite, une fois éteints les feux de la rampe médiatique inhérents au délicat anniversaire, la guerre d’Algérie et l’indépendance algérienne pourront tranquillement s’enfoncer dans un oubli définitif…

Pour le plus grand désastre de la France, de l’Algérie, de l’Afrique et de leurs populations. Car demeuré intact, le mensonge pourra poursuivre son travail de sape, de divisions, de haines, de ravages. La machinerie infernale continuera de nous dresser les uns contre les autres, pour mieux poursuivre la grande exploitation, à l’aide de toutes les régressions, tyrannie, misère sociale, obscurantisme politique ou religieux, abrutissements divers…

Mais l’essentiel n’est-il pas de maintenir le Système si brillamment mis en place, voilà un demi-siècle, et à grand coups de mensonges, énormes, par Charles de Gaulle, ses alliés grands et petits, ses complices, en France et en Algérie, en Afrique et, au-delà, à travers le monde ?


Alexandre Gerbi




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13 mars 2012

L'Hymen républicain recousu (rediff.)

Tandis que le mensonge
déploie ses ailes de phénix...




A l’occasion du 50e anniversaire
de l'indépendance algérienne




L’Hymen républicain
.
recousu


Réponses à l’adresse de Michel Winock
et des faiseurs d’opinion




Une interview-feuilleton
en 6 épisodes


d’Alexandre Gerbi

par

Raphaël Tribeca






Épisode 1

Nuit de Noces




Raphaël Tribeca : Alexandre Gerbi, vous persistez à vous intéresser à la très respectée décolonisation française, dans le cadre d'un travail qui suit la publication de votre livre, Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (Ed. L’Harmattan, 2006). Dans cet essai, vous explorez des aspects pas vraiment clairs de ce chapitre essentiel de l’histoire contemporaine.


Récemment, à l’occasion du 50e anniversaire du 13 mai 1958, l’hebdomadaire
L’Express est revenu sur les événements de l’époque. L'article le plus historique du dossier est signé Michel Winock, professeur émérite à Sciences Po. Cet historien est l’auteur d'une vingtaine d'ouvrages, principalement d'histoire politique. Dernier en date, 1958, La naissance de la Ve République (Ed. Gallimard, 2008).


Dans son article de L’Express, Michel Winock écrit : «
En 1958, l'insurrection d'Alger, encadrée par une armée décidée à remplacer le gouvernement légal de la République par un « gouvernement de salut public présidé par le Général de Gaulle », eut raison d'un régime politique miné par ses contradictions, épuisé par ses faiblesses, incapable de se défendre. Mendès France eut beau dire: « Je ne voterai pas avec un pistolet sur la tempe », la majorité s'est résignée à s'en remettre au héros, faute de receler les moyens de sa propre résurrection ».


Quels autres éléments illustrateurs du « pistolet sur la tempe » de Mendès, citeriez-vous dans la chronologie ou la logique de l’insurrection ?

Alexandre Gerbi : Le « pistolet sur la tempe », c’est l’Armée soulevée en Algérie à partir du 13 mai 1958, qui réclame bientôt, le 15, par la voix de son chef, le général Raoul Salan, le retour du général de Gaulle au pouvoir. Comme le gouvernement refuse de céder, l’Armée envoie le 24 mai ses paras en Corse, qui s’emparent de l’île sans coup férir, réseaux gaullistes aidant sur place, comme à Alger. Dans l’Hexagone, des mouvements militaires, notamment aériens, parachèvent le tableau... Un putsch en bonne et due forme, dont la caractéristique est d’user de la force progressivement avec le moins de grabuge possible, afin de jouer sur la peur à Paris, pour atteindre un but précis : le retour du général de Gaulle au pouvoir... selon des voies d’apparence légale.


Une remarque : contrairement à ce que laisse entendre Michel Winock dans le sillage de la version officielle de la Ve République, d’un point de vue strictement politique, l’Armée n’a pas l’initiative dans cette affaire. Elle est au service du général de Gaulle, dont les hommes agissent à Alger aussi bien qu’à Paris (Delbecque, Debré, Soustelle, Chaban, etc.).


L’Armée ne bascule dans la sédition contre les hommes de la IVe République que dans la mesure où elle bénéficie d’un parrainage politique et républicain de première importance, celui du général de Gaulle. Le secret fut longtemps bien gardé, mais on sait aujourd’hui que de Gaulle et ses hommes tiraient les ficelles de l’insurrection algéroise et ont poussé l’Armée à se soulever, tout en effectuant un puissant lobbying politique en métropole. Pierre Mendès France a appris à Jean Lacouture qu’en mars 1958, Michel Debré l’avait approché et lui avait parlé d’une solution qui aurait consisté à ramener aux affaires le général de Gaulle (Debré ne précisait pas comment…), qui aurait été alors investi de pouvoirs spéciaux et illimités dans le cadre d’une « mission extraordinaire »… Mendès déclina poliment la proposition en disant : « Tout de même, je préfère la République (1) ». On comprend que lorsque le coup de force s’est réellement produit, deux mois plus tard, Mendès ne tombait donc pas des nues, et refusa d’y apporter son concours avec un « pistolet sur la tempe »…



RT : Pendant ce putsch de mai 1958, quelles tempes ont été « braquées » ?


AG : Dès le 15 mai, immédiatement après que Salan a prononcé son nom, le général de Gaulle se déclare disponible et ose même, quatre jours plus tard, le 19, donner une conférence de presse à Paris pour s’en expliquer. Mais le ministère Pflimlin, soutenu par l’Assemblée, refuse de se démettre. Huit jours plus tard, le 24 mai, comme on l’a vu, l’Armée s’empare de la Corse. Le bruit court alors à Paris, que l’« Opération Résurrection » est en marche. La panique s’empare du Palais Bourbon : le débarquement des paras à Paris serait prévu pour la nuit du 27 au 28 mai (2)… Notons que l’Armée ne fera rien de semblable en avril 1961, lors du « putsch des Généraux », d’ailleurs beaucoup plus bref…

C’est dans ces circonstances que, dans la nuit du 26 au 27 mai, de Gaulle obtient une entrevue secrète avec Pflimlin, au château de Saint-Cloud, dont il ne ressort rien : toujours soutenu par l’Assemblée nationale, le président du Conseil persiste dans son refus de se démettre. Le lendemain, le 27 mai, à midi, de Gaulle déclare néanmoins… qu’il va constituer son gouvernement ! L’Assemblée nationale entre alors en ébullition. René Pleven déclare à la tribune que le pouvoir légal n’est peut-être plus le pouvoir tout court, puisque celui-ci ne tient plus ni la Police, ni l’Armée, ni l’Algérie, ni la Corse... Le lendemain, Pflimlin démissionne… Le surlendemain, tandis que les bruits de bottes se poursuivent, le président de la République, René Coty, annonce avoir fait appel au « plus illustre des Français »…



RT : Il y a donc, le 27 mai, une sorte de coup de force politique dans le coup de force militaire, dont le Général prend cette fois directement et ouvertement la responsabilité…


AG : En réalité, en mai 1958 comme en avril 1961, les généraux d’Alger étaient de solides républicains, et non pas des fascistes hostiles à la République, contrairement à la légende. Ils ne se retournaient pas de gaîté de cœur contre le régime, mais au nom de la sauvegarde de la République elle-même, de son unité, et de la volonté du peuple ! D’ailleurs, en 1961, faute de soutien politique, le putsch se dégonfla rapidement… De ce point de vue, ce fut surtout un baroud d’honneur, c’est le cas de le dire…


En mai 1958, se posant en garant de l’intégrité du territoire national, de Gaulle accusait le « système » parisien de se résigner à abandonner l’Algérie. La majorité des députés, à l’instar du nouveau président du Conseil, Pierre Pflimlin (3), étaient hostiles à l’Intégration, c’est-à-dire à l’octroi de la citoyenneté française aux populations musulmanes d’Algérie. Et c’est précisément sur le projet de l’Algérie française de l’Intégration, c’est-à-dire de l’égalité politique enfin accordée aux masses arabo-berbères d’Algérie, que de Gaulle emporta l’adhésion de l’Armée et en particulier de son chef, Salan, qui se méfiait de lui. C’est sur la base de ce programme que ses relais politiques (Delbecque) et militaires (Massu) surent convaincre l’homme le plus décoré de France, général en chef de l’armée en Algérie, Raoul Salan, de s’engager dans le putsch au nom de l’Algérie de l’Intégration (4).

Revenu au pouvoir, ayant poussé l’Armée à la sédition et accomplissant lui-même un coup de force politique en s’appuyant sur elle, c’est effectivement ce programme que de Gaulle commença d’appliquer. Avant d’opérer, un an et demi plus tard, un virage à 180 degrés…

RT : Au sujet du régime qui succombe en mai 1958, Michel Winock écrit ensuite :

« La IVe est mal aimée. D'autant plus mal aimée qu'elle doit se colleter avec un problème de civilisation majeur : la décolonisation. Le phénomène est planétaire. L'homme blanc qui a conquis le monde doit se replier, accepter que les peuples qu'il a dominés prennent en main leur destin ; la Seconde Guerre mondiale a accéléré le processus. Les Britanniques doivent reconnaître l'indépendance de l'Inde (et du Pakistan) dès 1947 ; les Néerlandais, celle de l'Indonésie en 1949... »

Avec 50 ans de recul, on pourrait faire le constat exactement inverse. Sous prétexte d’une décolonisation aimable, l'« homme blanc » dont parle Winock a rendu possible le néocolonialisme et accentué sa domination grâce aux nouveaux systèmes libéraux. Une opération terriblement lucrative ! Alors que pour l’Afrique de l’époque se posaient des problèmes d’égalité de droit dans une République française une et indivisible, problèmes rapidement escamotés…


AG : Effectivement… Une fois encore, Michel Winock sacrifie à des clichés parfaitement contestables.

Cette idée de « vent de l’histoire » dans lequel la décolonisation aurait été inscrite, c’est le pivot rhétorique qui sert depuis 50 ans à l’échelle planétaire. Cet argument repose, d’une part, sur un amalgame sémantique entre décolonisation et indépendance. Ensuite, il confond toutes les colonisations européennes, alors que celles-ci répondaient à des logiques fort différentes, parfois diamétralement opposées : elles ne posaient par conséquent pas les mêmes questions, pas plus qu’elles n’appelaient les mêmes réponses.

Concernant l’Outre-Mer français, il faut rappeler qu’après la Seconde Guerre mondiale, dans l’esprit de la plupart des leaders noirs africains (Houphouët-Boigny, Senghor, Lamine Guèye, Barthélémy Boganda, Léon Mba, Modibo Keita, etc.), la fin de la colonisation n’impliquait nullement une indépendance qu’ils ne revendiquaient d’ailleurs pas, et dont beaucoup ne voulaient pas entendre parler… y compris en 1960 (5) !

Pour mettre fin au régime colonial, la plupart des leaders d’Afrique subsaharienne réclamaient l’instauration de l’égalité politique. Ils voulaient ainsi construire une Union franco-africaine démocratique et républicaine, dont tout le monde aurait profité.

Ce raisonnement, beaucoup d’Algériens le tenaient aussi.

Dans le dossier de L’Express, les scènes de joie collective et les fraternisations de mai 1958 à Alger entre Européens et musulmans sont rappelées dans toute leur force, notamment par Lucien Neuwirth, alors qu’elles furent longtemps minorées, contestées voire oubliées. Hélie de Saint Marc s’est beaucoup battu pour que ces événements ne soient pas effacés des mémoires. Il est heureux de voir qu’aujourd’hui, plus personne n’en conteste la réalité, tandis que pendant des décennies, les partisans de l’Algérie algérienne les dénoncèrent comme des manipulations de l’Armée, ce qui ne manque pas de sel, quand on sait l’ampleur de ces manifestations à travers toute l’Algérie, et la ferveur qui s’y montra (6).

En somme, la fin de la colonisation était effectivement à l’ordre du jour après 1945, mais l’indépendance n’était pas sa conclusion nécessaire, puisqu’elle n’avait pas la préférence des populations colonisées. Ces dernières, en Afrique noire mais aussi dans une large mesure en Algérie, aspiraient simplement à être reconnues comme françaises, conformément aux promesses de la IIIe, mais aussi de la IVe République. Ce sentiment d’appartenance à la France, notamment forgé dans les guerres, le film Indigènes de Rachid Bouchareb l’a bien restitué.


RT : En montrant aussi ses limites et ses désillusions...

AG : Evidemment, et c’est bien là tout le problème ! Le déni d’égalité suscitait évidemment le mécontentement de nombreux Ultramarins, en particulier en Algérie. Certains d’entre eux répondirent par le nationalisme, l’indépendantisme, et de petits groupes basculèrent dans la rébellion armée. Une rébellion qui bénéficia de puissants appuis internationaux, notamment soviétiques et américains. Mais aussi d’un soutien populaire croissant et de nombreux ralliements, puisqu’il s’agissait, on le voit, d’une lutte contre l’injustice…

Pour autant, on aurait tort d’en conclure que tout l’Outre-Mer avait basculé dans l’indépendantisme.

D’une part, en 1958, les maquis armés étaient exclusivement concentrés en Algérie et au Cameroun. Dans ces deux territoires, bien que parfois en partie acquises à la rébellion, les populations restaient majoritairement méfiantes à l’égard de rebelles souvent jugés violents et tyranniques. C’est qu’un fort sentiment d’attachement à la France perdurait, en dépit des crimes et des dédains de ses gouvernements et de son armée. Au cœur d’une situation nécessairement complexe et inquiétante, l’égalité dans la fraternité et l’équité républicaine restait, aux yeux de beaucoup d’Ultramarins, le meilleur passeport pour l’avenir.

Tenir les promesses, honorer les déclarations d’intention par lesquelles la France s’était faite aimer de bien des Ultramarins, octroyer enfin l’égalité politique pleine et entière aux citoyens d’outre-mer, c’était achever d’abolir le vieux schéma colonialiste et, de là, susciter l’adhésion des anciens colonisés. C’était aussi priver les indépendantistes de leur principal argument idéologique auprès des populations…

Or la classe politique métropolitaine se refusait à cette égalité. Quitte à livrer une guerre, dès lors, inique… Et qui sera parfois d’une extrême barbarie, en Algérie comme au Cameroun…

RT : Dans ces conditions d’impasse, faute de voir et d’accepter l’Africain comme citoyen et Français à part entière, comment expliquer que la IVe République n’ait pas accordé directement l’indépendance à l’Afrique, alors qu’elle savait la guerre inévitable ?

AG : Tout simplement parce qu’en Algérie, les gouvernements de la IVe République se seraient alors heurtés non seulement aux Pieds-noirs et à l’Armée, mais aussi, en Afrique noire, à la plupart des leaders africains dont la revendication restait l’égalité, et non l'indépendance. Du reste, l’opinion française en général était attachée à l’unité franco-africaine, et constituait aussi un obstacle. La situation était donc inextricable.

La chute de la IVe République en résulta, le Général de Gaulle ayant beau jeu de dénoncer les manquements du Système à l’égard des principes républicains, et ses velléités d’abandon.

En juin 1958, fustigeant la perversité du régime qu’il renversait, l’ermite de Colombey se présenta comme le champion de l’Intégration, c’est-à-dire de l’égalité et de la fraternité franco-africaine. Il put, à partir de là, se posant en défenseur de l’idéal de la République, obtenir le soutien de l’Armée, des Pieds-noirs, des masses ultramarines, mais aussi métropolitaines !

Ainsi de Gaulle prit le pouvoir par la force, au nom de l’octroi de l’égalité politique enfin accordée aux populations d’Algérie, voire d’Afrique, et de la préservation de l’unité franco-africaine. Ce projet avait pour nom l’Intégration, et valut à son héraut les suffrages du peuple.

Cette révolution que le Général de Gaulle prétendait vouloir conduire entraînait une métamorphose de la France, du Parlement et du gouvernement français.

La France acceptait sa part africaine…

Épisode 2

Désirs feints

et insoutenables répulsions


Raphaël Tribeca : Nous évoquions le sentiment d’appartenance à la France qui fut celui des combattants de l’Armée d’Afrique qui libérèrent la France en 1944-1945, dont le film Indigènes de Rachid Bouchareb a rappelé l’épopée, mais aussi les désillusions… Peut-on dire que de ce point de vue, la politique du général de Gaulle en Algérie, fut la dernière grande désillusion des populations d’outre-mer ?


Alexandre Gerbi : La révolution de l’Intégration, que le Général de Gaulle prétendit vouloir conduire en 1958, entraînait une métamorphose de la France, du Parlement et du gouvernement français. En un mot comme en cent, la France acceptait sa part africaine…


À l’issue du chambardement historique de la révolution initiée en mai-juin 1958 – car ce fut une bel et bien une révolution, pardonnez-moi d’insister – quarante-six députés arabo-berbères prirent place au Palais Bourbon, ce qu’on a totalement oublié aujourd’hui. Compte tenu des réalités démographiques, et pour peu que le principe de l’égalité se fût étendu aux autres territoires d’Afrique, l’Assemblée nationale et la France auraient été de plus en plus africaines, « bougnoulisées » selon les termes du Général, ce qui veut tout dire... C’est cette crainte qui conduisit le président de Gaulle à abandonner l’Algérie française, contrairement aux engagements qu’il avait pris en mai-juin 1958, et qui lui permirent de remporter les législatives de novembre, six mois plus tard.


Je crois que c’est aussi pour cela que le Général choisit, par la suite, de faire alliance avec le FLN et de lui livrer l’Algérie, pour ainsi dire, clefs en main.


A l’époque, en Conseil des Ministres, il fit mine d’être étonné par l’exode massif des Pieds-noirs. Le Général avait pourtant lu Raymond Aron qui, dès 1957, dans La Tragédie Algérienne, expliquait que nul observateur sérieux ne contestait que si l’Algérie tombait entre les mains du FLN, dont l’extrême violence et le fanatisme étaient parfaitement connus, aucun Français ne pourrait continuer d’y vivre.


Le Général savait donc que le FLN éradiquerait toute présence française et francophile en Algérie, et scellerait définitivement le sort de l’Algérie française. De fait, aujourd’hui en Algérie, plus aucune voix n’avoue avoir été un jour « Algérie française »… Que sont devenus les innombrables acteurs algériens des scènes de fraternisation de mai 1958, à Alger, à Oran et ailleurs ? Que sont devenus les innombrables arabo-berbères francophiles ?


Pour ces mêmes raisons, le Général donna des ordres pour que les Harkis soient désarmés et ne soient pas rapatriés : il larguait l’Algérie pour éviter la « bougnoulisation » de la France, ce n’était pas pour accueillir en France des centaines de milliers, voire des millions d’Arabo-Berbères, puisque leurs familles, nombreuses, les auraient sans doute suivis. De la part de De Gaulle, ceci est parfaitement cohérent. Pour les mêmes raisons, les rares rescapés furent tenus à l’écart de la population française, dans des camps dans le Midi de la France. Là encore, sur tous ces points, Michel Winock préfère éluder…


Quant aux données financières, je ne crois pas qu’elles furent décisives. De Gaulle était davantage un politique qu’un financier. D’ailleurs, il finit par abandonner le Sahara, pourtant regorgeant de pétrole, à l’Algérie algérienne du FLN.


Au demeurant, il est clair que le néocolonialisme était contenu dans l’idée de décolonisation. Mais ce n’était pas, à mon avis, l’objectif fondamental. Seulement un objectif secondaire, du reste bien réel !




RT : Vous voulez dire que pour De Gaulle, dans le contexte de Guerre froide et de reconstruction, les questions économiques étaient secondaires ?


AG : Je ne dis pas que les questions économiques étaient secondaires pour le Général. Je dis que, touchant à la « décolonisation » de l’Outre-Mer français, Algérie comprise, elles n’étaient pas décisives… Ce qui était décisif, c’était la préservation de ce que de Gaulle considérait comme l’identité de la France. Sa formule est célèbre : « Je me suis toujours fait une certaine idée de la France ». Une France blanche et chrétienne, enracinée dans la terre métropolitaine. Dans C’était de Gaulle, Peyrefitte note que cette formule, le Général l’a vraisemblablement trouvée dans les Carnets de Barrès…


Ceci étant, que le Général se soit dit qu’en débarrassant la France de ses populations noires et arabo-berbères, il pourrait néanmoins continuer à exploiter leurs territoires dans le cadre d’un néocolonialisme qui ne disait pas encore son nom, c’est là une évidence ! C’était l’un des aspects géniaux du calcul que fit le président de Gaulle, soutenu par une grande partie de la classe politique métropolitaine (7) : non seulement il évitait la « bougnoulisation » de la France, mais de surcroît, en réduisant l’ensemble franco-africain à sa partie la plus performante économiquement, tout en maintenant les anciennes colonies sous contrôle, il boostait l’économie métropolitaine de façon fantastique…


En somme, du point de vue de de Gaulle, la décolonisation était une excellente affaire : elle était tout à la fois le moyen d’esquiver la « bougnoulisation », de délester la France de populations peu performantes économiquement, et d’épargner à la métropole les frais inhérents à l’instruction et à la promotion sociale des populations algériennes et africaines. Le tout en préservant la manne des matières premières à bas prix ! A bien y réfléchir, la décolonisation permettait à l’Hexagone d’être gagnant sur tous les tableaux…

Y compris politiquement, puisqu’en réendossant la rhétorique anticolonialiste américano-soviétique, le Général passa pour le libérateur des peuples, ce qui décupla son prestige au plan international…

RT : En quoi la « bougnoulisation » est-elle une menace pour la France de l’époque ?


L’épouvantail gaullien de la « bougnoulisation » cristallise-t-il l’impossibilité pour les élites françaises de l’époque d’assumer le projet de développement français, tant bien que mal initié par les Républiques précédentes ?


AG : Pour la plupart, nous sommes aujourd’hui acquis à l’idée qu’être Français n’a rien à voir avec la religion ou la couleur de la peau. Nous avons du mal à comprendre ce que pouvait être l’état d’esprit d’un homme de tradition conservatrice (8), né en 1890… Soustelle, devenu son ennemi déclaré, disait que l’horloge du Général retardait d’un demi-siècle (9)…


Le modèle fédéral n’aurait pas empêché que les citoyens de l’Outre-Mer puissent venir s’établir en grand nombre en Métropole. Le caractère blanc et catholique de l’Hexagone, que le Général identifiait à la France, aurait été menacé. C’est pour cela que l’unité franco-africaine, qu’elle répondît à une logique confédérale, fédérale ou jacobine, était inconcevable pour de Gaulle comme pour la majorité de la classe politique métropolitaine.


Si le Général avait fait le pari de l’unité, je crois en effet que la plupart des Algériens, et plus encore des Noirs africains, se seraient mis volontiers au diapason de la modernité française, laïcité comprise, et du french way of life. Beaucoup l’étaient d’ailleurs déjà. Les valeurs de la République, ils les auraient faites leurs, quand ce n’était pas encore le cas.


Comme vous le laissez entendre, d’innombrables Métropolitains se seraient établis en Afrique, pendant que d’innombrables ultramarins seraient venus s’établir en Métropole. Historiquement, les Français métropolitains avaient toujours eu beaucoup de mal à s’expatrier. Après la Seconde Guerre mondiale, la situation avait tendance à s’inverser. Par exemple, au Maroc, la population d’origine métropolitaine s’était accrue de façon impressionnante entre 1945 et la veille de l’indépendance.


Dans le contexte de l’égalité politique, dans le sillage des fraternisations de mai 1958 en Algérie, au gré de migrations de Nord en Sud et de Sud en Nord que le gouvernement aurait pu favoriser, l’ensemble des populations composant l’ensemble franco-africain se seraient rapidement mêlées. Ce métissage aurait rapidement rendu les questions de race, de religion ou de culture totalement obsolètes. Il faut savoir que les mariages entre catholiques et protestants étaient très rares dans la France des années 1950. Ceux-ci se sont multipliés dans les années 1960, et sont devenus banals après 1968. Je pense que dans un contexte d’Intégration, les mariages entre chrétiens et musulmans se seraient banalisés aussi.


L’émancipation des esprits qui marqua la seconde moitié des Trente Glorieuses en métropole se serait propagée à l’Outre-Mer français et en particulier au Maghreb. Cette soif de liberté individuelle face aux archaïsmes culturels et religieux, les événements de mai 1958 en Algérie ont démontré qu’une grande partie de la société algérienne la partageait, en particulier les femmes. Cette soif de modernité faisait beaucoup pour l’adhésion des Arabo-Berbères au projet de société proposé par l’Algérie française de l’Intégration…


Rebiha Khebtani, députée de Sétif élue dans la foulée du retour du Général en 1958, pouvait ainsi intervenir à l’Assemblée nationale :


« Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, il y a un an, j'étais encore une femme voilée. Je suis aujourd'hui la représentante élue d'un département de plus d'un million de Français musulmans et de seulement 24 000 Français d'origine européenne. Et, n'en déplaise à notre collègue Leenhardt, porte-parole du groupe socialiste, je me considère comme une élue aussi valable que les députés métropolitains (...). J'ai donc la fierté d'être à l'Assemblée nationale française, le porte-parole de tous ceux et de toutes celles qui, dans le département de Sétif, fief de la rébellion, ont rompu définitivement avec un passé révolu et ont décidé de construire l'Algérie de demain par la France, avec la France et dans la France (10). »


Au contraire, les choix du Général, en optant pour le divorce, en considérant les Algériens et les Africains comme définitivement hermétiques à la France et à la modernité, en les mettant au ban de la République au prix de cent subterfuges, a entraîné des évolutions exactement inverses à la trajectoire de Rebiha Khebtani.


Quelque cinquante ans plus tard, on peut en observer les effets aussi bien en Algérie que dans les banlieues françaises…




Épisode 3

Les coups et l’étreinte




Raphaël Tribeca : Michel Winock écrit : "Certains ont pu dire que, dès 1958, De Gaulle savait quel serait le sort de l'Algérie et qu'il accompagna cette nécessité, pour employer le vocabulaire typique de Machiavel, avec toute la ruse et la patience qu'il fallait. Il est probable que cette conviction ne lui vint qu'en 1960, quand le rêve de la Communauté se termina avec les indépendances successives des Etats africains."


Cela vous semble-t-il fondé ? Sur quoi Michel Winock peut-il bien adosser son "
il est probable que..." Comme vous l’avez déjà dit et comme votre livre le rappelle, les Africains avaient une préférence pour la Communauté française.

Alexandre Gerbi : Je dirais plutôt que la plupart des Africains souhaitaient le maintien de liens extrêmement étroits entre leurs territoires et la métropole, les uns dans le cadre de la République française une et indivisible, les autres dans le cadre d’une fédération ou d’une confédération. Quelle que soit la formule retenue, tous ou presque militaient en faveur d’une unité franco-africaine maintenue, au sein de laquelle les populations métropolitaines et celles de l’Outre-Mer auraient été à égalité.


La Communauté française, créée en 1958, ménageait l’ambiguïté sur ce dernier point. Elle érigeait les « Territoires » en « Etats », accomplissant un pas supplémentaire vers la balkanisation non seulement de l’AEF et de l’AOF (ce que dénonça Senghor) mais aussi, plus généralement, de l’ensemble politique franco-africain en tant que tel. Par ailleurs, elle maintenait, une fois de plus, les Etats africains dans un rôle secondaire, en l’occurrence consultatif, pour ce qui touchait aux ministères régaliens de la Communauté (Affaires Etrangères, Défense, Monnaie…).


Sur ce point, en principe, il appartenait au président de la Communauté, le général de Gaulle, de se montrer à l’écoute de ses partenaires, c’est-à-dire des chefs d’Etat africains et de leurs représentants, afin d’animer les réunions du Conseil de la Communauté dans un esprit collectif et participatif, autrement dit de donner un contenu effectif à ce principe collégial.


Dans les faits, ce ne fut pas le cas. Les réunions du Conseil de la Communauté, qui auraient dû être le lieu de ces consultations et, idéalement, de l’élaboration des décisions, tournèrent vite au simulacre. Ces réunions furent rapidement abandonnées (il n’y en eut que six au total), tout simplement parce qu’elles ne servaient pas à grand-chose. Elles devaient, par conséquent, être le moment d’un pénible malaise, qui conduisit certains leaders africains, dont Senghor, à se résigner à réclamer l’indépendance.


L’affaire gabonaise est édifiante. Après le référendum de septembre 1958 sur la Communauté, fort de résultats triomphaux (92% de « oui » au Gabon), Léon Mba, président du Conseil du Gouvernement gabonais, choisit d’opter pour la départementalisation. Il chargea Louis Sanmarco, gouverneur colonial très apprécié des Africains, d’en formuler la demande auprès des autorités métropolitaines. Reçu à Paris par le ministre de l’Outre-Mer, Bernard Cornut-Gentille, Louis Sanmarco se vit opposer une fin de non-recevoir. « Sanmarco, vous êtes tombé sur la tête ? N’avons-nous pas assez des Antilles ? Allez, indépendance comme tout le monde ! », lui asséna le ministre (11)…


Bien sûr, le statut de département impliquait l’égalité politique que réclamaient en vain, comme on l’a vu, la majorité des représentants africains depuis 1945. Si le Gabon l’avait obtenu, cela risquait de provoquer un dangereux effet de contagion. Se prévalant de son exemple, il est en effet probable que de nombreux Etats africains auraient revendiqué à leur tour la départementalisation, beaucoup considérant l’indépendance comme contre-nature et éminemment périlleuse. On comprend donc que Paris ait vertement refusé la demande de Léon Mba…


Lorsque Michel Winock impute implicitement la responsabilité de l’échec de la Communauté aux Africains, il perpétue une légende créée de toutes pièces et entretenue depuis un demi-siècle par la Ve République. En réalité, l’échec de la Communauté résulta avant tout de la volonté des autorités métropolitaines. Le rapprochement que fait Michel Winock entre cet échec de la Communauté et un prétendu revirement du Général sur la question algérienne est donc sans fondement.



RT : D’autant qu’à y regarder d’un peu plus près, le Général porte, selon vous, une responsabilité active dans la dislocation de la Communauté…

AG : En effet... Pendant l’hiver 1959-1960, le président de Gaulle se livra à d’étonnantes négociations avec la Fédération du Mali de Senghor et Modibo Keita.


Pour le dire vite, de ces négociations très privées – et secrètes – résulta que la Fédération du Mali (qui groupait Sénégal et Soudan français) accèderait à l’indépendance dans des conditions inouïes : la Fédération devenue indépendante toucherait davantage d’aides financières de la France qu’elle n’en touchait jusque-là dans le cadre de la Communauté. Non seulement le Général acceptait sans sourciller l’indépendance du Sénégal et du Soudan français, mais de surcroît il accordait aux sécessionnistes une véritable « prime à l’indépendance » ! Le président de la Communauté en personne, le général de Gaulle, bien qu’en principe garant suprême de l’unité de l’ensemble franco-africain, ne s’opposa donc pas à sa dislocation, mais l’encouragea à coups de millions de francs…

Ces négociations eurent lieu à l’insu des autres représentants africains, qui furent, avec stupeur, mis devant le fait accompli.


L’indépendance du Sénégal et du Soudan français (ce dernier conserva le nom de Mali, une fois la Fédération dissoute, dès août 1960) mettait, bien entendu, les autres dirigeants africains en porte-à-faux, et, compte tenu du contexte international, les poussait eux-mêmes à la sécession. C’est d’ailleurs ce qui se produisit durant l’été 1960, où en l’espace d’un petit mois, suivant l’exemple malien, la quasi-totalité des Etats africains accédèrent à l’indépendance, sans que Paris y vît le moindre inconvénient.


Et pour cause : l’Elysée s’était chargé, quelques mois plus tôt, de mettre en place les conditions sous lesquelles ce phénomène serait facilité au maximum.

En mai-juin 1960, le président de Gaulle avait procédé à un chambardement constitutionnel de première importance. On touche là à ce qui est sans doute un des aspects les plus graves de toute cette affaire…


Sans trop entrer dans les détails, aux termes de la Constitution (titre XII, article 86), tout Etat de la Communauté pouvait à tout moment accéder à l’indépendance. Mais, précisait l’article, il fallait nécessairement, pour cela, ce qui est d’ailleurs fort aisément compréhensible, que les populations en soient d’accord, et soient par conséquent consultées par voie de référendum.


Cet article était une sérieuse entrave aux indépendances, puisque comme on l’a vu, les populations africaines, à l’instar de la majorité de leurs leaders, étaient attachées à l’unité franco-africaine. Certains Etats risquaient de voter « non »… et réclamer, dans la foulée, la départementalisation. Le cas gabonais était dans tous les esprits gouvernementaux…


En mai-juin 1960, le Général fit donc réviser la Constitution (Loi 60-525), afin que les Etats puissent dorénavant accéder à l’indépendance sans que les populations en fussent consultées. Cette modification essentielle fut apportée au prix d’une violation de l’esprit et de la lettre de la Constitution, si bien que le Conseil d’Etat émit à son sujet un avis défavorable. Mais le gouvernement passa outre…


Beaucoup l’ont aujourd’hui oublié, la totalité des Etats d’Afrique noire sont effectivement devenus indépendants sans référendum, c’est-à-dire sans que leurs populations soient amenées à se prononcer (12) !


On voit bien que tout ceci est extrêmement grave. Faut-il se demander pourquoi les historiens, depuis 50 ans, n’abordent jamais, ou alors de façon extrêmement elliptique, cette pénible mais cruciale question ?


Quant à savoir à quel moment le général de Gaulle décida que l’Algérie serait indépendante, je renvoie Michel Winock à la lecture d’Alain Peyrefitte ou JR Tournoux. Les réserves du Général à l’égard de l’unité franco-algérienne étaient profondes, et ne dataient pas de 1958 ou 1960. Si ce n’est pas à 67 ans qu’on entame une carrière de dictateur, ce n’est pas non plus à cet âge avancé, après avoir fait un putsch au nom de l’Algérie française et de l’Intégration, qu’on découvre qu’Algériens et Français sont incompatibles.


Je rappellerai ces confidences du Général rapportées par Alain Peyrefitte : « Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! » « Essayez d’intégrer de l'huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront à nouveau. » « Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français ». « Avez-vous songé que les Arabes se multiplieront par cinq puis par dix, pendant que la population française restera presque stationnaire ? Il y aurait deux cents, puis quatre cents députés arabes à Paris ? Vous voyez un président arabe à l’Elysée ? ».


Autant de pensées corroborées par bien d’autres témoignages, et dont on a bien du mal à croire qu’elles n’aient été conçues par l’esprit du Général qu’en 1960… De vous à moi, la réflexion de Michel Winock me laisse un peu songeur… Pèche-t-il par ignorance, ou ment-il délibérément ?

Épisode 4

Déchirures intimes

Raphaël Tribeca : Michel Winock écrit : « La formule de l'"association", que le Général valorisa dans son fameux discours sur l'autodétermination du 16 septembre 1959, avait eu sa préférence : un Etat algérien autonome dans une grande fédération française. Il dut se rendre à l'évidence: la conscience nationale algérienne gagnait les populations et les succès de l'armée sur le terrain n'y pouvaient rien. On comprend la colère et la rancune de tant de Pieds-noirs et d'officiers : ils avaient appelé de Gaulle pour garder l'Algérie et n'avaient fait que lui donner les moyens d'en débarrasser la France. »

Historiquement la colère des Pieds-noirs survient après le discours du 16 septembre 1959 sur l'autodétermination.

Soustelle analyse les barricades d'Alger en notant qu'elles sont le résultat du désespoir où sont poussés les "Pieds-noirs". Pourquoi ce désespoir ?

Alexandre Gerbi : D’abord, rappelons que, comme on l’a vu précédemment, la « grande fédération française » dont il est ici question, c’est le général de Gaulle lui-même qui l’a patiemment, sciemment et activement sapée, puis dynamitée pendant les six mois qui suivirent le discours de septembre 1959, en particulier par le biais de la loi 60-525. La réflexion de Michel Winock est, par conséquent, plus romantique qu’historique.

Ensuite, on a vu que le général de Gaulle se souciait fort peu de l’opinion des Africains, à telle enseigne qu’il priva, six mois plus tard, toutes les populations d’Afrique subsaharienne du droit à l’autodétermination, au prix d’une violation caractérisée de l’esprit et de la lettre de la Constitution, et ce malgré les réserves du Conseil d’Etat, comme on l’a également vu précédemment.

A partir de là, comment Michel Winock peut-il décemment soutenir que c’est l’opinion des populations algériennes qui décida le Général à renoncer à son projet d’unité franco-algérienne ? L’explication, c’est qu’il ne s’agit là que du discours officiel de la Ve République gaullienne, dont l’honorable professeur émérite de Sciences Po se fait le chantre une fois de plus, et pour des raisons qui le regardent…

Je voudrais insister sur un point jamais soulevé. Le Général était un expert dans l’art politique. Quand il parle d’autodétermination en septembre 1959, d’un point de vue strictement démocratique, il n’y a évidemment rien à redire. Du moins en apparence. C’est là que réside toute son habileté.

Un an et demi plus tôt, ce sont les grandes scènes de fraternisation de mai et juin 1958. Puis ont lieu les élections législatives de novembre 1958, auxquelles participent massivement les Algériens, en dépit des consignes et des menaces de mort du FLN. De ces élections résultent, pour la première fois, l’arrivée d’une cinquantaine de députés arabo-berbères à l’Assemblée nationale, à Paris.

A partir de là, entre fraternisations et participation aux élections, la volonté des populations algériennes à construire l’Algérie française semble manifeste. Pourquoi, dans ces conditions, remettre brutalement tout sur la table comme le fait le Général, moins d’un an plus tard ?

Il faut se mettre un instant dans la tête et dans la peau des Algériens.

Longtemps, jusqu’en mai-juin 1958, les Algériens ont été confrontés à une classe politique métropolitaine, mais aussi à une opinion pied-noir, qui leur refusait l’égalité politique et la citoyenneté française. Un état de fait évidemment inacceptable qui, progressivement, avait rallié une masse croissante d’Algériens à la cause de l’indépendance et jeté nombre d’entre eux dans la rébellion armée, seules solutions – ô combien légitimes ! – face au mépris de l’Etat.

Mai-juin 1958 change brutalement et radicalement la donne. Les Pieds-noirs se rallient en masse à l’Intégration, après un long travail d’explication accompli dans ce sens par le Gouverneur général, le gaulliste Jacques Soustelle, avec l’appui de l’Armée. De leur côté, lassées par un FLN extrêmement violent en particulier à l’égard des musulmans, les masses arabo-berbères se rallient à l’Intégration, avec un enthousiasme d’autant plus spectaculaire qu’il répond à un homme prestigieux, le général de Gaulle, dont Soustelle est très proche (il est à la gauche du Général au balcon, lorsque celui prononce son fameux « Je vous ai compris ! ») qui déclare solennellement, en se démarquant de tous les autres, les avoir « compris » et les accueillir fraternellement dans la famille française.

Lorsqu’en septembre 1959, le Général remet subitement sur la table l’idée d’indépendance, c’est la douche froide ! D’autant que, d’emblée, il prend ses distance à l’égard du projet de l’Intégration, prétendant lui préférer l’Association… Si le président de Gaulle avait pris la peine d’expliquer qu’il avait confiance dans le choix des populations d’Algérie en faveur de l’Intégration déjà approuvée par elles de mille façons, lors des fraternisations et par leur participation aux élections législatives, que cette consultation avait simplement pour but de lever tous les doutes de nos partenaires internationaux, que de son point de vue à lui, de Gaulle, la fraternité franco-algérienne était l’avenir glorieux de la France enfin réconciliée avec tous ses enfants, bref, s’il avait gardé les mêmes accents qu’à Alger et Mostaganem un an et demi plus tôt, les choses auraient bien sûr été perçues de façon très différentes. Mais justement, il n’en fit rien…

Douche froide, donc, mais pas seulement pour les Pieds-noirs. Y compris pour les « Français musulmans » d’Algérie qui, à cet instant, comprennent que de Gaulle est comme tous les autres, ses prédécesseurs de la IVe et même de la IIIe République : un beau parleur qui, au fond, ne veut pas d’eux comme Français. Ils comprennent alors qu’au bout de la route, c’est l’indépendance qui va être accordée à l’Algérie, sous la férule probable du FLN cruel et implacable. Encore une fois : se mettre un instant dans la tête et dans la peau du peuple arabo-berbère d’Algérie…

Loin d’être perçue comme une promesse démocratique, l’autodétermination dont parle de Gaulle en septembre 1959 est comprise par les Algériens comme l’annonce d’une indépendance dès longtemps préparée par ses prédécesseurs.

Pour les Pieds-noirs comme pour les musulmans, derrière les oripeaux démocratiques et le mot magique d’autodétermination, de Gaulle jette le masque, et la France du « Système » ressuscite telle qu’en elle-même.

La suite des événements ne fera d’ailleurs que les confirmer dans cette idée, le chef de l’exécutif s’abstenant de tout lyrisme en faveur de l’Algérie française, au point de susciter les déclarations tonitruantes de l’un des artisans du 13 mai, le général Massu, bientôt relevé de ses fonctions en Algérie, en janvier 1960, comme Salan l’avait été avant lui…Une décision qui acheva de désespérer Alger…


RT : D’où les barricades. Et la réflexion de Soustelle…

AG : D’où aussi, et surtout, le basculement progressif de l’opinion algérienne, à mesure que se précise le choix du Général pour l’indépendance.

Car il ne fera pas bon avoir été Algérie française pour un musulman dans une Algérie indépendante livrée, d’ici peu, au FLN ! Chaque Algérien a donc intérêt, en perspective de l’indépendance annoncée par de Gaulle à demi-mot, mais très clairement pour qui sait comprendre, à se déclarer indépendantiste, ou du moins à taire son attachement pour l’Algérie française… Par simple instinct de survie… La suite illustrera amplement cette terrible réalité, avec l’effroyable martyre des Harkis mais aussi, on en parle moins, des musulmans pro-français (13).

En conclusion, je dirai que l’extraordinaire habileté du Général aura consisté à user d’une annonce de nature démocratique – l’autodétermination – pour susciter un basculement de l’opinion algérienne, basculement dont on peut se demander s’il était le reflet de convictions profondes des Arabo-Berbères, ou leur intérêt bien compris, en termes de survie… Basculement dont le Général et ses partisans tireront ensuite argument pour justifier, rétrospectivement, cette annonce même qui l’avait provoqué…


RT : Michel Winock commet l'impasse historique sur l'Afrique noire francophone, mais analyse plutôt mieux le cas historique algérien et l'origine du mot d'ordre de l’Intégration issu des rangs de l'armée, trop tard peut-être, note-t-il... Vous-même, vous avouez que l’Algérie était un dossier épineux.

AG : Un dossier complexe, c’est vrai. Mais qui s’éclaire d’un jour inattendu à la lumière des dessous de la décolonisation de l’Afrique subsaharienne…

On a vu que la volonté du peuple, invoquée pour justifier l’indépendance algérienne, n’a été d’aucun poids en ce qui concerne l’Afrique noire, singulièrement dans le cas du Gabon.

Les Algériens étaient-ils majoritairement indépendantistes à l’époque ? A cette question, il est de bon ton de répondre absolument oui. Au vu des éléments dont on dispose désormais, on peut en douter. Sur ce chapitre, le sextuple rouleau compresseur de Gaulle-FLN-Sartre-PCF-Education nationale-médias a fait son office, en Algérie aussi bien que dans les banlieues françaises…

Hormis quelques rares descendants de Harkis, qui, parmi les Algériens ou les Français d’origine algérienne, avoue aujourd’hui descendre de familles favorables à l’Algérie française ?… Et qu’il y avait une chance que l’unité franco-algérienne devienne réalité à partir de 1958 ?

Après un tel lavage des cerveaux et une telle politique de la terre brûlée, nous en sommes donc, tous autant que nous sommes, réduits à spéculer sur un champ de ruines…

Quant au concept de l’Intégration, il n’est pas une invention des militaires, mais le résultat des réflexions du gouverneur général Jacques Soustelle, nommé à ce poste sous le ministère Mendès France, début 1955, aux commencements de la guerre d’Algérie…

Épisode 5

Les Draps souillés




Alexandre Gerbi : Contrairement à ce que laisse entendre Michel Winock, le concept d’Intégration n’est pas une invention des militaires, mais le résultat des réflexions du gouverneur général Jacques Soustelle, nommé à ce poste sous le ministère Mendès France, début 1955, aux commencements de la guerre d’Algérie…


Jacques Soustelle était un ethnologue éminent, militant anti-fasciste dans les années 1930, ancien de la France Libre, très proche du général de Gaulle. Loin d’être une lubie de militaire, l’Intégration était au contraire le dernier mot des recherches les plus pointues en matière d’ethnologie appliquée, et venait des rangs de la gauche universitaire la plus progressiste, Soustelle étant, rappelons-le, un grand « gaulliste de gauche »… Il était aussi un ami de Claude Lévi-Strauss, qui s’était déclaré lui-même, dès 1954, favorable à une politique généreuse et courageuse, non seulement à l’égard des populations musulmanes d’Algérie mais aussi de celles du Maghreb tout entier, Tunisie et Maroc compris. Une politique placée sous le signe d’une France acceptant son métissage. Qu’on relise donc Tristes Tropiques (14) !


Soustelle, spécialiste du renseignement et chef des services secrets du temps de la France Libre, chargé par le Général de créer le RPF dans l’immédiat après-guerre, a été aux premières loges en mai-juin 1958. Sa personnalité a beaucoup compté dans la résolution de l’Armée à soutenir de Gaulle au moment du putsch de 1958, puisque Soustelle était, touchant à l’Intégration, la caution morale par excellence du Général. Comme d’autres artisans du 13 mai, tels Léon Delbecque ou le général Massu, il s’est par la suite opposé à la politique algérienne du général de Gaulle, qu’il accusa de duplicité et de trahison.


C’est dans ce contexte qu’il fonda, aux dernières heures de la guerre d’Algérie, notamment avec Georges Bidault, le CNR, lié à l’OAS.


Plus tard, dans les années 1970-1980, Soustelle a connu des accointances obscures avec le régime sud-africain de l’apartheid et le dictateur paraguayen Stroessner. Ses détracteurs en tirent argument pour discréditer le Soustelle des années 1950. Pour ma part, les positions du dernier Soustelle ne discréditent pas davantage le Soustelle de l’Intégration ou celui de la Résistance que le de Gaulle du désastre algérien ou de la Loi 60-525 ne discréditent le de Gaulle héros de la France Libre…

RT : Les Français étaient-ils d’accord pour que les Africains soient reconnus citoyens français à part entière ?

AG : Cela dépend de quels Français vous parlez. Si vous pensez à la classe politique, aux députés métropolitains : certes non (15) !

En revanche, si vous parlez des députés africains, dont beaucoup étaient citoyens Français : certes oui !

Quant aux Français, le peuple français pris dans son entièreté, la question est moins claire. Depuis cinquante ans, la classe politique prétend, bien sûr, comme au sujet des Africains, que les Métropolitains étaient hostiles à l’octroi de l’égalité.


Or, le décret Crémieux, qui faisaient des indigènes juifs d’Algérie des citoyens français, ne suscita pas d’opposition particulière, pas plus que l’octroi de la citoyenneté aux populations nègres des « Quatre Communes » du Sénégal (Saint-Louis, Dakar, Rufisque, Gorée) par Clemenceau à la faveur des périls de la Grande Guerre, non plus que la départementalisation, et la citoyenneté qui y est attachée, accordée en 1946 aux « Quatre Vieilles » (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion), pas davantage qu’en mai 1958, lorsqu’il s’agit d’accorder la citoyenneté française aux Algériens arabo-berbères.


Ce sont-là des éléments historiques lourds, que corroborent les sondages (ou les études d’opinion), dès l’immédiat après-guerre (16).


Pas plus que les Africains, les Métropolitains ne souhaitaient le divorce franco-africain. A l’aune des événements de mai 1958 et du résultat des élections législatives de novembre 1958, il me semble même qu’il est clair qu’ils étaient disposés à l’octroi de l’égalité politique pleine et entière aux populations ultramarines.

Contrairement à la classe politique, et contrairement au général de Gaulle…

RT : On a aujourd'hui des informations de tout bord sur le putsch de mai 1958, notamment celles qui émanent des écrits de Thierry Meyssan. Lui fait la part belle à l'ingérence de la CIA et du business américain dans son organisation. Il privilégie les éléments "atlantistes" si on peut dire.


Selon R. Kauffer et R. Faligot (
Le croissant et la croix gammée, Ed. Albin Michel), Aloïs Brünner, ex-chef du camp de Drancy, quitte l’Allemagne fédérale à partir de 1954. Épaulé par la CIA, il se rend à Damas en Syrie. Selon Kauffer et Faligot, là-bas, Brünner établit une société écran pour affréter de l’armement au FLN algérien.


Les réseaux gaullistes seraient, selon Meyssan, en contact avec les agents dormants américains en France les « Stay Behind », avec à leur tête aussi bien la CIA, c’est-à-dire Allen Dulles, son directeur, que son frère John Foster Dulles, alors secrétaire d’État, l’équivalent du ministre des Affaires étrangères.


Les deux Dulles, avocats d’affaires, dirigeaient un important cabinet juridique à Wall Street et avaient pour clients des sociétés bananières et autres groupes liés au capital américain.


À son retour au pouvoir, de Gaulle traitera des relations franco-américaines directement avec John Foster Dulles à l’Elysée, et notamment du projet de l’ « atome » français, un des gros dossiers du moment, après la situation des territoires d’outre-mer…

Quid d’une alliance secrète de De Gaulle avec l’Etat américain ?

AG : Le général de Gaulle accusait ce qu’il appelait le « Système » de la IVe République de conduire le pays à la catastrophe : la perte de l’Algérie, voire des territoires d’Afrique.

Revenu au pouvoir au nom de l’Intégration des populations arabo-berbères d’Algérie, seul moyen d’une paix durable en Algérie, le Général vira progressivement casaque, en particulier, on l’a vu, à partir de septembre 1959. Il reprit alors à son compte la grande thèse commune aux Etats-Unis et à l’Union Soviétique : le fameux « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Sa politique de dégagement, en Algérie comme en Afrique noire, put dès lors bénéficier du soutien du Parti Communiste français, alors aux ordres de Moscou, chacun le sait aujourd’hui. Les gaullistes et les communistes, en principe ennemis jurés sur les questions africaines, devinrent ainsi, contre toute attente, des alliés objectifs sur le chapitre de la décolonisation…

Le Général eut beau jeu de dire à propos de Sartre : « On n’embastille pas Voltaire », puisque celui-ci servait ses vues sur les dossiers algérien et africain…

Parce qu’elle fit l’objet d’une alliance des contraires (gaullistes-communistes) dont les propagandes se conjuguèrent, se complétèrent et bénéficièrent enfin du renfort du centre (MRP, notamment Pierre Pflimlin) et du parti socialiste (SFIO, en particulier Guy Mollet), la décolonisation fait aujourd’hui en France l’objet d’une lecture monolithique, qui domine la totalité de l’échiquier politique. De la droite à la gauche en passant par l’extrême gauche, le centre et même l’extrême droite, un très large consensus affirme que les indépendances relevaient d’un phénomène mondial inéluctable, auquel Paris dut ou sut faire droit. Selon cette thèse pour ainsi dire unanime, les Algériens souhaitaient ardemment l’indépendance, tout comme les Noirs africains.

Bien qu’il se prétende à contre-courant, Thierry Meyssan ne fait pas exception. Comme Michel Winock, il adhère sans réserve à cette thèse fondamentale.

La principale originalité de Thierry Meyssan réside dans le rôle qu’il prête aux USA dans le coup d’Etat de mai 1958, et sur son approche critique du rôle et de la personnalité du général de Gaulle. Or compte tenu des erreurs qui émaillent son texte (par exemple, contrairement à ce qu’il affirme, l’opinion métropolitaine n’était pas majoritairement favorable à l’indépendance de l’Algérie en mai 1958, elle était simplement lasse de la guerre et aspirait à une solution équitable), du ton souvent péremptoire qu’il emploie et de ses partis-pris manifestes (il passe ainsi totalement sous silence les fraternisations entre Européens et Arabo-Berbères de mai 1958), je prends ce qu’avance Thierry Meyssan avec des pincettes.

Comme souvent en histoire quand il s’agit d’histoire secrète, on doit bricoler à partir d’éléments disparates, en attendant l’ouverture des archives – si tant est que les archives contiennent des informations à ce sujet, ce qui n’est pas évident. Ce flou est propice à tous les fantasmes et à toutes les élucubrations.

Les USA étaient, de longue date, de chauds partisans de la décolonisation, et en particulier de celle du Maghreb. Ils ont joué un rôle de premier plan dans la naissance de l’indépendantisme algérien et, comme vous le rappelez, leur rôle s’est poursuivi, toujours très clandestinement, pendant la guerre d’Algérie…

Or en mai 1958, l’administration américaine s’est félicitée du retour de De Gaulle au pouvoir. C’est là une chose particulièrement étonnante, puisque le Général se présenta alors comme un partisan déterminé de l’Algérie française. La phobie états-unienne à l’égard du communisme ne me semble pas suffisante pour expliquer une telle attitude de la part des autorités US. La thèse de Thierry Meyssan présente l’avantage de proposer une explication à cet étrange état de fait : contrairement à Moscou, Washington aurait été informé des desseins du Général… Une hypothèse qui tranche avec l’image du de Gaulle anti-américain, telle qu’elle nous est servie depuis un demi-siècle, et présente l’attrait d’un scénario digne des meilleurs romans d’espionnage… La CIA aurait agi en France comme en Amérique Latine, en tirant d’un placard un vieux général acquis à sa cause !

En conclure pour autant que les USA ont activé leurs réseaux dormants, et ont pris une part active et, surtout, décisive dans le putsch de 1958, c’est une autre affaire. Or sur ces différents points, au-delà des effets de manche, la démonstration de Meyssan me semble quelque peu indigente. Ses références sont d’ailleurs bien maigres, et laisse le lecteur sur sa faim (17)…

Quoi qu’il en soit, au vu du déroulement des événements, de l’implication d’innombrables personnalités françaises, y compris de premier plan, politiques et militaires, engagées dans cette affaire, et du rôle de l’élément populaire, européen et arabo-berbère, je doute du caractère indispensable et décisif du concours américain sur le terrain, si concours il y a eu. Quand bien même de Gaulle aurait fait part, directement ou indirectement, de ses intentions réelles à John Foster Dulles, quand bien même les USA auraient donné leur aval et mis la main à la pâte, le putsch de 1958 et ses suites restent avant tout une vaste machination franco-française, ayant répondu à une logique extrêmement retorse.

Je dirais donc que, si l’hypothèse de Meyssan au sujet des collusions De Gaulle-Etats-Unis était juste, elle ne serait qu’une consternante cerise sur un gigantesque gâteau.

RT : De mon point de vue, après guerre les anciens empires européens cèdent le pas aux techniques libérales de développements mondiaux, politiquement plus présentables, mais économiquement tout aussi brutales.

Cela exige d'intégrer la donnée financière à l'expression "pistolet sur la tempe"...

Je m’explique. Ceux qui ont financé la Seconde Guerre mondiale depuis New York sont aussi ceux qui cautionnent le retour de De Gaulle... De Gaulle décolonise ou, en réalité, néocolonise et ouvre l'héritage industriel colonial français, notamment l'industrie pétrolière, aux capitaux américains : il y a une certaine dose de logique ultra-libérale là-dedans.

On entend aussi parler de l’attirance de De Gaulle pour un recentrage stratégique et civilisationnel de la France sur l’Hexagone, avec en prime la bouée de sauvetage technologique et financière américaine...

Épisode 6

L’Hymen républicain recousu



Raphaël Tribeca : On entend aussi parler de l’attirance de De Gaulle pour un recentrage stratégique et civilisationnel de la France sur l’Hexagone, avec en prime la bouée de sauvetage technologique et financière américaine.

De Gaulle veut mettre un terme à l’hémorragie financière qu’entraînent les conflits coloniaux, et conjurer des risques de nouveaux conflits franco-germaniques. Reste que parler d’affinités ethniques avec les Allemands à l’époque, ça fait drôle.

Ce rapprochement s’inscrit plutôt dans une logique historique, alors que l’éloignement avec l’Afrique s’inscrit plus facilement dans une logique ethnique…

Alexandre Gerbi : Concernant les affinités ethniques avec l’Allemagne, ce n’est ni drôle, ni seulement historique. Pour de Gaulle, Français et Allemands sont des « frères », selon son expression. Ils partagent un même fond de culture européenne et religieuse, et même racial. Souvenez-vous que selon César, les Germains étaient les cousins des Gaulois, et que nos rois francs, que le Général portait dans son cœur, étaient de race germanique… Dans l’esprit de Charles de Gaulle, cette fraternité franco-allemande est le pendant de l’incompatibilité franco-algérienne ou franco-africaine. La pensée du Général était souvent fort cohérente…

Concernant l’Afrique, de son aveu même, le Général pensait qu’il fallait profiter de cette phase historique pour en débarrasser la France (18), qui serait bien davantage dans son élément dans une alliance européenne – entre Blancs et chrétiens.

Cette conviction, le Général la partageait avec la majorité de la classe politique française de la IVe République, dont Pierre Pflimlin. Mais celle-ci ne parvenait pas à imposer le divorce franco-algérien et franco-africaine ni aux Pieds-noirs, ni aux représentants arabo-berbères et africains pro-français ou français tout court (les uns et les autres étant plus nombreux qu’on ne veut bien le dire…), ni à leurs populations, ni à l’opinion métropolitaine attachée à l’Empire, ni surtout à l’Armée.

Au contraire, le général de Gaulle n’hésita pas à imposer sa vision à tout le monde, quel qu’en soit le prix, à commencer par un coup d’Etat militaire… On connaît la suite : usage immodéré du double langage, subterfuges de toute sorte, violations de la Constitution, collusion secrète puis alliance avec le FLN, massacre des Harkis, exode tragique des Pieds-noirs… Autant de Rubicon que la IVe République aurait eu les plus grandes difficultés à franchir, non tant à cause de sa mollesse que par impossibilité d’aller aussi frontalement contre la volonté du peuple que garantit, en principe, la Constitution. D’autant que l’Armée se portait garante sur le chapitre algérien…

D’où l’utilité de l’intervention du Général, selon les modalités qu’on a examinées.

Evidemment, ce sont là autant de tabous et de vérités, parfois de secrets d’Etat, très dérangeants pour un honorable professeur émérite à Sciences Po, qui préfère donc ne pas trop explorer…


RT : Imaginons que De Gaulle eût décidé de tenter l’expérience cinq ou dix ans de plus en Algérie et en Afrique…

Les dix premières années n’auraient-elles pas été très risquées, voire suicidaires politiquement ? Le seul coût pour l’Etat de l’aide aux territoires d’Outre-mer s’est élevé de 1945 à 1960 à environ 32 milliards de francs-or, le double de l’aide américaine à la reconstruction pendant le même temps.

La France pouvait-elle apporter une réponse aux actions terroristes du FLN qui n’auraient probablement pas cessé de sitôt et bénéficiait de soutiens internationaux ?

Enfin, est-ce qu’effectivement De Gaulle n’était pas trop vieux et éprouvé par le destin, comme il s’en plaignit lui-même, pour engager le départ d’un projet immense et radicalement républicain ?


AG : En Corse aujourd’hui, le FLNC existe et sévit régulièrement. Cela ne signifie pas que la majorité, ni même qu’une partie importante des Corses soient indépendantistes, pas plus que cela n’empêche la Corse de rester dans la République. Le FLN algérien tirait une grande partie de sa force du mécontentement populaire, qui résultait du scandale colonial, l’inégalité politique, l’injustice sociale, le mépris colonialiste.

Les folles journées de mai 1958, à la manière d’une nouvelle nuit du 4 août (le mot est du journaliste Jean Daniel, pourtant favorable à la cause de l’indépendance algérienne, mais témoin oculaire des manifestations…), semblèrent marquer un tournant majeur, une révolution, qui rejoignait les aspirations d’une grande partie des Algériens arabo-berbères.

D’ailleurs, l’été 1958 fut marqué par une accalmie spectaculaire du terrorisme. On ne compta presque plus d’attentats. Car le FLN vit sa base lui échapper, puisque les masses rejoignaient l’Algérie française de l’Intégration, telle la Casbah déferlant sur Alger le 16 mai 1958 (19).

Si l’égalité politique, la justice sociale et l’égalité raciale avaient été effectivement accomplis, le FLN ou l’indépendantisme auraient sans doute perduré, mais probablement de façon marginale ou groupusculaire, comme le FLNC en Corse.

Bien sûr, l’Algérie de l’Intégration aurait été d’autant plus vaccinée contre le terrorisme et l’indépendantisme de masse qu’elle se serait inscrite dans un solide et vaste ensemble franco-africain uni à la métropole dans des conditions d’Intégration analogues. En créant la Communauté française fédérale, et surtout en la détruisant, le Général faisait de l’Algérie un cas à part, ce qui en soi, et de surcroît dans le contexte international, jouait évidemment en faveur du FLN. Cela n’empêcha pas les opérations Challe de venir à bout de l’essentiel de la rébellion. Contrairement à la légende, il ne restait plus grand-chose de l’ALN courant 1960… Cela, au moins, Michel Winock ne le conteste pas…

D’un point de vue financier, le pari de l’unité franco-africaine était-il jouable ? Il est vrai que le Général expliquait que la France n’en avait pas les moyens (20). Pourtant, l’ensemble franco-africain était riche de formidables ressources, notamment énergétiques, mais aussi agricoles, et surtout humaines. Encore fallait-il ne pas considérer les Algériens et les Noirs africains comme d’irrécupérables incapables (21)…

L’exploitation et la redistribution des richesses auraient représenté une manne considérable, qui aurait en grande partie amorti les frais inhérents à l’Intégration des territoires, le développement des infrastructures, et bien sûr avant tout l’instruction des populations.

Cela dit, si le Général avait fait un tel choix, l’unité franco-africaine dans l’Intégration égalitaire et sociale, il ne serait peut-être pas mort en faisant une réussite dans son bureau de la Boisserie en 1970. Le KGB et la CIA auraient peut-être trouvé le moyen de débarrasser rapidement la France d’un esprit aussi farfelu et dangereux, avec plus d’efficacité que les pieds nickelés de l’OAS…


RT : L’hebdomadaire Le Point a profité de ce 13 Mai pour nous révéler De Gaulle dans les détails de la vie quotidienne, à travers un livre de témoignages... Voilà le monstre politique révélé dans sa respiration domestique… On salue la nouveauté et le courage de l'approche : un mot de conclusion sur ce De Gaulle People ?

AG : Au mois de mai, on a assisté cette année à un étonnant black-out médiatique et politique au sujet des événements de mai 1958, dont c’était pourtant le 50e anniversaire. Un régime qui n’ose pas célébrer sa naissance, comme vous me l’avez dit vous-même hors micro, il faut bien avouer que c’est assez singulier…

Je pense que l’explication, c’est qu’aujourd’hui, en dépit des mensonges et autres falsifications que perpétuent des intellectuels comme Michel Winock, la vérité est connue de tous en haut lieu. A l’évidence, cette vérité dérange suffisamment pour avoir convaincu ceux qui nous gouvernent que la discrétion sur le sujet était de mise. En un sens, c’est presque rassurant. Espérons que cela annonce, d’ici quelques années, un aggiornamento idéologique indispensable pour un pays qui se noie dans ses mensonges…

Personnellement, je soupçonne que les commémorations tous azimuts du joli mois de mai 1968, en plus d’enquiquiner Nicolas Sarkozy qui l’avait dénigré pendant la campagne présidentielle, ont servi d’écran de fumée. Avec d’autres, je l’avais pressenti dès le mois de mars, et avais annoncé la couleur à l’époque, dans des articles publiés sur le site Afrique Liberté.

Le moins que je puisse dire, c’est que je n’ai pas été déçu. L’omerta a dépassé mes craintes !

En revanche, j’avoue n’avoir pas pensé qu’il y aurait ce qu’on pourrait appeler « l’écran de fumée dans l’écran de fumée ».

En dépit des réticences médiatico-politiques, l’importance des événements de mai 1958 imposait tout de même un minimum de commémorations. Or malgré son ampleur, la déferlante mai 1968 ne suffisait pas à éluder le sujet. C’est là qu’intervient l’écran de fumée dans l’écran de fumée : la « pipolisation » du Général, opportunément servie par la compilation de Michel Tauriac.

Tant au JT de France 2, le 13 mai au soir, que dans la presse ou à la radio, la mise en scène d’un de Gaulle en paillettes a fait office de dérivatif, pour éviter d’explorer trop profondément des événements qui gênent tant. S’appesantir sur le de Gaulle privé, son enfance, sa femme, ses petites manies, sa galanterie, ses humeurs, c’était une façon de « remplir », d’occuper l’espace sans risque de fâcher grand monde, en chantant les louanges de l’homme de Gaulle, en versant quelques larmes et en se fendant de quelques sourires attendris, dans un style hagiographique particulièrement lénifiant.

Il faut reconnaître que le stratagème a plutôt bien fonctionné. Le problème, c’est que le pays en ressort un peu plus manipulé et désinformé, et par conséquent un peu plus affaibli. Et ça, par les temps qui courent, c’est triste et c’est surtout dangereux. Je crains que nous en payions, un jour prochain, une bien rude addition…

Comme je l’ai déjà montré dans Histoire occultée, le feu qui couve dans les banlieues, et dont l’incendie peut reprendre à tout moment, cette crise est en grande partie nourrie du cloaque idéologique et historiographique qu’entretiennent certains irresponsables, souvent à des fins bassement personnelles. Je ne suis pas sûr qu’au-delà de leurs petites prébendes, ceux-là réalisent bien à quel point les mensonges, les refoulements, le culte de fausses idoles qu’ils entretiennent sont nocifs pour le pays, qui s’étiole lentement sous nos yeux.

Dire la vérité, en particulier à la jeunesse, ce serait soulager la conscience de la France et de l’Afrique, désamorcer des haines en avouant des crimes, mais aussi en rappelant des souvenirs d’amour qui seront salutaires pour le plus grand nombre, et pour la nation tout entière.

Ainsi que le note Hélie de Saint Marc dans son beau livre Les Sentinelles du Soir :

« L’Histoire est un orage de fer, qui hache les hommes comme du bois sec. Après, il faut recueillir les cendres, comprendre, raconter. Les hommes croient trop souvent qu’ils peuvent s’affranchir de ce devoir – oublier serait si facile ! –, mais le passé finit tôt ou tard par revenir à la surface. C’est un poids dans la conscience, un fantôme insaisissable, qui empêche de vivre : il s’étend, jour après jour, sur l’ombre de l’avenir. »

RT : Puisqu’on est dans les citations, j’aimerais conclure avec Jean-Raymond Tournoux que je vous invite à commenter si vous le souhaitez, Alexandre Gerbi. La citation est extraite de La Tragédie du Général (Ed. Plon, 1967) :

« Arabes et Kabyles ont été réduits à un état d’indignité pendant 130 ans. C’est vrai. Hélas ! Les Français de France doivent prendre aussi une juste part de responsabilités : il appartenait au pouvoir central de Paris d’assurer l’arbitrage et de ne pas tolérer l’exploitation sociale.

Les Français d’Algérie ont abusé de la main-d’œuvre ‘indigène’. Qui se souvient cependant de la condition ouvrière en métropole au siècle dernier, et même jusqu’en 1936 ? Il n’était pas indispensable de traverser la Méditerranée pour voir suer le burnous. »

Or, il se trouve que tous ceux qui, en France, dans les années trente admiraient les parades nazies de l’Allemagne ou bien se morfondaient, agacés, outragés, en voyant les révolutions sociales en cours dans l’Hexagone et se demandaient comment y mettre un terme… Ceux qui aux États-Unis ont tenté un coup d’État contre Roosevelt, dans les années trente toujours, pour décapiter sa présidence, une des plus sociales que les États-Unis aient jamais connue… Et ceux qui, en métropole comme sur place, pendant 130 ans ont gelé la situation des ‘indigènes’ en Algérie… Tous ceux-là, bien qu’impliqués dans des aventures historiques et des projets différents, n’ayant a priori rien à voir, ont d’une manière ou d’une autre perdu leur pari respectif et perdu ce qu’ils voulaient si chèrement garder… avec une attitude constante et commune : se montrer toujours plus durs et toujours moins à l’écoute de ceux qui vivaient à leurs côtés.

Seuls les différents trusts qui finançaient de loin les belligérants du second conflit mondial en Europe se sont taillé la part du lion au sortir de 1945. Ils ont façonné le visage de l’Occident actuel.

Comme vous l’avez montré, Alexandre, une forme de contrat social s’est pourtant dessinée dans les dernières années de l’Algérie française, à partir de 1958 au moins, réflexions de Jacques Soustelle, un ethnologue de premier plan, et progrès général aidant.

Ceux qui s’intéressent aux interactions des peuples et des civilisations, trouveront sans doute ironique que les Américains dont la forme de colonisation consista à éradiquer les Indiens et à importer de la main-d’œuvre africaine pour construire leur nation, puissent finalement se réjouir de voir ce contrat social naissant, et 130 années d’efforts endurées pour y parvenir, réduits brutalement à néant… en partie grâce à leur propagande...

Les Algériens peuvent sans doute réfléchir à ce qu’aurait été leur sort si, par un mauvais hasard, les Français s’étaient comportés à leur égard de la même façon que les USA avec les populations indiennes, et si, après le débarquement militaire de 1830, ils les avaient traqués jusqu’au dernier et avaient importé des esclaves noirs pour les remplacer !

Aujourd’hui, qui sait, des États-Unis (de France) règneraient peut-être sur leurs terres et sur les tombes de leurs ancêtres et prodigueraient des conseils et des leçons de politesse aux autres petits colonisateurs, avec des canons bien planqués pour se faire obéir.

Il n’en est pas ainsi. Nous pouvons cogiter et penser aux réussites à venir.

Est-ce aussi votre point de vue ?


AG : En grande partie… A ceci près que les forces réactionnaires et régressives dont vous parlez, qui ont tant de sang sur les mains mais jouent les humanistes et les donneurs de leçon pour mieux poursuivre des buts toujours infâmes, entre impérialisme et exploitation de l’homme par l’homme… Je ne suis pas certain de partager votre optimisme à leur sujet…

Ces forces, me semble-t-il, sont très loin d’avoir perdu la partie. Et je crains que la mondialisation ultralibérale à laquelle nous assistons apporte la démonstration que leurs stratagèmes et leurs manipulations ont porté et portent toujours leurs fruits, en livrant les populations, notamment africaines, aux appétits les plus rapaces, sur fond de mépris permanent de la démocratie et de la justice sociale, de l’étiolement de la République et de ses principes, ce qui est, en définitive, à peu près la même chose…

Aujourd’hui, il appartient aux intellectuels d’Afrique, de France et d’ailleurs, et, pourquoi pas, aux politiques et aux capitaines d’industrie, de changer leur fusil d’épaule, en regardant l’Histoire en face, c’est-à-dire en cessant de jouer benoîtement les dupes des manigances dont les uns et les autres se sont rendus coupables, ne serait-ce que depuis 50 ans.

Il appartient à ceux qui font l’opinion de prêter l’oreille sans malice aux désirs profonds des populations, et de mettre en place, effectivement, un nouveau contrat social, une nouvelle fraternité, à partir d’une idée lucide de l'homme et des civilisations, de leurs forces et de leurs faiblesses, mais aussi d’une haute idée de la France et de la République. Dans le souvenir d’hommes tels qu’Alioune Diop, Léopold Sédar Senghor (22) et Claude Lévi-Strauss (14)...

Mais là, à mon tour, je pèche peut-être par excès d’optimisme ou, diront certains, par naïveté… Mais est-il plus raisonnable d’attendre la fin des temps, et un hypothétique Jugement Dernier, pour espérer l’avènement prochain d’un humanisme véritable dans le cœur de nos chefs et de nos maîtres à penser ?

Bergson disait que pour une humanité dont le corps et la puissance s’accroissent démesurément, l’émergence d’un supplément d’âme serait un impératif vital. Permettez-moi de croire que nous sommes à la croisée des chemins…

Notes




(1) « (…) en mars 1958 (…) Pierre Mendès France reçoit une visite qui l’étonne un peu, celle de Michel Debré. Ce sénateur radical, alors réputé pour son attachement fanatique à l’Algérie française aussi bien qu’au général de Gaulle, vient lui proposer de l’aider à faire prévaloir une solution pour l’Algérie : l’ancien chef de la France libre serait rappelé « en mission extraordinaire », doté de pouvoirs exceptionnels, d’un véritable blanc-seing pour une durée de six mois, afin de rétablir la paix en Algérie (Debré ne précisait pas par quels moyens et en vue de quelle solution…). Mendès l’écouta poliment, lui rappela l’admiration qu’il professait pour le général, l’impatience où il était de voir l’Algérie en paix et conclut : « Tout de même, je préfère la République…» » in Pierre Mendès France de Jean Lacouture, Ed. Seuil, pp. 434-435.
(2) Le projet d’un « débarquement en métropole (…) avait reçu (…) le nom de code d’ « Opération Résurrection » parce que de Gaulle avait dit à sa conférence de presse du 19 mai que les événements d’Alger pouvaient marquer « le début d’une sorte de résurrection » (…) ». Pierre Viansson-Ponté, Histoire de la République gaullienne, Pluriel (Fayard, 1970), p. 56.

(3) Fin 1957 - début 1958, la IVème République, par la bouche de Pierre Pflimlin, parlait d'ouvrir des négociations avec le FLN, sous les auspices de la Tunisie et du Maroc tout juste indépendants. A l'époque, « la SFIO dénonce invariablement (le) cléricalisme (de Pflimlin), la droite son idéalisme catholique pernicieux qui pourrait mettre en péril l'Algérie française. » rappelle J.-P. Rioux, in La France de la IVème République, pp. 129-130, Ed. Seuil, 1983. Au sein du MRP, le même Pflimlin s’oppose alors à Georges Bidault, partisan de l’Algérie française et acquis à l’idée d’Intégration. Pendant la crise ministérielle qui précède les événements de mai 1958, « le président de la République, M. René Coty, (…) pressent le 20 avril M. Georges Bidault qui, après trois jours d’illusions, doit renoncer devant le désaveu que lui inflige son propre parti, le MRP », sous la houlette de Pierre Pflimlin, finalement investi le 13 mai. In Histoire de la République gaullienne t. I, de Pierre Viansson-Ponté, Ed. Pluriel (Fayard, 1970), pp. 26-27. Bien que de Gaulle l’ait évincé de son poste de président du Conseil en mai 1958, Pierre Pflimlin était sur la même longueur d’onde que de Gaulle sur le fond de la question algérienne. Fermement attachés l’un et l’autre au caractère catholique de la France, ils se rejoignaient sur le péril que représentait, selon eux, l’intégration de neuf millions de musulmans algériens à la France, et de ce fait, sur la nécessité du divorce franco-algérien. D’ailleurs, Pierre Pflimlin intégra le gouvernement du Général comme ministre de la Coopération en avril 1962, quelques mois avant l’indépendance algérienne…

(4) A posteriori, Salan déclara avoir été, le 13 mai 1958, « le dupe d’une comédie affreuse et sacrilège ». Cité par P. Viansson-Ponté, Ibid., p. 482. Ancien d’Indochine (1924-1937), Salan a servi comme officier notamment dans la province du Haut-Mékong, où il a travaillé à l’organisation de la région, au contact des populations. Passionné par la langue laotienne et les différents dialectes locaux, il a rédigé à cette époque un dictionnaire de français-laotien. Voir Raoul Salan, Mémoires, Fin d’un Empire, t. 1, 1970, pp. 45 et sq.

(5) Emile-Derlin Zinsou expliquait en 1985 : « (…) Les leaders politiques africains avaient en commun ceci : ils souhaitaient tous ardemment, la guerre terminée (1939-1945), une mutation profonde du sort de l’Afrique (…). La profession de foi, la revendication fondamentale n’était pas l’indépendance : aucun de nous ne la revendiquait. Nous réclamions, par contre, l’égalité des droits puisque nous avions les mêmes devoirs jusques et y compris celui de donner notre sang pour la France. (…) La bataille pour l’égalité, pour les droits égaux pour tous, était l’essentiel du combat politique. Mais cette égalité inscrite dans la devise républicaine n’allait pas de soi, en ce qui concerne son application intégrale, dans l’esprit des colonisateurs. Une politique coloniale intelligente, prospective, suffisamment ouverte sur l’avenir, qui aurait conduit les peuples coloniaux à la jouissance des mêmes droits que ceux de la métropole, à l’application des mêmes lois, des mêmes règles à tous, aurait certainement modifié le destin de la colonisation. » Emile-Derlin Zinsou fut l’un des leaders politiques du Dahomey, aujourd’hui le Bénin, dont il fut président de juillet 1968 à décembre 1969. La décolonisation politique de l’Afrique, in La Décolonisation de l’Afrique vue par des Africains, Ed. L’Harmattan, 1987, pp. 32-33. A propos de l’Afrique subsaharienne des années 1950, Elikia M’Bokolo note : « (…) tous les dirigeants et cadres politiques (africains) se réclamèrent longtemps de l’idéologie assimilationniste de la colonisation française : se voulant « absolument français » et exigeant d’être traités comme des « Français à part entière », ils se complaisaient à opposer la vraie France, dont ils exaltaient l’« œuvre civilisatrice » et les colons, particulièrement nombreux en Oubangui-Chari, dont ils stigmatisaient le racisme et le conservatisme », in L’Afrique au XXème siècle, le continent convoité, pp. 196-197, Ed. Seuil 1985.

(6) Les scènes de fraternisation et de ralliement à l’Algérie française de l’Intégration ne se limitèrent pas aux grandes villes comme Alger, ainsi que le montre ce témoignage d’un officier de Légion au langage fleuri, publié en 1995, c’est-à-dire suffisamment tard pour que, en l’absence d’enjeu, ce récit soit peu suspect d’affabulation : « Pendant que nous jouions à la guerre, d’autres, ces mêmes jours, jouaient à la révolution. (…) De bavardages en discutailleries, de complots en Salut Public, de légalité bafouée en larmes de crocodiles, de finasseries en calculs sordides, nous apprîmes ainsi un beau jour que le numéro de la République avait changé. Le Grand Charles, qui n’était pas encore la Grande Zohra, à grands coups de menton conquérants gueulait comme tout le monde Vive l’Algérie française, et tous les gogos gobaient comme du bon pain les promesses et les affirmations : enfin un pur qui ne mentait pas. Pour moi et mes légionnaires, le seul résultat fut de quitter un beau matin notre cave, aux cuves toujours désespérément vides, pour nous retrouver en enfants perdus à 200 kilomètres plus au sud, bien loin du régiment de Grand-Papa. Oued Kébarit n’a rien de remarquable, sinon d’avoir une gare. C’est là qu’une bifurcation de la ligne de Tébessa part vers les mines de l’Ouenza. Tout le monde s’en serait foutu si, à cette époque d’intense fermentation patriotique, le village n’avait pas traîné une réputation sulfureuse : rien que des cheminots, une cellule du Parti, des grèves sauvages, un vrai nid de communards. Nous y fûmes accueillis à bras ouverts, comme seuls des pieds-noirs simples savent le faire. Le maire, devenu en ces temps de ferveur patriotique, Président du Comité de Salut Public local, était un brave homme qui, s’il avait été rouge, avait beaucoup rosi. Quant à ses administrés, le plus grand nombre étaient des Arabes, pardon des Français musulmans, chauffeurs, graisseurs, serre-frein, pousse-wagons, raccommodeurs de ballast, tous métiers demandant plus de muscles que d’instruction, mais permettant d’être syndiqué et de savoir causer de tout avec une assurance de fonctionnaire. Quant à nous, ce n’était pas la gloire : garde de ponts, patrouille après patrouille le long du barrage, jour après jour, nuit après nuit. Les fels paraissaient assommés par leurs saignées des mois précédents et, surtout, par l’invraisemblable enthousiasme pro-français qui avait saisi les masses autochtones depuis le 13 mai. Rien de glorieux donc à se mettre sous la dent, sinon un beau matin un pied abandonné dans un pataugas au milieu d’un champ de mines ; le propriétaire avait disparu et ne vint pas le réclamer. Le référendum approchait et tout le monde en attendait monts et merveilles. Petits meetings locaux, affiches, slogans, badigeonnage des murs. Je prêtais mes légionnaires, qui s’en foutaient comme de leur première rougeole, mais que cochonner des murs changeaient d’un train-train trop quotidien. Le clou fut le meeting féminin de Clairfontaine, chef-lieu local, proclamé à grands sons de trompe. Le maire avait fait une moue sceptique à son annonce et haussé les épaules quand je lui dis que l’on nous envoyait une rame de camions du Train. Il ne comptait que sur mesdames les épouses de ses cheminots, et encore… il fut époustouflé lorsque, dégorgées de toutes les mechtas des environs, une horde bariolée de fatmas, revêtues de leurs plus beaux atours, violemment parfumées, parées de bijoux bringuebalants et brandissant pancartes et banderoles à la gloire du Général, de Salan, du 13 mai et du Salut Public, monta à l’assaut des camions. Les véhicules militaires sont hauts et les jupes abondantes de ces dames les entravaient fort. Jamais mes légionnaires, hilares, n’ont pris à pleines mains autant de fessiers musulmans féminins, mais c’était pour la bonne cause : il fallait les hisser à bord. A Clairfontaine, ce fut du délire. En ce pays de machos triomphants, les femmes étaient appelées à faire de la politique et rien qu’entre elles. Ce qui fut dit, ce qui fut chanté, ce qui fut braillé n’avait aucune importance ; une chose, une seule chose comptait : elles devenaient des citoyens, comme leurs grands imbéciles de bonshommes. Quand enfin une oratrice, jeune et jolie, vêtue à l’européenne, s’empara du micro et leur hurla Dieu sait quoi, mais avec toutes ses tripes et de vrais accents de passionaria, cela tourna à l’hystérie. On aurait pu leur demander d’aller à mains nues tordre les couilles de ces petits cons de fels de l’autre côté de la frontière, pas une n’aurait manqué. Vint enfin le grand jour, le jour du référendum. La compagnie était en alerte, mais de fels, point. Par contre le maire, qui connaissait son code électoral sur le bout du doigt, me vira fermement du bureau de vote car je m’y étais présenté, le pistolet au côté. J’y revins sans arme et pus constater que tout s’y passait dans la plus stricte légalité républicaine : chaque électeur prenait bien sagement ses deux bulletins, le oui et le non, passait par l’isoloir et les ‘a voté’ se succédaient avec régularité. Seul incident de la journée, mais à l’extérieur : un grand escogriffe, certainement pas très malin, se vit entouré de trois ou quatre malabars, aussi français musulmans que lui, qui lui retournèrent les poches, en sortirent avec indignation un bulletin ‘oui’ non utilisé, et, après l’avoir copieusement engueulé, lui cassèrent deux ou trois côtes. Les résultats du vote d’Oued Kébarit furent triomphaux : la quasi-totalité des inscrits avait rempli son devoir civique et le oui était de l’ordre de 99%, score après tout normal dans un ancien fief des rouges : éducation politique oblige. Quant à la compagnie, son exil était terminé : nous rejoignions le régiment où de grandes choses se préparaient.» Alexandre Le Merre, Sept ans de Légion, Ed. L’Harmattan, 1995, pp. 84-86.

(7) Mais, il faut le noter, désapprouvé par certains gaullistes, qui rompirent alors avec lui…

(8) Pierre Viansson-Ponté décrit de Gaulle comme « un officier de filiation nationaliste et conservatrice, voire monarchiste » in La République gaullienne, p. 472, Ed. Pluriel (Ed. Fayard 1970).

(9) Jacques Soustelle notait : « Déjà avant la guerre, ayant vécu pendant des années, comme ethnologue, au milieu des tribus indiennes du Mexique, j’avais pu suivre de près le travail souvent admirable que les gouvernements issus de la Révolution réalisaient pour « incorporer » ou « intégrer » les communautés autochtones à l’Etat fédéral. A Paris, à la Sorbonne et au Musée de l’Homme dont j’assumai la direction à partir de 1937 (…), j’avais eu maintes fois l’occasion de discuter des problèmes de ce qu’on appelait encore les « colonies » ou l’ « Empire » avec de jeunes Africains comme Léopold Sédar Senghor. Professeur à l’école coloniale, où j’étais chargé d’un cours de sociologie appliquée, je m’efforçais de faire porter la réflexion scientifique et l’acquis de l’ethnologie sur la solution pratique des problèmes que suscitaient les relations entre les populations autochtones et l’administration française. Militant anti-fasciste et antiraciste depuis mon adolescence, j’avais étudié les doctrines absurdes et malfaisantes qui, inoculées comme un virus de Berlin à Rome, se répandaient dans l’Afrique italienne sous le prétexte de la difesa della razza. Puis vint la guerre, (…) je fus conduit à sillonner en tous sens l’Afrique musulmane, le Sahara, les pays de savanes et de forêts. Convaincu que la colonisation sous sa forme ancienne appartenait à un passé révolu, discernant les influences et les ambitions étrangères qui visaient à démembrer l’ensemble français, je repoussais avec une énergie égale le statu quo, d’ailleurs impossible à maintenir, et la dislocation dont le double résultat serait inévitablement d’abaisser la France et de plonger les peuples d’outre-mer dans le chaos, la tyrannie et la misère. » « J’entrevoyais (…) une phase ultérieure où, comme résultat de l’évolution économique, sociale ou intellectuelle, il serait possible de superposer à tous les pouvoirs locaux, y compris à celui de la métropole, un pouvoir vraiment fédéral. Quand j’exposais ces idées autour de moi, il n’était pas rare qu’on me demandât : « Mais alors le Président fédéral pourrait être un Noir ou un Arabe ? », à quoi je répondais invaria-blement : « Et pourquoi pas ? » » « Beaucoup d’entre nous, sinon tous, pensaient alors à nos territoires d’outre-mer comme à « la grande chance du deuxième demi-siècle » pour la France et pour notre jeunesse. (…) Il nous semblait, à cette époque, que « pour transformer la vie des hommes et ancrer puissamment la France dans le sol du continent noir », en créant de nouvelles ressources, en produisant de l’énergie et aussi « en tenant compte intelligemment et respectueusement des sociétés autochtones, de leurs traditions, de leurs institutions », l’effort que la France aurait à fournir serait de nature à la transfigurer elle-même. Au lieu de s’enfermer dans son territoire européen, pusillanime et repliée sur elle-même dans la recherche d’un confort petit-bourgeois, elle puiserait en Afrique le goût des vastes espaces et des entreprises hardies. Deux ou trois générations de nos jeunes gens trouveraient là-bas l’occasion de faire du neuf, de construire, de créer. Bâtir l’Afrique française avec les autochtones, pour eux comme pour nous tous, dans la fédération des peuples d’outre-mer, tirer parti des expériences faites ailleurs, comme les missions culturelles du Mexique ou les kibboutzim d’Israël, n’était-ce pas une mission exaltante ? Dans cette perspective, assurer le salut de l’Afrique, c’était aussi pourvoir à celui de la France : exorciser le démon de la médiocrité, offrir à la jeunesse une grande et belle tâche. Des rêves ? Oui, c’étaient des rêves, comme ceux des pionniers qui ont fait la Californie, comme ceux des bandeirantes qui ont fait surgir le Brésil moderne de l’immensité sud-américaine (…). Ces rêves, il était à notre portée de les réaliser : le sol et le sous-sol de l’Afrique française recèlent ce qu’il faut pour faire vivre les hommes et croître l’industrie. (…) Ce qui nous a manqué, c’est une volonté. Et l’Etat qui aurait dû incarner cette volonté a failli à sa mission : par faiblesse et instabilité avant 1958, plus tard par une tragique perversion qui l’a poussé à tout détruire. Comment s’étonner aujourd’hui si la jeunesse, à qui le régime n’offre rien, n’ouvre aucune perspective, ne promet que la morne continuation de ce qui est – si cette jeunesse se désespère et s’emporte comme elle l’a fait en mai (1968) ? Généreuse comme elle l’est, de quel cœur ne se serait-elle pas jetée dans la grande aventure de l’outre-mer ! Le régime, incarnation d’une France vieillotte dont l’horloge retarde d’un demi-siècle, ne le lui a pas permis. » in Vingt-huit ans de gaullisme, Ed. La Table ronde, 1969, pp. 285-286, p. 285 et pp. 287-288. Pierre Messmer a tardivement avoué la conviction fondamentale qui présida aux choix du général de Gaulle : « (…) c’est vrai que le Général ne désirait pas l’assimilation ou l’intégration, comme on disait à l’époque. Personne, d’ailleurs, n’en voulait. Compte tenu de la croissance démographique des Algériens, une telle solution aurait conduit à ce qu’un tiers des députés actuels au Palais Bourbon soient algériens. Cela n’a rien de raciste, mais cette situation était inenvisageable. » in Marianne, n° 341, novembre 2003, p. 27.

(10) Cité par Bruno Fuligni, in Les quinze mille députés d'hier et d'aujourd'hui, Ed. Pierre Horay, 2006.

(11) Voir Le colonisateur colonisé de Louis Sanmarco, Ed. Pierre-Marcel Favre-ABC, 1983, p. 211. Voir également Entretiens sur les non-dits de la décolonisation, de Samuel Mbajum et Louis Sanmarco, Ed. de l’Officine, 2007, p. 64.

(12) Or, il faut préciser que cette modification constitutionnelle fondamentale, qui privait de facto les populations du droit de disposer d’elles-mêmes puisqu’elle les empêchait de décider de leur sort, fut elle-même accomplie selon des voies anticonstitutionnelles. En effet, aux termes de la Constitution, une telle modification, parce qu’elle touchait au fonctionnement des institutions elles-mêmes, aurait dû faire l’objet soit d’un vote du Parlement réuni en Congrès, soit d’un référendum (aux termes de l’article 85, renvoyant dans ce cas à l’article 89). Or le Général opta pour un vote au Parlement, en application de l’article 85, ce qui était, compte tenu que la modification touchait, répétons-le, aux institutions elles-mêmes, tout bonnement inconstitutionnel ! D’ailleurs, le Conseil d’Etat ne s’y est pas trompé, puisqu’il émit, au sujet de ce tripatouillage d’une exceptionnelle gravité, un avis défavorable. Un esprit simple aurait pu croire, dès lors, que le gouvernement devrait faire machine arrière. C’était mal connaître le Général… Le gouvernement passa benoîtement outre l’avis du Conseil d’Etat, se contentant de répondre, en substance, qu’il s’agissait là d’un progrès démocratique qui visait… à renforcer la Communauté contre tout risque d’éclatement ! Quand on sait que, dans les faits, il s’agissait là d’une violation pure et simple de la Constitution, qui se solda, dès le mois suivant (juillet-août 1960), par l’éclatement de la Communauté, on peut apprécier à sa juste valeur la qualité de l’argument... Voir infra L’effarante Loi 60-525.

(13) Les estimations varient : Charles-Robert Ageron avance le chiffre de 50.000 harkis massacrés dans les semaines qui suivirent l’indépendance, tandis que selon Pierre Montagnon, ce sont 150.000 harkis et musulmans francophiles qui furent assassinés entre le printemps et l’été 1962.

(14) « Si, pourtant, une France de quarante-huit millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous nous refusons de risquer. Le pourrions-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser ? Nous sauverions-nous nous-mêmes, ou plutôt ne consacrerions-nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel dont sa moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Taxila, dans ces monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est possible (...) » Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Ed. Plon, 1955, rééd. Pocket, pp. 486-487. « Vingt-cinq millions de citoyens musulmans » : à l’époque, la Tunisie et le Maroc ne sont pas encore indépendants.

(15) Comme le note Henri Grimal, parmi les politiques français métropolitains, de droite comme de gauche, « bien peu étaient prêts à admettre à l'Assemblée nationale 300 députés noirs et arabo-berbères » in La Décolonisation de 1919 à nos jours, Ed. Complexe, 1985, p. 284.

(16) Selon un sondage réalisé en 1946, en métropole, « 63 % des Français (contre 22 %) se déclaraient favorables à l’extension de la citoyenneté à toutes les populations d’outre-mer. » Ch.-R. Ageron, in Histoire de la France coloniale, p. 368. Un autre sondage, en mai 1946, confirme la bienveillance des Français à l’égard des peuples d’outre-mer : en effet, si 31 % des personnes interrogées se disaient favorables à une administration des colonies exercée d’abord au profit de la métropole, 28 % des sondés estimaient au contraire que les colonies devaient en être les principales bénéficiaires, et 25 % que les deux parties devaient en profiter équitablement. Autrement dit, 53 % des Français, soit une majorité d’entre eux, considéraient que la métropole ne pouvait agir envers les colonies à son profit exclusif, contre seulement un petit tiers qui pensaient le contraire…

(17) Cette interview-feuilleton date de juin 2008. Depuis, nous avons eu l’occasion de creuser le dossier Constantin Melnik qu’évoque Thierry Meyssan. S’autodéfinissant aujourd’hui volontiers comme « Russe blanc » et « agent de la CIA », Constantin Melnik fut conseiller de Michel Debré de 1959 à 1962, pour la sécurité et l’espionnage. A ce titre, Constantin Melnik fut placé au plus haut niveau du SDECE (Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage, ancêtre de la DGSE), dont il assurait l'interface avec le Premier ministre. Constantin Melnik avait été présenté à Michel Debré par Raymond Aron. Selon Constantin Melnik, c’est par le biais du même Raymond Aron qu’il avait intégré, quelques années plus tôt, la Rand Corporationthink tank américain étroitement lié aux services secrets US. A ce sujet, voir Constantin Melnik, Politiquement incorrect, Ed. Plon, 1999. Par ailleurs, à la même époque, le très libéral Raymond Aron développa, notamment dans L’Opium des Intellectuels (1955), des théories favorables au divorce franco-africain, en particulier pour des raisons financières. Mais Aron n’en était pas l’inventeur : ces théories étaient d’abord apparues dans la presse économique anglo-saxonne dans l’immédiat après-guerre (The Economist, The Banker). En France, ces théories sont connues sous le nom de « cartiérisme », d’après le nom du journaliste Raymond Cartier, qui s’en fit plus tardivement le vulgarisateur et l’ardent promoteur, notamment dans l’hebdomadaire Paris-Match, avec une formule demeurée fameuse : « La Corrèze plutôt que le Zambèze ». Les leaders et intellectuels africains dénoncèrent cette ligne économico-politique, sous le nom de « cartiérisme » ou « métropolisme », en s’insurgeant contre ce qu'ils tenaient pour une volonté métropolitaine d’abandonner, par égoïsme, l’Afrique au sous-développement. A ce sujet, voir notamment Charles-Robert Ageron, « le Cartiérisme », in Histoire de la France coloniale, p. 475 et sq. Concernant l’Algérie, Raymond Aron se déclara dès 1957 partisan de la négociation avec le FLN et de « l’acceptation d’une politique dont le terme serait l’indépendance algérienne ». Voir La Tragédie algérienne, Ed. Plon, 1957, p. 69.

(18) Le Général confia à Alain Peyrefitte : « Vous croyez que je ne le sais pas, que la décolonisation est désastreuse pour l'Afrique ? (...) C'est vrai que cette indépendance était prématurée. (...) Mais que voulez-vous que j'y fasse ? (...) Et puis (il baisse la voix), vous savez, c'était pour nous une chance à saisir : nous débarrasser de ce fardeau, beaucoup trop lourd maintenant pour nos épaules, à mesure que les peuples ont de plus en plus soif d'égalité. Nous avons échappé au pire ! (...) Au Gabon, Léon M'Ba voulait opter pour le statut de département français. En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut. Heureusement que la plupart de nos Africains ont bien voulu prendre paisiblement le chemin de l'autonomie, puis de l'indépendance », in C'était de Gaulle, t. 2, pp. 457-458. Léon M'Ba (1902-1967), premier président de la République gabonaise (1960-1967).

(19) A propos du déferlement de la Casbah sur Alger le 16 mai 1958, Hélie de Saint Marc raconte : « L’orage tant redouté éclata le 13 mai 1958. Le général Massu entra brutalement dans mon bureau : « Saint Marc, ils ont pris le GG ! » Les pieds-noirs avaient assailli le bâtiment du Gouvernement général, dit le GG. J’eus à peine le temps de sauter dans sa Jeep jusqu’au Forum, la grande place qui bordait le palais officiel. Je le vois encore monter quatre à quatre, l’œil furieux, l’escalier du Gouvernement général, bousculant les activistes et les papiers volants… Dès le lendemain, l’onde de cette journée chaotique parvint jusqu’en France. Salan et Massu prirent la tête des comités de salut public. Alger s’enivrait de son audace. Les rancœurs et les frayeurs accumulées par les pieds-noirs depuis la Toussaint 1954 se libéraient d’un coup. Les rues étaient bondées. L’été algérien jetait ses premiers feux, avec sa lumière nue, sans rémission, ses odeurs violentes sur les étalages, son ciel marin, ses draps aux fenêtres. La foule défilait sans relâche sur le Forum. Des passants s’apostrophaient d’un trottoir l’autre. A la terrasse des cafés étudiants, de jeunes Européens chantaient à tue-tête la Marseillaise. Les voitures, fenêtres grandes ouvertes, klaxonnaient continuellement de manière assourdissante les sons rituels de l’Al-gé-rie fran-çaise. Comme lors de toute période de rupture, le passé semblait aboli. Je comprenais ce qu’avaient pu éprouver les révolutionnaires de 1789 ou de 1830. Le Forum était un bocal où grenouillaient toutes les ambitions, mais aussi le réceptacle de tous les espoirs et de tous les idéaux. Des inconnus bombaient le torse. Des activistes paradaient. Des gradés prenaient des allures de conspirateurs. Versatile, la foule acclamait chaque jour le nom du général de Gaulle après l’avoir si longtemps conspué. Ce n’était pas encore la révolution, mais déjà une insurrection. Les fraternisations du Forum. Au cours de ma vie, peu de jours ont eu autant d’importance que le 16 mai 1958. Par Massu, je savais qu’un Comité de salut public, composé uniquement de musulmans, avait été constitué dans la Casbah, là où un an plus tôt un militaire ne pouvait se risquer seul. Une grande manifestation, à laquelle l’armée prêtait ses camions, était organisée. L’impulsion venait d’en haut. Mais quelle allait être la réaction des musulmans ? J’aurais donné cher pour le savoir. J’étais allé chercher un jeune musulman que je connaissais. Fils de harki, militant de l’intégration, excellent joueur de football, il avait dix-sept ans. Le teint mat, les yeux très noirs et brillants, j’appréciais sa vigueur et sa droiture. Installé à l’arrière de ma Jeep, il tenait la hampe d’un drapeau tricolore qu’il agitait généreusement. Je guettais les regards. Les passants européens nous dévisageaient d’un air étonné. Quelques-uns étaient méfiants. D’autres souriaient, un peu inquiets. Au Gouvernement général, Massu, la mâchoire tendue, accueillait une à une les délégations venues lui apporter leur soutien. A mon arrivée, il me prit à part : « Saint Marc, la foule musulmane a quitté la Casbah. Elle monte vers le forum. Allez voir comment cela se passe. » Je partis avec ma jeep et mon ami qui agitait toujours son drapeau. La ville était un vacarme. Le chauffeur s’arrêta à la hauteur de la grande poste. C’est là que je les ai vus. Ils étaient une multitude. Vingt mille, peut-être plus. Ils avançaient derrière des drapeaux français et des pancartes. Six mois auparavant, à quelques rues de là, il y avait eu des ratonnades et, un an plus tôt, des attentats FLN. Les hommes de la Casbah étaient les voisins, parfois les complices, de ce terrorisme clandestin que nous avions éradiqué « par tous les moyens ». Les Européens se tenaient par petits groupes sur les trottoirs. Il y eut un silence angoissant, oppressant. La foule ne s’est peut-être pas tue, mais le silence, du moins, s’est fait en moi. J’entendais battre mes tempes. Un jeune Européen en chemise blanche descendit du trottoir et s’avança vers le premier rang de la manifestation. Il embrassa un musulman du même âge, à peine trente ans, et le serra dans ses bras. La clameur s’éleva jusqu’aux voûtes d’Alger. Les musulmans continuèrent leur lente montée vers le Forum. Je les devançai à toute allure, pour ne pas manquer leur arrivée. Du balcon du Gouvernement général, on entendit la voix d’un homme qui, par l’effet de la sonorisation un peu sourde de l’époque, fit résonner toute la place, avec un écho terrible dans ce chaudron de soleil : « Mes amis / mes amis, nos frères musulmans arrivent / nos frères musulmans arrivent. Faites-leur de la place / faites-leur de la place. » Les derniers mots furent couverts par les acclamations. En rangs serrés, les musulmans débouchèrent sur le rectangle colonial, éblouissant de blancheur, dans un délire de drapeaux. Sans un mot, je contemplais la houle humaine. Je découvrais que l’on pouvait pleurer de bonheur. Autour de moi, je reconnaissais les visages de quelques camarades dont les traits étaient dilatés par l’émotion. Nous étions le 16 mai 1958. Il était cinq heures de l’après-midi. Les martinets volaient haut dans le ciel d’Alger. Par instants, mes paupières se fermaient. Je pensais aux partisans thos, aux parachutistes indochinois du BEP, aux camarades tombés au Vietnam, aux égorgés et aux suppliciés des deux camps, à ceux qui, jour après jour, avaient bâti dans la solitude d’une SAS ou d’une école les fondations de cet instant de réconciliation. Ils n’avaient pas donné leur vie en vain. Le soir, je me suis longuement promené avec ma femme dans les rues près du port. Manette attendait notre premier enfant. Le parfum de la ville avait changé. Les frères ennemis avaient découvert dans leur histoire commune – et parfois dans leur haine mutuelle – les racines de l’attachement. Des pieds-noirs et des musulmans conservaient un regard humide. Il existait une part d’irrationnel dans ce mouvement, comme une vague qui culmine avant de retomber. Les inégalités et la dépendance politique n’avaient pas été abolies en une journée. Cependant, une frontière invisible avait été franchie. Le journaliste Jean Daniel – pourtant peu suspect de sympathies envers l’Algérie française – n’a pas fait le parallèle entre le 16 mai 1958 et le 4 août 1789 par hasard. Cette journée de mai avait conduit des dizaines de milliers d’hommes et de femmes à accomplir un geste qui les dépassait et qui les engageait. L’enthousiasme dura plusieurs jours. Le FLN était hors circuit. Des foules immenses venaient dire leur volonté de bâtir un avenir commun sans qu’une seule grenade soit jetée ou sans qu’éclate le moindre coup de feu. Au cours de ces jours d’allégresse, le général Salan, recevant l’archevêque d’Alger, Mgr Duval, évoqua les fraternisations du Forum. « Je ne crois pas aux miracles », répondit le prélat, qui était depuis longtemps favorable à une indépendance négociée avec le FLN. Certains observateurs pensaient, comme lui, qu’il ne s’agissait que d’un feu de paille ou d’un feu de joie. Nous étions persuadés du contraire. Pour en avoir fait l’expérience dans la Résistance ou au combat, nous savions qu’une simple phrase ou une poignée de main d’homme à homme pouvait décider de l’orientation d’une vie. Nous avions découvert la force et l’ivresse des révolutions. Un monde ancien avait jeté son écorce et sa gourme. Les Américains, durant la Seconde Guerre mondiale, avaient diffusé auprès de leurs soldats des brochures sur les raisons de mourir au combat. Si nous avions voulu faire de même, il aurait suffi de publier sans légendes les photos du 16 mai 1958 et quelques visages musulmans creusés par les larmes. Depuis mon entrée dans le réseau Jade-Amicol, les foules avaient toujours défilé de l’autre côté de mes choix : grandes messes nazies, fascistes et communistes, usines à soldats du Vietminh en Chine, coulées de lave de la Casbah d’Alger. Nous n’étions plus marginaux ou solitaires. L’Histoire nous rejoignait. Je vivais donc ces journées avec une grande intensité, malgré le flegme que j’affichais en conformité avec mes fonctions et mon uniforme. » Hélie de Saint Marc avec Laurent Beccaria, Les Champs de braises, Ed. Perrin, 1995, pp. 230-234.

(20) « Nous ne pouvons pas tenir à bout de bras cette population prolifique comme des lapins (…). Nos comptoirs, nos escales, nos petits territoires d’outre-mer, ça va, ce sont des poussières. Le reste est trop lourd ». Charles de Gaulle, cité par Alain Peyrefitte, in C’était de Gaulle, Ed. Fayard, 1994, p. 59.

(21) Au sujet des « Arabes » : « Les Arabes, ce n'est rien. Jamais on n'a vu des Arabes construire des routes, des barrages, des usines. Après tout peut-être n'ont-ils pas besoin de routes, de barrages, d'usines.». Cité par J.R. Tournoux, in La Tragédie du Général, Ed. Plon, 1967.

(22) En septembre 1946 à l’Assemblée nationale, le député Senghor déclarait : « Si l’on veut y réfléchir, ce rôle de creuset de culture a toujours été celui de toute grande civilisation, de la française en particulier. Cette usine dévorante qu’est la tête française a besoin, pour ne pas tourner à vide, d’un afflux constant de matière première humaine et d’apports étrangers. (…) Depuis la pré-renaissance, la France a reçu, successivement, les apports gréco-latins, italiens, espagnols, anglo-saxons. Depuis le XIXe siècle, c’est l’afflux des éléments « barbares », et j’emploie ce mot avec une humble fierté. (…) Il est question, pour la métropole, de féconder ses terres au moyen des alluvions de l’humanité que nous lui apportons. (…) C’est ainsi qu’ensemble nous créerons une nouvelle civilisation, (...) un humanisme nouveau qui sera à la mesure de l’univers et de l’homme en même temps ». L’année suivante, en novembre 1947, Alioune Diop écrivait dans le premier numéro de Présence Africaine : « (...) Or, le développement du monde moderne ne permet à personne ni à aucune civilisation naturelle d'échapper à son emprise. Nous n'avons pas le choix. Nous nous engageons désormais dans une phase héroïque de l'histoire. (...) Nous autres, Africains, nous avons besoin surtout de savoir ce qu'est un idéal, de le choisir et d'y croire librement mais nécessairement, et en fonction de la vie du monde. Nous devons nous saisir des questions qui se posent sur le plan mondial et les penser avec tous, afin de nous retrouver un jour parmi les créateurs d'un ordre nouveau. (...) L'Europe est créatrice du ferment de toute civilisation ultérieure. Mais les hommes d'Outre-Mer détiennent d'immenses ressources morales (de la vieille Chine, de l'Inde pensive à la silencieuse Afrique) qui constituent la substance à faire féconder par l'Europe. Nous sommes indispensables les uns aux autres. » « Car il est certain qu'on ne saurait atteindre l'universalisme authentique si, dans sa formation, n'interviennent que des subjectivités européennes. Le monde de demain sera bâti par tous les hommes. Il importe seulement que certains déshérités reçoivent de l'Europe, de la France en particulier, les instruments nécessaires à cet édifice à venir. »

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