Notes :[1] « (…) en mars 1958 (…) Pierre Mendès France reçoit une visite qui l’étonne un peu, celle de Michel Debré. Ce sénateur radical, alors réputé pour son attachement fanatique à l’Algérie française aussi bien qu’au général de Gaulle, vient lui proposer de l’aider à faire prévaloir une solution pour l’Algérie : l’ancien chef de la France libre serait rappelé « en mission extraordinaire », doté de pouvoirs exceptionnels, d’un véritable blanc-seing pour une durée de six mois, afin de rétablir la paix en Algérie (Debré ne précisait pas par quels moyens et en vue de quelle solution…). Mendès l’écouta poliment, lui rappela l’admiration qu’il professait pour le général, l’impatience où il était de voir l’Algérie en paix et conclut : « Tout de même, je préfère la République…» » in Pierre Mendès France de Jean Lacouture, Ed. Seuil, pp. 434-435.
[2] Le projet d’un « débarquement en métropole (…) avait reçu (…) le nom de code d’ « Opération Résurrection » parce que de Gaulle avait dit à sa conférence de presse du 19 mai que les événements d’Alger pouvaient marquer « le début d’une sorte de résurrection » (…) ». Pierre Viansson-Ponté, Histoire de la République gaullienne, Pluriel (Fayard, 1970), p. 56.
[3] Fin 1957 - début 1958, la IVème République, par la bouche de Pierre Pflimlin, parlait d'ouvrir des négociation avec le FLN, sous les auspices de la Tunisie et du Maroc tout juste indépendants. A l'époque, « la SFIO dénonce invariablement (le) cléricalisme (de Pflimlin), la droite son idéalisme catholique pernicieux qui pourrait mettre en péril l'Algérie française. » rappelle J.-P. Rioux, in La France de la IVème République, pp. 129-130, Ed. Seuil, 1983. Au sein du MRP, le même Pflimlin s’oppose alors à Georges Bidault, partisan de l’Algérie française et acquis à l’idée d’Intégration. Pendant la crise ministérielle qui précède les événements de mai 1958, « le président de la République, M. René Coty, (…) pressent le 20 avril M. Georges Bidault qui, après trois jours d’illusions, doit renoncer devant le désaveu que lui inflige son propre parti, le MRP », sous la houlette de Pierre Pflimlin, finalement investi le 13 mai. In Histoire de la République gaullienne t. I, de Pierre Viansson-Ponté, Ed. Pluriel (Fayard, 1970), pp. 26-27. Bien que de Gaulle l’ait évincé de son poste de président du Conseil en mai 1958, Pierre Pflimlin était sur la même longueur d’onde que de Gaulle sur le fond de la question algérienne. Fermement attachés l’un et l’autre au caractère catholique de la France, ils se rejoignaient sur le péril que représentait, selon eux, l’intégration de neuf millions de musulmans algériens à la France, et de ce fait, sur la nécessité du divorce franco-algérien. D’ailleurs, Pierre Pflimlin intégra le gouvernement du Général comme ministre de la Coopération en avril 1962, quelques mois avant l’indépendance algérienne…
[4] A posteriori, Salan déclara avoir été, le 13 mai 1958, « le dupe d’une comédie affreuse et sacrilège ». Cité par P. Viansson-Ponté, Ibid., p. 482. Ancien d’Indochine (1924-1937), Salan a servi comme officier notamment dans la province du Haut-Mékong, où il a travaillé à l’organisation de la région, au contact des populations. Passionné par la langue laotienne et les différents dialectes locaux, il a rédigé à cette époque un dictionnaire de français-laotien. Voir Raoul Salan, Mémoires, Fin d’un Empire, t. 1, 1970, pp. 45 et sq.
[5] Emile-Derlin Zinsou expliquait en 1985 : « (…) Les leaders politiques africains avaient en commun ceci : ils souhaitaient tous ardemment, la guerre terminée[5], une mutation profonde du sort de l’Afrique (…). La profession de foi, la revendication fondamentale n’était pas l’indépendance : aucun de nous ne la revendiquait. Nous réclamions, par contre, l’égalité des droits puisque nous avions les mêmes devoirs jusques et y compris celui de donner notre sang pour la France. (…) La bataille pour l’égalité, pour les droits égaux pour tous, était l’essentiel du combat politique. Mais cette égalité inscrite dans la devise républicaine n’allait pas de soi, en ce qui concerne son application intégrale, dans l’esprit des colonisateurs. Une politique coloniale intelli-gente, prospective, suffisamment ouverte sur l’avenir, qui aurait conduit les peuples coloniaux à la jouissance des mêmes droits que ceux de la métropole, à l’application des mêmes lois, des mêmes règles à tous, aurait certainement modifié le destin de la colonisation. » Emile-Derlin Zinsou fut l’un des leaders politiques du Dahomey, aujourd’hui le Bénin, dont il fut président de juillet 1968 à décembre 1969. La décolonisation politique de l’Afrique, in La Décolonisation de l’Afrique vue par des Africains, Ed. L’Harmattan, 1987, pp. 32-33. A propos de l’Afrique subsaharienne des années 1950, Elikia M’Bokolo note : « (…) tous les dirigeants et cadres politiques (africains) se réclamèrent longtemps de l’idéologie assimilationniste de la colonisation française : se voulant « absolument français » et exigeant d’être traités comme des « Français à part entière », ils se complaisaient à opposer la vraie France, dont ils exaltaient l’ « œuvre civilisatrice » et les colons, particulièrement nombreux en Oubangui-Chari, dont ils stigmatisaient le racisme et le conservatisme », in L’Afrique au XXème siècle, le continent convoité, pp. 196-197, Ed. Seuil 1985.
[6] Les scènes de fraternisation et de ralliement à l’Algérie française de l’Intégration ne se limitèrent pas aux grandes villes comme Alger, ainsi que le montre ce témoignage d’un officier de Légion au langage fleuri, publié en 1995, c’est-à-dire suffisamment tard pour que, en l’absence d’enjeu, ce récit soit peu suspect d’affabulation : « Pendant que nous jouions à la guerre, d’autres, ces mêmes jours, jouaient à la révolution. (…) De bavardages en discutailleries, de complots en Salut Public, de légalité bafouée en larmes de crocodiles, de finasseries en calculs sordides, nous apprîmes ainsi un beau jour que le numéro de la République avait changé. Le Grand Charles, qui n’était pas encore la Grande Zorah, à grands coups de menton conquérants gueulait comme tout le monde Vive l’Algérie française, et tous les gogos gobaient comme du bon pain les promesses et les affirmations : enfin un pur qui ne mentait pas. Pour moi et mes légionnaires, le seul résultat fut de quitter un beau matin notre cave, aux cuves toujours désespérément vides, pour nous retrouver en enfants perdus à 200 kilomètres plus au sud, bien loin du régiment de Grand-Papa. Oued Kébarit n’a rien de remarquable, sinon d’avoir une gare. C’est là qu’une bifurcation de la ligne de Tébessa part vers les mines de l’Ouenza. Tout le monde s’en serait foutu si, à cette époque d’intense fermentation patriotique, le village n’avait pas traîné une réputation sulfureuse : rien que des cheminots, une cellule du Parti, des grèves sauvages, un vrai nid de communards. Nous y fûmes accueillis à bras ouverts, comme seuls des pieds noirs simples savent le faire. Le maire, devenu en ces temps de ferveur patriotique, Président du Comité de Salut Public local, était un brave homme qui, s’il avait été rouge, avait beaucoup rosi. Quant à ses administrés, le plus grand nombre étaient des arabes, pardon des Français musulmans, chauffeurs, graisseurs, serre-frein, pousse-wagons, raccommodeurs de ballast, tous métiers demandant plus de muscles que d’instruction, mais permettant d’être syndiqué et de savoir causer de tout avec une assurance de fonctionnaire. Quant à nous, ce n’était pas la gloire : garde de ponts, patrouille après patrouille le long du barrage, jour après jour, nuit après nuit. Les fels paraissaient assommés par leurs saignées des mois précédents et, surtout, par l’invraisemblable enthousiasme pro-français qui avait saisi les masses autochtones depuis le 13 mai. Rien de glorieux donc à se mettre sous la dent, sinon un beau matin un pied abandonné dans un pataugas au milieu d’un champ de mines ; le propriétaire avait disparu et ne vint pas le réclamer. Le référendum approchait et tout le monde en attendait monts et merveilles. Petits meetings locaux, affiches, slogans, badigeonnage des murs. Je prêtais mes légionnaires, qui s’en foutaient comme de leur première rougeole, mais que cochonner des murs changeaient d’un train-train trop quotidien. Le clou fut le meeting féminin de Clairfontaine, chef-lieu local, proclamé à grands sons de trompe. Le maire avait fait une moue sceptique à son annonce et haussé les épaules quand je lui dis que l’on nous envoyait une rame de camions du Train. Il ne comptait que sur mesdames les épouses de ses cheminots, et encore… il fut époustouflé lorsque, dégorgées de toutes les mechtas des environs, une horde bariolée de fatmas, revêtues de leurs plus beaux atours, violemment parfumées, parées de bijoux bringuebalants et brandissant pancartes et banderoles à la gloire du Général, de Salan, du 13 mai et du Salut Public, monta à l’assaut des camions. Les véhicules militaires sont hauts et les jupes abondantes de ces dames les entravaient fort. Jamais mes légionnaires, hilares, n’ont pris à pleines mains autant de fessiers musulmans féminins, mais c’était pour la bonne cause : il fallait les hisser à bord. A Clairfontaine, ce fut du délire. En ce pays de machos triomphants, les femmes étaient appelées à faire de la politique et rien qu’entre elles. Ce qui fut dit, ce qui fut chanté, ce qui fut braillé n’avait aucune importance ; une chose, une seule chose comptait : elles devenaient des citoyens, comme leurs grands imbéciles de bonshommes. Quand enfin une oratrice, jeune et jolie, vêtue à l’européenne, s’empara du micro et leur hurla Dieu sait quoi, mais avec toutes ses tripes et de vrais accents de passionaria, cela tourna à l’hystérie. On aurait pu leur demander d’aller à mains nues tordre les couilles de ces petits cons de fels de l’autre côté de la frontière, pas une n’aurait manqué. Vint enfin le grand jour, le jour du référendum. La compagnie était en alerte, mais de fels, point. Par contre le maire, qui connaissait son code électoral sur le bout du doigt, me vira fermement du bureau de vote car je m’y étais présenté, le pistolet au côté. J’y revins sans arme et pus constater que tout s’y passait dans la plus stricte légalité républicaine : chaque électeur prenait bien sagement ses deux bulletins, le oui et le non, passait par l’isoloir et les ‘a voté’ se succédaient avec régularité. Seul incident de la journée, mais à l’extérieur : un grand escogriffe, certainement pas très malin, se vit entouré de trois ou quatre malabars, aussi français musulmans que lui, qui retournèrent les poches, en sortirent avec indignation un bulletin ‘oui’ non utilisé, et, après l’avoir copieusement engueulé, lui cassèrent deux ou trois côtes. Les résultats du vote d’Oued Kébarit furent triomphaux : la quasi-totalité des inscrits avait rempli son devoir civique et le oui était de l’ordre de 99%, score après tout normal dans un ancien fief des rouges : éducation politique oblige. Quant à la compagnie, son exil était terminé : nous rejoignions le régiment où de grandes choses se préparaient.» Alexandre Le Merre, Sept ans de Légion, Ed. L’Harmattan, 1995, pp. 84-86.
[7] Mais, il faut le noter, désapprouvé par certains gaullistes, qui rompirent alors avec lui…
[8] Pierre Viansson-Ponté décrit de Gaulle comme «un officier de filiation nationaliste et conservatrice, voire monarchiste » in La République gaullienne, p. 472, Ed. Pluriel (Ed. Fayard 1970).
[9] Jacque Soustelle notait : « Déjà avant la guerre, ayant vécu pendant des années, comme ethnologue, au milieu des tribus indiennes du Mexique, j’avais pu suivre de près le travail souvent admirable que les gouvernements issus de la Révolution réalisaient pour « incorporer » ou « intégrer » les communautés autochtones à l’Etat fédéral. A Paris, à la Sorbonne et au Musée de l’Homme dont j’assumai la direction à partir de 1937 (…), j’avais eu maintes fois l’occasion de discuter des problèmes de ce qu’on appelait encore les « colonies » ou l’ « Empire » avec de jeunes Africains comme Léopold Sédar Senghor. Professeur à l’école coloniale, où j’étais chargé d’un cours de sociologie appliquée, je m’efforçais de faire porter la réflexion scientifique et l’acquis de l’ethnologie sur la solution pratique des problèmes que suscitaient les relations entre les populations autochtones et l’administration française. Militant anti-fasciste et antiraciste depuis mon adolescence, j’avais étudié les doctrines absurdes et malfaisantes qui, inoculées comme un virus de Berlin à Rome, se répandaient dans l’Afrique italienne sous le prétexte de la difesa della razza. Puis vint la guerre, (…) je fus conduit à sillonner en tous sens l’Afrique musulmane, le Sahara, les pays de savanes et de forêts. Convaincu que la colonisation sous sa forme ancienne appartenait à un passé révolu, discernant les influences et les ambitions étrangères qui visaient à démembrer l’ensemble français, je repoussais avec une énergie égale le statu quo, d’ailleurs impossible à maintenir, et la dislocation dont le double résultat serait inévitablement d’abaisser la France et de plonger les peuples d’outre-mer dans le chaos, la tyrannie et la misère. » « J’entrevoyais (…) une phase ultérieure où, comme résultat de l’évolution économique, sociale ou intellectuelle, il serait possible de superposer à tous les pouvoirs locaux, y compris à celui de la métropole, un pouvoir vraiment fédéral. Quand j’exposais ces idées autour de moi, il n’était pas rare qu’on me demandât : « Mais alors le Président fédéral pourrait être un Noir ou un Arabe ? », à quoi je répondais invariablement : « Et pourquoi pas ? » » « Beaucoup d’entre nous, sinon tous, pensaient alors à nos territoires d’outre-mer comme à « la grande chance du deuxième demi-siècle » pour la France et pour notre jeunesse. (…) Il nous semblait, à cette époque, que « pour transformer la vie des hommes et ancrer puissamment la France dans le sol du continent noir », en créant de nouvelles ressources, en produisant de l’énergie et aussi « en tenant compte intelligemment et respectueusement des sociétés autochtones, de leurs traditions, de leurs institutions », l’effort que la France aurait à fournir serait de nature à la transfigurer elle-même. Au lieu de s’enfermer dans son territoire européen, pusillanime et repliée sur elle-même dans la recherche d’un confort petit-bourgeois, elle puiserait en Afrique le goût des vastes espaces et des entreprises hardies. Deux ou trois générations de nos jeunes gens trouveraient là-bas l’occasion de faire du neuf, de construire, de créer. Bâtir l’Afrique française avec les autochtones, pour eux comme pour nous tous, dans la fédération des peuples d’outre-mer, tirer parti des expériences faites ailleurs, comme les missions culturelles du Mexique ou les kibboutzim d’Israël, n’était-ce pas une mission exaltante ? Dans cette perspective, assurer le salut de l’Afrique, c’était aussi pourvoir à celui de la France : exorciser le démon de la médiocrité, offrir à la jeunesse une grande et belle tâche. Des rêves ? Oui, c’étaient des rêves, comme ceux des pionniers qui ont fait la Californie, comme ceux des bandeirantes qui ont fait surgir le Brésil moderne de l’immensité sud-américaine (…). Ces rêves, il était à notre portée de les réaliser : le sol et le sous-sol de l’Afrique française recèlent ce qu’il faut pour faire vivre les hommes et croître l’industrie. (…) Ce qui nous a manqué, c’est une volonté. Et l’Etat qui aurait dû incarner cette volonté a failli à sa mission : par faiblesse et instabilité avant 1958, plus tard par une tragique perversion qui l’a poussé à tout détruire. Comment s’étonner aujourd’hui si la jeunesse, à qui le régime n’offre rien, n’ouvre aucune perspective, ne promet que la morne continuation de ce qui est – si cette jeunesse se désespère et s’emporte comme elle l’a fait en mai (1968) ? Généreuse comme elle l’est, de quel cœur ne se serait-elle pas jetée dans la grande aventure de l’outre-mer ! Le régime, incarnation d’une France vieillotte dont l’horloge retarde d’un demi siècle, ne le lui a pas permis. » in Vingt-huit ans de gaullisme, Ed. La Table ronde, 1969, pp. 285-286, p. 285 et pp. 287-288. Pierre Messmer a tardivement avoué la conviction fondamentale qui présida aux choix du général de Gaulle : « (…) c’est vrai que le Général ne désirait pas l’assimilation ou l’intégration, comme on disait à l’époque. Personne, d’ailleurs, n’en voulait. Compte tenu de la croissance démographique des Algériens, une telle solution aurait conduit à ce qu’un tiers des députés actuels au Palais Bourbon soient algériens. Cela n’a rien de raciste, mais cette situation était inenvisageable. » in Marianne, n° 341, novembre 2003, p. 27.
[10] Cité par Bruno Fuligni, in Les quinze mille députés d'hier et d'aujourd'hui, Ed. Pierre Horay, 2006.
[11] Voir Le colonisateur colonisé de Louis Sanmarco, Ed. Pierre-Marcel Favre-ABC, 1983, p. 211. Voir également Entretiens sur les non-dits de la décolonisation, de Samuel Mbajum et Louis Sanmarco, Ed. de l’Officine, 2007, p. 64.
[12] Or, il faut préciser que cette modification constitutionnelle fondamentale, qui privait de facto les populations du droit de disposer d’elles-mêmes puisqu’elle les empêchait de décider de leur sort, fut elle-même accomplie selon des voies anticonstitutionnelles. En effet, aux termes de la Constitution, une telle modification, parce qu’elle touchait au fonctionnement des institutions elles-mêmes, aurait dû faire l’objet soit d’un vote du Parlement réuni en Congrès, soit d’un référendum (aux termes de l’article 85, renvoyant dans ce cas à l’article 89). Or le Général opta pour un vote au Parlement, en application de l’article 85, ce qui était, compte tenu que la modification touchait, répétons-le, aux institutions elles-mêmes, tout bonnement inconstitutionnel ! D’ailleurs, le Conseil d’Etat ne s’y est pas trompé, puisqu’il émit, au sujet de ce tripatouillage d’une exceptionnelle gravité, un avis défavorable. Un esprit simple aurait pu croire, dès lors, que le gouvernement devrait faire machine arrière. C’était mal connaître le Général… Le gouvernement passa benoîtement outre l’avis du Conseil d’Etat, se contentant de répondre, en substance, qu’il s’agissait là d’un progrès démocratique qui visait… à renforcer la Communauté contre tout risque d’éclatement ! Quand on sait que, dans les faits, il s’agissait là d’une violation pure et simple de la Constitution, qui se solda, dès le mois suivant (juillet-août 1960), par l’éclatement de la Communauté, on peut apprécier à sa juste valeur la qualité de l’argument...
[13] Les estimations varient : Charles-Robert Ageron avance le chiffre de 50.000 harkis massacrés dans les semaines qui suivirent l’indépendance, tandis que selon Pierre Montagnon, ce sont 150.000 harkis et musulmans francophiles qui furent assassinés entre le printemps et l’été 1962.
[14] « Si, pourtant, une France de quarante-huit millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immi-gration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous nous refusons de risquer. Le pourrions-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser ? Nous sauverions-nous nous-mêmes, ou plutôt ne consacrerions-nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel dont sa moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Taxila, dans ces monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est possible (...) » Tristes tropiques, Ed. Plon, 1955, rééd. Pocket, pp. 486-487. « Vingt-cinq millions de citoyens musulmans » : à l’époque, la Tunisie et le Maroc ne sont pas encore indépendants. « Un autre destin est possible» affirme Lévi-Strauss, qui explique : « celui, précisément, que l'Islam interdit en dressant sa barrière entre un Occident et un Orient qui, sans lui, n'auraient peut-être pas perdu leur attachement au sol commun où plongent leurs racines. »
[15] Comme le note Henri Grimal, parmi les politiques français métropolitains, de droite comme de gauche, « bien peu étaient prêts à admettre à l'Assemblée nationale 300 députés noirs et arabo-berbères » in La Décolonisation de 1919 à nos jours, Ed. Complexe, 1985, p. 284.
[16] Selon un sondage réalisé en 1946, en métropole, « 63 % des Français (contre 22 %) se déclaraient favorables à l’extension de la citoyenneté à toutes les populations d’outre-mer. » Ch.-R. Ageron, in Histoire de la France coloniale, p. 368. Un autre sondage, en mai 1946, confirme la bienveillance des Français à l’égard des peuples d’outre-mer : en effet, si 31 % des personnes interrogées se disaient favorables à une administration des colonies exercée d’abord au profit de la métropole, 28 % des sondés estimaient au contraire que les colonies devaient en être les principales bénéficiaires, et 25 % que les deux parties devaient en profiter équitablement. Autrement dit, 53 % des Français, soit une majorité d’entre eux, considéraient que la métropole ne pouvait agir envers les colonies à son profit exclusif, contre seulement un petit tiers qui pensaient le contraire…
[17] Le Général confia à Alain Peyrefitte : « Vous croyez que je ne le sais pas, que la décolonisation est désastreuse pour l'Afrique ? (...) C'est vrai que cette indépendance était prématurée. (...) Mais que voulez-vous que j'y fasse ? (...) Et puis (il baisse la voix), vous savez, c'était pour nous une chance à saisir : nous débarrasser de ce fardeau, beaucoup trop lourd maintenant pour nos épaules, à mesure que les peuples ont de plus en plus soif d'égalité. Nous avons échappé au pire ! (...) Au Gabon, Léon M'Ba voulait opter pour le statut de département français. En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut. Heureusement que la plupart de nos Africains ont bien voulu prendre paisiblement le chemin de l'autonomie, puis de l'indépendance », In C'était de Gaulle, t. 2, pp. 457-458. Léon-M'Ba (1902-1967), premier président de la République gabonaise (1960-1967).
[18] A propos du déferlement de la Casbah sur Alger le 16 mai 1958, Hélie de Saint Marc raconte : « L’orage tant redouté éclata le 13 mai 1958. Le général Massu entra brutalement dans mon bureau : « Saint Marc, ils ont pris le GG ! » Les pieds-noirs avaient assailli le bâtiment du Gouvernement général, dit le GG. J’eus à peine le temps de sauter dans sa Jeep jusqu’au Forum, la grande place qui bordait le palais officiel. Je le vois encore monter quatre à quatre, l’œil furieux, l’escalier du Gouvernement général, bousculant les activistes et les papiers volants… Dès le lendemain, l’onde de cette journée chaotique parvint jusqu’en France. Salan et Massu prirent la tête des comités de salut public. Alger s’enivrait de son audace. Les rancœurs et les frayeurs accumulées par les pieds-noirs depuis la Toussaint 1954 se libéraient d’un coup. Les rues étaient bondées. L’été algérien jetait ses premiers feux, avec sa lumière nue, sans rémission, ses odeurs violentes sur les étalages, son ciel marin, ses draps aux fenêtres. La foule défilait sans relâche sur le Forum. Des passants s’apostrophaient d’un trottoir l’autre. A la terrasse des cafés étudiants, de jeunes Européens chantaient à tue-tête la Marseillaise. Les voitures, fenêtres grandes ouvertes, klaxonnaient continuellement de manière assourdissante les sons rituels de l’Al-gé-rie fran-çaise. Comme lors de toute période de rupture, le passé semblait aboli. Je comprenais ce qu’avaient pu éprouver les révolutionnaires de 1789 ou de 1830. Le Forum était un bocal où grenouillaient toutes les ambitions, mais aussi le réceptacle de tous les espoirs et de tous les idéaux. Des inconnus bombaient le torse. Des activistes paradaient. Des gradés prenaient des allures de conspirateurs. Versatile, la foule acclamait chaque jour le nom du général de Gaulle après l’avoir si longtemps conspué. Ce n’était pas encore la révolution, mais déjà une insurrection. Les fraternisations du Forum. Au cours de ma vie, peu de jours ont eu autant d’importance que le 16 mai 1958. Par Massu, je savais qu’un Comité de salut public, composé uniquement de musulmans, avait été constitué dans la Casbah, là où un an plus tôt un militaire ne pouvait se risquer seul. Une grande manifestation, à laquelle l’armée prêtait ses camions, était organisée. L’impulsion venait d’en haut. Mais quelle allait être la réaction des musulmans ? J’aurais donné cher pour le savoir. J’étais allé chercher un jeune musulman que je connaissais. Fils de harki, militant de l’intégration, excellent joueur de football, il avait dix-sept ans. Le teint mat, les yeux très noirs et brillants, j’appréciais sa vigueur et sa droiture. Installé à l’arrière de ma Jeep, il tenait la hampe d’un drapeau tricolore qu’il agitait généreusement. Je guettais les regards. Les passants européens nous dévisageaient d’un air étonné. Quelques-uns étaient méfiants. D’autres souriaient, un peu inquiets. Au Gouvernement général, Massu, la mâchoire tendue, accueillait une à une les délégations venues lui apporter leur soutien. A mon arrivée, il me prit à part : « Saint Marc, la foule musulmane a quitté la Casbah. Elle monte vers le forum. Allez voir comment cela se passe. » Je partis avec ma jeep et mon ami qui agitait toujours son drapeau. La ville était un vacarme. Le chauffeur s’arrêta à la hauteur de la grande poste. C’est là que je les ai vus. Ils étaient une multitude. Vingt mille, peut-être plus. Ils avançaient derrière des drapeaux français et des pancartes. Six mois auparavant, à quelques rues de là, il y avait eu des ratonnades et, un an plus tôt, des attentats FLN. Les hommes de la Casbah étaient les voisins, parfois les complices, de ce terrorisme clandestin que nous avions éradiqué « par tous les moyens ». Les Européens se tenaient par petits groupes sur les trottoirs. Il y eut un silence angoissant, oppressant. La foule ne s’est peut-être pas tue, mais le silence, du moins, s’est fait en moi. J’entendais battre mes tempes. Un jeune Européen en chemise blanche descendit du trottoir et s’avança vers le premier rang de la manifestation. Il embrassa un musulman du même âge, à peine trente ans, et le serra dans ses bras. La clameur s’éleva jusqu’aux voûtes d’Alger. Les musulmans continuèrent leur lente montée vers le Forum. Je les devançai à toute allure, pour ne pas manquer leur arrivée. Du balcon du Gouvernement général, on entendit la voix d’un homme qui, par l’effet de la sonorisation un peu sourde de l’époque, fit résonner toute la place, avec un écho terrible dans ce chaudron de soleil : « Mes amis / mes amis, nos frères musulmans arrivent / nos frères musulmans arrivent. Faites-leur de la place / faites-leur de la place. » Les derniers mots furent couverts par les acclamations. En rangs serrés, les musulmans débouchèrent sur le rectangle colonial, éblouissant de blancheur, dans un délire de drapeaux. Sans un mot, je contemplais la houle humaine. Je découvrais que l’on pouvait pleurer de bonheur. Autour de moi, je reconnaissais les visages de quelques camarades dont les traits étaient dilatés par l’émotion. Nous étions le 16 mai 1958. Il était cinq heures de l’après-midi. Les martinets volaient haut dans le ciel d’Alger. Par instants, mes paupières se fermaient. Je pensais aux partisans thos, aux parachutistes indochinois du BEP, aux camarades tombés au Vietnam, aux égorgés et aux suppliciés des deux camps, à ceux qui, jour après jour, avaient bâti dans la solitude d’une SAS ou d’une école les fondations de cet instant de réconciliation. Ils n’avaient pas donné leur vie en vain. Le soir, je me suis longuement promené avec ma femme dans les rues près du port. Manette attendait notre premier enfant. Le parfum de la ville avait changé. Les frères ennemis avaient découvert dans leur histoire commune – et parfois dans leur haine mutuelle – les racines de l’attachement. Des pieds-noirs et des musulmans conservaient un regard humide. Il existait une part d’irrationnel dans ce mouvement, comme une vague qui culmine avant de retomber. Les inégalités et la dépendance politique n’avaient pas été abolies en une journée. Cependant, une frontière invisible avait été franchie. Le journaliste Jean Daniel – pourtant peu suspect de sympathies envers l’Algérie française – n’a pas fait le parallèle entre le 16 mai 1958 et le 4 août 1789 par hasard. Cette journée de mai avait conduit des dizaines de milliers d’hommes et de femmes à accomplir un geste qui les dépassait et qui les engageait. L’enthousiasme dura plusieurs jours. Le FLN était hors circuit. Des foules immenses venaient dire leur volonté de bâtir un avenir commun sans qu’une seule grenade soit jetée ou sans qu’éclate le moindre coup de feu. Au cours de ces jours d’allégresse, le général Salan, recevant l’archevêque d’Alger, Mgr Duval, évoqua les fraternisations du Forum. « Je ne crois pas aux miracles », répondit le prélat, qui était depuis longtemps favorable à une indépendance négociée avec le FLN. Certains observateurs pensaient, comme lui, qu’il ne s’agissait que d’un feu de paille ou d’un feu de joie. Nous étions persuadés du contraire. Pour en avoir fait l’expérience dans la Résistance ou au combat, nous savions qu’une simple phrase ou une poignée de main d’homme à homme pouvait décider de l’orientation d’une vie. Nous avions découvert la force et l’ivresse des révolutions. Un monde ancien avait jeté son écorce et sa gourme. Les Américains, durant la Seconde Guerre mondiale, avaient diffusé auprès de leurs soldats des brochures sur les raisons de mourir au combat. Si nous avions voulu faire de même, il aurait suffi de publier sans légendes les photos du 16 mai 1958 et quelques visages musulmans creusés par les larmes. Depuis mon entrée dans le réseau Jade-Amicol, les foules avaient toujours défilé de l’autre côté de mes choix : grandes messes nazies, fascistes et communistes, usines à soldats du Vietminh en Chine, coulées de lave de la Casbah d’Alger. Nous n’étions plus marginaux ou solitaires. L’Histoire nous rejoignait. Je vivais donc ces journées avec une grande intensité, malgré le flegme que j’affichais en conformité avec mes fonctions et mon uniforme. » Hélie de Saint Marc avec Laurent Beccaria, Les Champs de braises, Ed. Perrin, 1995, pp. 230-234.
[19] « Nous ne pouvons pas tenir à bout de bras cette population prolifique comme des lapins (…). Nos comptoirs, nos escales, nos petits territoires d’outre-mer, ça va, ce sont des poussières. Le reste est trop lourd ». Charles de Gaulle, cité par Alain Peyrefitte, in C’était de Gaulle, Ed. Fayard, 1994, p. 59.
[20] Au sujet des « Arabes » : « Les Arabes, ce n'est rien. Jamais on n'a vu des Arabes construire des routes, des barrages, des usines. Après tout peut-être n'ont-ils pas besoin de routes, de barrages, d'usines.». Cité par J.R. Tournoux, in La tragédie du Général, Ed. Plon, 1967.