29 juin 2008

La caravane de l’oubli

Article publié sur le site Bakchich
le 29 juin 2008
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Décolonisation :
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La caravane de l’oubli


C’était il y a cinquante ans, quand un président nègre ou bougnoule pendait au nez de la France blanche éternelle…


Mois de mai et juin 2008 : festival du mensonge ! Alors soudain j’en ai trop gros sur la patate, et je vais aboyer un coup. La caravane passera quand même ? Certes… Mais j’ai envie, un instant, comme l’ancêtre Diogène, de jouer les chiens enragés, et de mordre les roues du grand chariot… Fermez vos oreilles, vieilles haridelles, et marchez au pas cadencé… Ça ne sera pas long…

Voici 50 ans pile poil, la Ve République naissait d’une révolution particulièrement bizarre et extraordinaire.

Soutenu par l’armée devenue folle, le petit peuple d’Algérie, Européens et Musulmans, fraternisait dans des scènes d’ivresse collective d’une ampleur et d’une intensité surréelles. La Casbah, lasse de l’injustice colonialiste et pour cela naguère acquise au FLN, brandissait soudain des drapeaux tricolores, déferlait sur Alger en clamant son ralliement à l’Algérie Française de l’Intégration. L’Egalité, enfin ! Bientôt, la IVe République s’effondrait, et le général de Gaulle, artisan secret et grand bénéficiaire des événements, affirmait face aux foules, bras en V, qu’il n’y avait désormais ici qu’« un seul peuple »… Acclamations, explosions de joie, femmes brûlant leurs voiles, vieux turbans riant de toutes leurs bouches édentées, Pieds-Noirs et Arabo-Berbères jetés en larmes dans les bras les uns des autres…

Les images, les témoignages abondent. Pas seulement dans les grandes villes, aussi au fin fond du bled. Et les visages, les cris, les chants, les danses, ont imprimé sur la pellicule l’indiscutable témoignage d’un phénomène qui défiait le vent de l’Histoire. L’esprit du temps, qu’on aurait voulu celui du divorce des composantes européennes et ultramarines du « peuple français », se révélait celui du désir d’oublier les haines nées du mépris colonialiste et racial, afin de vivre ensemble pour toujours, par delà la diversité des cultures, des religions et des couleurs de peau. Pour construire la France euro-africaine. C’est en tout cas ce qu’expliquait, de sa voix vibrante, le général de Gaulle…

D’Alger à Oran en passant par Mostaganem, un miracle prenait soudain corps, et embrasait les cœurs et les âmes jusque bien au sud du Sahara… C’est d’Afrique que les destinées de la France tiraient leur nouvelle substance, comme c’était d’Afrique, quinze ans plus tôt, que la France avait vu surgir des cohortes de fils galvanisés pour sa Libération. Le journaliste Jean Daniel, témoin oculaire, bien que favorable à l’indépendance algérienne, reconnaissait dans la fièvre immense de mai 1958 à Alger une nouvelle nuit du 4 août…

Et puis ? Et puis rien. Ou plutôt si : tout le contraire…

Celui en qui la foule d’Algérie avait placé tous ses espoirs, de Gaulle qui donnait sa parole et exaltait les passions et les rêves, de Gaulle mentait. Il criait sa foi en l’Algérie Française de l’Intégration, c'est-à-dire l’Algérie de l’égalité et de la fraternité par delà les races, mais n’en pensait pas un traître mot. Investi du pouvoir suprême par le peuple au nom de la révolution fraternelle et égalitaire, il mit donc son génie au service de la destruction de l’unité franco-africaine. Et pas plus qu’ils ne descendirent dans la rue pour s’opposer au vote du traité de Lisbonne par le parlement réuni en Congrès en février 2008 au mépris du NON exprimé par référendum à peine trois ans plus tôt – ô forfaiture ! –, les Français métropolitains ne s’opposèrent à cette sidérante volte-face de l’Exécutif sur la question algérienne… Et puisque les Algériens arabo-berbères, après avoir acclamé dans les rues et sur les places l’Algérie Française de l’Intégration, devaient se refaire d’urgence une vertu Algérie Algérienne – question de vie ou de mort, le FLN, futur maître du pays, n’était pas du genre à plaisanter sur le sujet – les petits drapeaux vert et blanc remplacèrent prestement les drapeaux bleu, blanc, rouge… « Vous voyez bien qu’ils ne veulent pas être Français ! Vous voyez bien que le nationalisme algérien est une réalité collective », dirent les beaux esprits fort réactifs. Peut-être, plus simplement, ces gens-là tenaient-ils à la vie, et à celle de leurs enfants…

Et les Nègres dans tout ça ?

Oh, eux étaient les plus absurdes : ils adoraient la France. Félix Houphouët-Boigny, Léon Mba, Barthélémy Boganda, Diori Hamani… et même Léopold Sédar Senghor, quoi qu’on en dise… Alors, pour se débarrasser de ces farfelus et autres incongrus, le Général décida tout simplement que les foules noires ne seraient pas consultées sur la question de l’indépendance…

La Constitution de la Ve République stipulait que l’indépendance devrait être approuvée par référendum ? Le NON à l’indépendance risquait de l’emporter en Afrique subsaharienne ? Qu’à cela ne tienne ! Tripatouillez-moi tout ça, violez cette Constitution que je ne saurais voir (loi 60-525, votée en mai-juin 1960, anticonstitutionnellement). Et le tour fut joué. Ainsi l’Afrique noire française tout entière accéda à l’indépendance, sans que les populations aient leur mot à dire sur la question… Et pour cause : dès 1958, le Gabon avait demandé la départementalisation – Paris la lui avait refusée vertement. Quel fâcheux exemple c’eût été ! Comme le disait de Gaulle : « Nous ne pouvons pas tenir à bout de bras cette population prolifique comme des lapins. » « C’était une chance à saisir… Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d’un nageur… Nous avons échappé au pire…»

Ainsi la France, dont le vieux général se faisait « une certaine idée », resta « blanche, de culture grecque et latine, et de religion chrétienne ». Exit les risques terrifiants de « bougnoulisation ». Exit les 46 députés musulmans du Palais Bourbon. Exit le président noir ou arabo-berbère qui pendait au nez de la France. Place au néocolonialisme, que la démocratie aurait dangereusement entravé… Américains, Soviétiques, libéraux, communistes, progressistes, réactionnaires : applaudissez ! Et Nègres et Ratons aussi : sinon gare à vos miches… L’indépendance, ce mot n’est-il pas, définitivement, magique ? Vive le droit (ou le devoir…) des peuples à disposer d’eux-mêmes ! Et surtout, débarrassez-nous le plancher…

Epilogue. An de grâce 2008. Manque de bol, la France se métisse quand même. Tout ça à cause du regroupement familial de ces salauds de Giscard et Chirac, de cette putain d’immigration, et de cette funeste génération Mitterrand. Que voulez-vous, cher ami, la chienlit est la chienlit, les lapins sont les lapins…

Alors continuez à mentir, complices de nos fossoyeurs, croque-morts de la République, de la France et de l’Afrique, faux dévots de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité, fins amateurs de festins cannibales et de champagnes frelatés, dans des carrosses que tirent de si vieilles carnes, grands chevaux dérisoires…

Avec mes crocs acérés s’enfonçant dans l’épais bois de vos roues, et malgré vos surdités et vos aveuglements coupables, je vous le dis, mes frères : il est encore temps d’avouer la vérité, de délier les langues des hommes de bonne volonté. Pour sauver ce qui peut l’être, quand prolifèrent de toute part les haines raciales, les antagonismes que vous avez fabriqués.

Construire enfin la grande République Franco-Africaine démocratique, sociale et fraternelle, accomplir malgré tout l’espoir qui fut refusé à nos pères – rêve naïf, dites-vous ? Riez, riez, et surtout, dormez bien… Avant qu’il ne soit vraiment trop tard.


Alexandre Gerbi

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