MON AVIS
Bien que non historien, mais ayant eu de par mes films à me coltiner notamment à cette question de la guerre d’Algérie, dans plusieurs de ses dimensions, j’aimerais pouvoir dire ci-après mon opinion de citoyen. D’abord au sujet de ces narratifs.
Je pense que le narratif de l’Etat français n’a pas évolué en fonction de considérations scientifiques, mais économiques et politiques.
A l’instar de l’Europe, la France a eu besoin de main-d’œuvre et de pétrole. Elle a « dealé » avec l’OCI (organisation de la coopération islamique) qui a imposé ses conditions et ses narratifs sur l’islam, religion de paix et d’amour, sur la remise en cause de la laïcité, sur l’immigration, sur les colonisations… et sur Israël.
Quand à l’inamovible narratif de l’Etat algérien, il ne pourra jamais changer, tant que cet Etat restera totalitaire dans son essence, tant que les Archives FLN-ALN ne seront pas libérées, tant qu’il ne sera pas possible de remettre en question les dogmes du nationalisme algérien, concernant la guerre d’Algérie, la colonisation et l’identité nationale. Ce narratif ne pourra jamais changer car il est le socle même de l’Etat algérien depuis 60 ans. Sans lui, il s’effondre. Malgré d’impressionnantes richesses naturelles qui ne servent qu’à la consommation, l’Etat-FLN a perdu toute légitimité sur le plan de l’économie (Stora note que c’est la France qui exporte des hydrocarbures vers l’Algérie, sans que cela le fasse réagir !!!), sur le plan de l’identité (les Amazighs désormais en rupture de ban, réclament leur indépendance), sur le plan de la santé (les présidents donnent l’exemple en allant se soigner à l’étranger), sur le plan de la culture (les écrivains et les cinéastes tentent de se faire éditer et produire en France), et plus largement sur le plan du bien-être général et de l’espoir (le rêve de toute une jeunesse est de « foutre le camp »). Ceci sans parler de la gangrène-corruption. Face aux diverses contestations, notamment la plus dangereuse, celle des islamistes, l’unique légitimité qui subsiste est donc celle de la légitimité historique, celle d’avoir mené la « guerre de libération ». L’Organisation des Anciens Moudjahidine (ONM) adoube chaque nouveau président en contrepartie de la reconduction de multiples avantages moraux et (surtout) matériels. Donnant donnant… Des rencontres quasi-annuelles « d’écriture de l’histoire de la guerre de libération », rien de consistant n’en est jamais sorti depuis 60 ans.
Le plus grand mythe produit par les jeunes promoteurs nationalistes de cette guerre qui créeront le FLN, est son inévitabilité. Faute de pouvoir contester politiquement et pacifiquement la colonisation, il fallait recourir à la lutte armée. Or comme tous les mythes, s’il a la vertu de l’auto-justification, il ne correspond nullement à la réalité. Car depuis la fin de la Première Guerre mondiale, jusque dans les années cinquante, tous les marqueurs d’une vie politique et associative sont en progression constante et de façon géométrique. De plus en plus d’associations, de syndicats, de partis, d’organisations de femmes et de jeunes, de journaux, de revues, de meetings, de manifestations, etc, qui correspondent à de plus en plus de lettrés, d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes… Une telle progression, durant une décennie encore, aurait eu le triple avantage de former une société civile que la guerre détruira, de ménager une sortie pacifique de la colonisation, et sans doute aussi de faire de la nouvelle Algérie, une société multi-ethnique garantissant les droits culturels et cultuels de ses minorités. Au lieu de quoi, nous aurons une guerre de plus de 7 ans, des exactions de part et d’autre, 300 000 morts, le massacre des Harkis et l’exode d’un million de non-musulmans. Enfin, cerise sur le gâteau de l’indépendance, les militaires au poste de commandement, et ce jusqu’à ce jour. Mais quand on détruit sa propre société civile, à quoi d’autre peut-on s’attendre ?
Les historiens auront à nous dire pourquoi c’est l’option violente qui été choisie. Mon hypothèse est qu’elle était la conséquence inéluctable de la pensée nationaliste fondée sur l’islam pour laquelle l’identité nationale avait été, de par le sang, arabo-musulmane avant 1830, et qu’elle devait le redevenir. Et de fait, la guerre fut menée sous les auspices de l’islam, comme un djihad, une guerre sainte, « fi sabil illah » (pour la cause de dieu), qui ciblait par un terrorisme qui n’avait rien d’aveugle, les civils non-musulmans, chrétiens et juifs, et dont le but était de pousser ces derniers vers l’exode, de préférence avant même l’indépendance, afin que l’exode prenne l’aspect d’un départ volontaire. « La valise ou le cercueil » n’est pas un slogan de l’OAS comme certains l’ont dit, mais bien un slogan dessiné sur les murs des villes, depuis 1945, par les nationalistes. Et c’est précisément parce que ce sont des combattants arabes qui témoignent dans mon avant-dernier film Algérie, histoires à ne pas dire de cette stratégie du « nettoyage ethnique », qu’il a été interdit dès sa sortie en 2007.
Le narratif de l’Etat algérien repose sur un deuxième pilier, principal pilier fondateur sans lequel tout s’effondre : le discours nationaliste sur la colonisation, lequel repose sur une quantité d’idées fausses.
« La France a colonisé l’Algérie ». Le problème, c’est que l’Algérie… n’existait pas comme nation ou comme pays autonome ! Et qu’en 1830 la France s’empare d’une dépendance ottomane depuis trois siècles qui fait régner la terreur contre les Berbères et les Arabes d’Afrique du Nord, mais aussi en Mer Méditerranée avec la piraterie, et la mise en esclavage – y compris sexuel – des Européens kidnappés. « Considérer la présence turque en Algérie comme une colonisation, remettrait en question la politique d’aujourd’hui des deux pays ; le politiquement correct l’emporte sur l’Histoire. » avance courageusement une nouvelle historienne algérienne, Abla Gheziel.
Le droit d’user du concept de « colonisation » n’impose-t-il pas préalablement d’en discuter le contenu ? L’Europe aurait-elle été la seule puissance coloniale ? Les conquêtes menées au nom de l’islam, en Europe, au Moyen-Orient, et en Asie, infiniment plus violentes que celles menées par l’Europe – les historiens indiens n’évaluent-ils pas les morts à plus de 80 millions entre 1000 et 1500 ? – pourquoi ne seraient-elles pas aussi qualifiées de « coloniales » ? Cela ne pourrait-il pas aider à faire des comparaisons entre les diverses colonisations ?
De plus, lorsque l’on veut évaluer de façon scientifique un état de société, ne se doit-on pas de le comparer avec ce qui a précédé ? Les bienfaits de la colonisation ottomane auraient-ils été supérieurs à ceux de la colonisation française ? Quelles villes, quelles universités, quels lycées, quelles écoles primaires, quels hôpitaux, quels barrages, quelles routes ont-ils construits ? Quelles maladies ont-ils éradiquées ? Quels marais ont-ils asséchés ? Quelle société civile ont-ils aidée à naître ? On pourrait poser mille questions comme cela.
Diaboliser la seule colonisation française n’est-ce pas une manière de jeter un voile pudique sur la réalité crue de la société existante en 1830, une société tribale et clanique, dont l’islam même n’arrive pas à surmonter les divisions, une société agraire de très gros propriétaires fonciers, chefs de tribus en général, et de khammes qui n’ont aucun pouvoir sur les affaires du pays, et en Kabylie une agriculture de survie gérée par le clan familial, une société qui, de ce fait, sera incapable de fonder une nation et de se débarrasser des colonisateurs arabes, ottomans puis français… On accuse la colonisation française de n’avoir accordé aux Arabes (en fait des Amazighs arabisés par l’islam), et sur le tard, qu’une demi-citoyenneté, ne devrait-on pas ajouter que l’Empire ottoman ne leur en avait octroyée aucune et que jamais il ne mit en place une Assemblée algérienne avec 60 députés arabes ? Ne devrait-on pas enfin dénoncer le crime culturel de la conquête arabe qui priva la population amazigh de sa langue, de sa culture, de sa personnalité ?
Emboîtant le pas à ses homologues algériens actuel et précédents, le futur président français, en pleine campagne électorale, qualifia en 2017 à Alger la colonisation de « crime contre l’humanité », tombant ainsi dans le piège de la concurrence mémorielle que Stora nous dit vouloir éviter. En effet depuis que l’extermination de 6 millions de Juifs a été ainsi qualifiée par le Tribunal de Nuremberg, la Shoah est devenue l’étalon de la revendication victimaire. N’est-ce pas dans l’avion qui le ramenait de Jérusalem en janvier 2020, qu’Emmanuel Macron confia aux journalistes qui l’accompagnaient qu’il venait d’avoir l’idée d’une initiative qui ait « à peu près le même statut que la Shoah pour Chirac en 1995″ ?
Les Amazighs et les Berbères qui se revendiquent « Arabes » auraient-ils subi une extermination planifiée par l’Etat français durant plus d’un siècle ? La croissance démographique de ces derniers aurait-elle été stoppée ? Faudrait-il pour autant nier que furent perpétrées des exactions ? Faudrait-il pour autant ne retenir que les exactions de l’armée française ? Et oublier que les troupes de l’Emir Abdelkader dont on se plaît aujourd’hui à souligner la noblesse, et qui sauva plus tard des Chrétiens de Damas, se distinguèrent par le massacre des Juifs dans sa ville de Mascara, et aussi par la décapitation de 300 prisonniers français ? Sans parler des trop nombreux massacres, pogroms, et actes de barbarie commis avant et après la création du FLN-ALN ? On aimerait que le Bien et le Mal soit bien départagés, mais quand et où cela fut Monsieur le président ?
Certes le système colonial ne peut être structurellement qu’inégalitaire, et à ce titre générateur d’iniquités et d’humiliations. Mais pourquoi pareillement la conquête arabo-ottomano-musulmane n’a-t-elle pas été qualifiée de « crime contre l’humanité » ? N’aurait-elle pas, elle aussi, généré parmi les chrétiens et les juifs, inégalités, iniquités et humiliations, et ce, en application du Code de la dhimma dont s’inspirera plus tard le Code de l’Indigénat (1881-1945)… ?
Serait-ce manquer de respect à un Président de la République que de lui demander quel est le système conçu par l’humanité qui n’a pas été inégalitaire, inique, violent, et humiliant ? Une décision, une action, marquées par une intention, peuvent être « criminelles », mais un système de socialité humaine ? L’Histoire est cruelle. Mais lui intenter un procès ? Depuis toujours, et donc jusqu’à aujourd’hui, n’est-ce pas le rapport de forces économiques, politiques, militaires qui a présidé aux relations entre les groupes et à la formation des systèmes ? La plupart du temps par la guerre et la conquête ?
Pourquoi Monsieur le Président ne vous demanderiez pas plutôt pourquoi lorsqu’une guerre éclate entre deux pays d’égale puissance, cela donne un vainqueur et un vaincu (comme avec l’Allemagne et la France) mais jamais un colonisé et un colonisateur (comme la France et l’Algérie) ?
Alors que tel est toujours le cas, lorsque s’opposent un pays développé et un pays sous-développé comme l’on disait il y a quelques décennies ? Un penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973), spécialiste en civilisation islamique, eut d’ailleurs le courage d‘avancer l’idée en 1951 que les peuples colonisés l’avaient été parce que… colonisables. « La colonisation prend racine dans la colonisabilité. Là où un peuple n’est pas colonisable, la colonisation ne peut s’établir sur son sol.« . Cette idée, pourtant de bon sens, déplut fort aux communistes qui idéalisaient « les peuples », et plus encore aux nationalistes qui voulaient faire endosser la responsabilité de la colonisation aux seuls pays colonisateurs, en faisant l’impasse sur les responsabilités propres à chaque peuple, et à ses retards historiques et civilisationnels… Ce qui permet encore aujourd’hui, 60 ans après l’indépendance, aux dirigeants algériens d’imputer aux « séquelles du colonialisme » l’impéritie, la corruption, le clanisme, l’autoritarisme, l’indigence culturelle, qui obèrent tout dynamisme social, et ôtent tout espoir à la jeunesse qui ne rêve que d’une chose, fuir. Il y a une quinzaine d’années, l’homme politique le plus intelligent qu’ait produit l’Algérie, Mouloud Hamrouche, n’avait-il pas fait le triste constat qu’en Algérie, « il n y a pas de politique, il n’y a que des clans… Pour trouver de la politique, il faut remonter aux années 40… ». Et hormis le fait que l’on pourrait même remonter aux années 30, quel hommage à la colonisation, qu’il ait été volontaire ou non !
Car contrairement au discours de beaucoup d’organisations pied-noir, mettant en valeur l’héritage matériel de la colonisation, ce qui me paraît plus important encore, c’est l’héritage politique et intellectuel, suggéré trop rapidement par le président Bouteflika lorsqu’en l’an 2000 devant les députés français, il reconnut que « la colonisation avait introduit la modernité…. Par effraction ».
En effet, d’où sont venues les idées d’indépendance, de république, de nation, de démocratie, de nationalisme, de syndicalisme, de communisme, sinon du pays colonisateur ? Le FLN n’a-t-il pas été créé par des militants du MTLD, lequel avait pris la suite du PPA, lequel provenait de l’Etoile Nord-Africaine, créée à Paris à l’initiative du PCF ? Dans quelle langue se sont transmises ces idées parmi les élites politiques et médiatiques musulmanes ? N’est-ce pas l’écrivain Kateb Yacine qui avait qualifié la langue française de « butin de guerre » dans lequel ont aussi puisé Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohamed Dib, et continuent de puiser quantités d’écrivains d’après l’indépendance de Rachid Boujedra à Boualem Sansal, tous d’excellents patriotes que je sache ? Oui, qui par le développement des transports et de l’enseignement même dans les endroits les plus reculés, a fait progresser la prise de conscience nationale malgré l’extrême division de l’espace social clanique ? Qui, en substituant au système tribal parcellaire la centralité d’une administration moderne, a posé les bases du futur Etat algérien ? Qui, en libérant le khammes de sa tutelle seigneuriale ou clanique et en le transformant en ouvrier salarié, en a fait un être capable d’initiatives, y compris politiques, y compris indépendantistes ? Qui a donné à l’Algérie son nom même et ses frontières actuelles, d’ailleurs aux dépens de la Tunisie et du Maroc ?
Pour parler d’un espace de mixité ethnique, le rapport Stora évoque par un euphémisme l’existence « d’un monde du contact », sans mentionner étonnamment ni le monde du travail et ses syndicats pourtant mixtes et très puissants, ni le monde des journalistes et des lecteurs, ni le monde des arts et de la littérature avec ses célèbres amitiés Feraoun-Robles, Dib-Pélégri, ni le monde des instituteurs (particulièrement visés par le FLN) et des élèves, ni le monde des avocats et de ceux qu’ils défendaient, ni le monde des gens simples qui dans les villes et les campagnes, et en tant que voisins ou non, savaient transgresser les frontières ethniques invisibles en inventant une coexistence égalitaire, ni même le monde des politiques se côtoyant dans diverses assemblées, parmi lesquels le parti communiste, le seul composé de musulmans, de juifs et de chrétiens, le seul à prôner une Algérie indépendante et multiethnique, projet qu’il ne put jamais imposer aux nationalistes, partisans eux d’une Algérie strictement arabo-musulmane, comme le dira devant ma caméra de Un Rêve algérien, Lakhdar Kaïdi, le célèbre dirigeant de la CGT dans les années 40 et 50 du siècle précédent.
Sans la guerre et ses atrocités, et sans l’idéologie racialiste des nationalistes rejetant comme étrangers les Juifs, là depuis plus de 2000 ans pour certains, et les Pied-Noirs, des travailleurs de tout le bassin méditerranéen, ayant fui la misère, eux là depuis au moins un siècle, ce « monde du contact » aurait pu encore grandir et devenir une décennie plus tard, le socle d’une nouvelle Algérie, libre, multi-ethnique, respectueuse de toutes ses différences, et entreprenante. Une telle société aurait-elle pu résister à la vague islamique de ces trente dernières années ? Difficile de l’affirmer quand on voit ce qui s’est passé au Liban et en Irak d’où sont partis ou ont été chassés 150 000 Juifs et deux millions de chrétiens.
III.
RETOUR AU RAPPORT STORA
Ceux qui auront eu la patience de lire ce rapport aussi long qu’ennuyeux parce que sans âme, ressassant certaines données, et passant sous silence des quantités d’autres, conviendront qu’aucun questionnement d’importance ne le traverse. C’est là son défaut majeur, mais loin d’être le seul.
N’importe quel « rapport », il est vrai, sera toujours insuffisant. Mais les « manques » ou les bavures de celui de Stora sont trop idéologiquement orientés pour être innocents.
Ils mettent à nu cet historien qui s’est toujours voulu avant tout un militant anticolonialiste désireux de ne pas déplaire aux Algériens, pouvoir et intellectuels nationalistes sans distinction. Et ce comme beaucoup d’autres Juifs, dont j’ai été, qui ont cru pouvoir échapper à l’antisémitisme en évitant les sujets qui fâchent, Stora ne dit rien du terrorisme du FLN dirigé contre les juifs et contre les chrétiens, qui transforma cette guerre dite de « libération » en « guerre d’épuration ». Ainsi, alors qu’il nomme dans « ce monde du contact » des musiciens juifs qui ont contribué au moins autant que les Arabes (Amazighs arabisés) au développement de la musique andalouse, Stora s’entête à la nommer « musique arabo-andalouse ». Plus gravement, s’il cite le nom de son compatriote constantinois, le célèbre musicien juif Raymond Leyris, il ne dit jamais qu’il fut assassiné le 22 juin 1961 et qu’à ce jour le crime n’a pas été revendiqué par ses auteurs, le FLN-ALN. Stora récidive car, dans le livre financé par l’Europe et dont il est le co-rédacteur, Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours (Albin Michel, 2013), destiné à vanter une coexistence heureuse sans faille, démentie pourtant par la terrible réalité de la dhimma, ce dont témoignent abondamment, entre autres, 800 pages d’archives in L’Exil au Maghreb de David Littman et Paul Fenton, il y a un article sur Raymond Leyris. Signé par son ami Abdelmadjid Merdaci, cité plus haut, ce dernier en fait l’éloge comme Maître de la musique andalouse qui chantait en arabe et comme symbole de la bonne coexistence entre Juifs et Arabes, mais omet de dire… qu’il avait été assassiné !!! Un détail, comme dirait l’autre… Manifestement Stora n’a réglé ni sa question juive, ni sa question algérienne.
Il y a dans ce rapport bien d’autres malhonnêtetés intellectuelles, notamment la manipulation des citations, très dommageable pour l’idée du métier d’historien et très gênante pour une commande du Président.
Déjà citées plus haut, Fatima Besnaci-Lancou, Dalila Kerchouche et 49 cosignataires, signalent une honteuse manipulation textuelle, quand Stora, citant un entretien de l’historien Mohammed Harbi datant de 2011, dans le quotidien algérien El Watan, où il évaluait le nombre des Harkis et goumiers à environ 100 000 hommes et à quelque 50 000 les victimes algériennes, substitue l’expression « actes du FNL/ALN » à « bavures du FLN/ALN »… Ou encore lorsque Stora nous donne en annexe plusieurs discours de chefs d’Etat français, mais omet comme par hasard celui où Jacques Chirac déclarait aux Invalides, le 25 septembre 2001 : « Les Harkis et leurs familles, ont été les victimes d’une terrible tragédie. Les massacres commis en 1962, frappant les militaires comme les civils, les femmes comme les enfants, laisseront pour toujours l’empreinte irréparable de la barbarie…. ».
Citant le témoignage de Louisette Ighilahriz (publié par Le Monde, le 20 juin 2000), Stora nous rappelle que cette « militante algérienne indépendantiste, jeune fille alors âgée de vingt ans fut atrocement torturée à l’état-major de la 10e Division parachutiste du général Massu. » Mais il tait la suite… lorsque L. Ighilahriz ajoute qu’elle a été sauvée par le médecin militaire de la 10e DP, le commandant Richaud. Cette précision valut à la concernée une flopée d’insultes de la part « d’anciens moudjahidine », mais Stora qui n’a pas son courage devrait pourtant savoir qu’une demi-vérité travestit l’histoire autant qu’un mensonge.
Le choix des citations n’est pas moins tendancieux. Stora cite le philosophe juif constantinois Raphaël Draï faisant l’éloge de la réconciliation. Mais pourquoi ne pas avoir cité aussi, par souci de vérité, cet autre passage : « Ceux qui ont fait assassiner Raymond [Leyris] veulent vider intégralement Constantine de ses Juifs. La communauté juive était présente ici des siècles avant la conquête de l’islam. Faire fuir les Juifs, sans qu’il en reste personne, c’est vouloir effacer les traces de cette présence antérieure. » ?
Pareil pour l’écrivain algérien Mouloud Feraoun… pourquoi n’avoir pas aussi choisi un passage où il se fait l’écho des pratiques autoritaires et vexatoires des maquisards de l’ALN vis-à-vis de la population musulmane dans les montagnes de Kabylie. Ou alors par exemple, lorsqu’il dénonce les mariages « moutaa » (« mariages temporaires » pour satisfaire les besoins pressants des combattants, tout en restant légal du point de vue de la chariaa).
Pareil pour Albert Camus. Stora cite un passage de son « Appel pour une trêve civile en Algérie », omettant l’essentiel, notamment qu’il « s’adresse aux deux camps pour leur demander d’accepter une trêve qui concernerait uniquement les civils innocents », et qu’il n’aura aucun effet sur la pratique terroriste du FLN qui ira en s’amplifiant. « Bientôt l’Algérie ne sera peuplée que de meurtriers et de victimes. Bientôt les morts seuls y seront innocents » avait prédit Camus. Comme il avait prédit qu’une Algérie uniquement arabo-musulmane déboucherait inéluctablement sur le « panislamisme »
Et quand Stora s’en prend à ceux « qui voudraient annexer Camus, le lire de façon univoque, l’enrôler dans leur combat politique », ne parle-t-il pas plutôt de lui-même, qui omet de dire que jusqu’à « la fin de sa vie » Camus n’eut qu’une seule obsession, empêcher ce qui finalement arriva : un million de chrétiens et de juifs chassés de leur pays. Au fait comment Stora peut-il aller jusqu’à l’indécence d’écrire « qu’à la fin de sa vie Camus se prononcera en faveur d’un fédéralisme …. », suggérant une évolution d’opinion dû au grand âge, comme si l’écrivain n’était pas mort, à l’âge de 47 ans…. dans un accident d’auto ?!!!
IV.
MES « PRECONISATIONS »
Les quelques « préconisations » que je suggèrerais n’auront pas la prétention d’être exhaustives. Elles auront surtout l’ambition de faire respecter le principe premier de toute réconciliation : la réciprocité, sans laquelle il n’y en aura jamais.
Je « préconise » donc que :
1 – les Etats français et algérien cessent d’instrumentaliser l’histoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, et laissent s’en occuper leurs sociétés civiles : l’histoire aux historiens, la mémoire aux citoyens et aux artistes, la réflexion aux intellectuels.
Je considère en effet que ces Etats ainsi que leurs dirigeants, contraints par des agendas politiques, sont depuis 1962 le principal obstacle à la réconciliation largement pratiquée par les populations depuis des décennies. En témoignent les innombrables récits de Pieds-Noirs ou bien d’enfants de Harkis, qui sont retournés dans leurs villes et villages natals, ou dans ceux de leurs parents ou grands-parents.
2 – les Etats français et algérien garantissent aux chercheurs et aux créateurs la liberté d’expression, de circulation, d’investigation, de création, de diffusion, veillent au respect de l’expression des courants de pensée minoritaires, et surtout mettent fin à toutes les formes de censure.
L’accessibilité à toutes les archives est la condition sine qua non de la réconciliation.
En effet seules les archives et leur contenu pourront corriger les travers de la mémoire.
Attribuer au cinéma la vertu d’être un « formidable catalyseur de mémoire » sans dire un mot de la menace de la censure, est une forme de démagogie. Mon avant dernier film Algérie, histoires à ne pas dire est le parfait exemple des formes diverses qu’elle peut avoir : interdit de diffusion en Algérie, jamais programmé par une TV en France, bien que loué par la critique lors de sa sortie en salles de cinéma. Adulé en Algérie par les anciennes et les nouvelles générations, le chanteur Enrico Macias, est depuis 60 ans interdit d’antenne et de scène dans son pays natal. Et ce, alors que tous les chanteurs amazighs ou amazighs arabisés peuvent se produire en France.
3 – les Etats français et algérien devront faire respecter la liberté des pratiques religieuses dans tous les espaces publics qui leur sont destinés, le plus strictement possible, et punir tous les fanatismes générateurs de violence, ainsi que toutes les formes de haine à l’encontre des Amazighs, des Amazighs arabisés, des Harkis, des Pieds-Noirs, et des Juifs.
Ce ne sera pas faire preuve d’un esprit partisan que de reconnaître que dans ces trois domaines, c’est l’Algérie – où par exemple, faute de Juifs, ce sont les Amazighs, les chrétiens, les athées et les Noirs qui continuent d’être persécutés – qui a le plus à faire. De plus, la France ferait bien aujourd’hui de ne pas reproduire sa cécité passée par rapport au désir d’autonomie, voire d’indépendance des Amazighs. Ainsi que de faire toute la lumière sur les assassinats à Paris de l’avocat et homme politique kabyle Ali André Mécili, le 7 avril 1987, et du fils de Ferhat Mehenni, président du Gouvernement provisoire kabyle en exil, le 19 juin 2004, manifestement signés.
4 – les Etats français et algérien pourraient grandement faciliter et accélérer la mise en application de ces stratégies de gestion de la mémoire et de l’histoire franco-algérienne, donc sans attendre les résultats des recherches en ces deux domaines, si à l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, ils reconnaissaient solennellement trois injustices historiques, vis-à-vis :
– des populations amazighs et amazighs arabisées privées de la pleine citoyenneté durant la presque totalité de la période coloniale (relativisons cependant : la moitié de la population française, les femmes, n’accéda qu’en 1944 au suffrage universel, lequel ne concerna tous les hommes qu’avec la Troisième république en 1875, un siècle après la Révolution française !)
– de la population non-musulmane (Juifs et Pieds-Noirs) poussée à l’exode en 1962.
– de la population harkie abandonnée par la France, martyrisée en Algérie.
Le rétablissement dans leur algérianité de ces deux dernières catégories serait sans aucun doute le geste déterminant vers la réconciliation.
Si la reconnaissance de la première injustice ne devrait plus poser de problème, la reconnaissance des deux autres devrait permettre de comprendre qu’à la source de toutes les violences extrêmes de la fin de guerre d’Algérie furent « Les Accords d’Evian », dits de « cessez le feu » par certains et « de paix » par d’autres, publiés le 19 mars 1962 mais jamais signés par les Algériens, l’organe suprême, le Congrès de Tripoli réuni en juillet 1962, les rejetant même ! En effet, durant presque trois années, la France accepta de négocier, secrètement puis officiellement, avec le FLN en tant que « seul représentant du peuple algérien », ce qu’il n’était pas, puisque le FLN ne représentait ni la population non-musulmane, ni les messalistes, ni les Harkis.
Ces trois catégories de la population algérienne furent sacrifiées sur l’autel du pétrole que la France était autorisée à exploiter encore 10 ans. La création de l’OAS peut être comprise comme un acte de protestation contre cet état de fait, et comme une tentative tout à fait légitime pour se faire accepter comme représentant des Pieds-Noirs. Et si le recours à la lutte armée et au terrorisme par l’OAS en 1961-62 fut une option aussi catastrophique que celle du FLN en 1954, leurs causes n’en restent pas moins totalement légitimes.
Quant aux Harkis, il conviendrait de comprendre que la double tragédie qu’ils ont endurée, a été d’abord la conséquence d’une fausse représentation de leur identité.
Compte tenu de la conception ethnique et tribale du combat indépendantiste qui a été celle du FLN et qui le demeure, les Harkis, parce que musulmans, ne pouvaient être que des « traîtres », alors que les Pieds-Noirs et les Juifs, eux des « étrangers », n’étaient que des « ennemis ». C’est cette vision qu’il faut préalablement et une fois pour toute abandonner. La France n’était pas l’Allemagne nazie, et les Harkis n’étaient pas des « collabos ».
Aujourd’hui très nombreux sont les Algériens qui, constatant le désastre économique et politique de ces six dernières décennies, la fuite des cadres ainsi que de toute une jeunesse, et le fait que l’Algérie n’a jamais été aussi dépendante que depuis l’indépendance, se disent qu’à la place de leurs grands-parents, ils auraient choisi l’option d’une autonomie au sein d’une Fédération française que proposèrent en 1936 et en 1946 les nationalistes modérés de Ferhat Abbas ainsi que les communistes… Au moins, disent-ils, « on n’aurait pas besoin de fuir, on serait en France sans bouger et sans mourir en Méditerranée ! ». Ces Algériens qui vivent leur algérianité comme un enfermement, et leur désir de francité comme une libération, seraient-ils aussi des « collabos » ?
V.
5 – Les Symboles
Ils ne pourront atteindre leurs objectifs – refermer les plaies, apaiser, réconcilier – que s’ils sont consensuels, réciproques et exempts d’esprit revanchard.
Des plaques ?
Oui, mais il faut avoir en vue qu’il en manquera toujours une… De plus chaque pays devrait s’occuper des siennes. Pourquoi la France s’est-elle crue obligée d’honorer Maurice Audin, qui se considérait Algérien, puisque l’Algérie l’avait déjà fait ? On pourrait se demander par contre quand l’Algérie inscrira le portrait de Raymond Leyris sur ce mur de Constantine où figurent déjà les portraits géants de quatre grands représentants de la musique judéo-amazigho-arabo-andalouse, et non « arabo-andalouse » comme vous l’écrivez Mr Stora ! Ce serait une belle manière de faire oublier les propos indignes de Khalida Toumi, quatre fois ministre de la Culture dans les gouvernements Bouteflika, qui s’était promis de « déjudaïser la musique arabo-andalouse« …
Des Journées commémoratives nationales ?
Oui, mais alors elles ne peuvent être que consensuelles. Pourquoi le 17 octobre 1961, qui tel que présenté par Stora serait une manifestation syndicale, alors qu’elle fut organisée par le FLN, lequel sachant qu’elle serait réprimée vu qu’elle était interdite, mit femmes et enfants en tête des cortèges ! Pourquoi pas plutôt le 26 mars 1962, puisque 80 Pieds-Noirs sans armes furent froidement assassinés à bout portant au centre d’Alger à coup de fusils-mitrailleurs par l’armée française ?
Et pour ce qui est du 19 mars, comment accepter cette date à laquelle ont été publiés les Accords d’Evian qui ont scellé le sacrifice d’une population non-musulmane de plus de 1 million de personnes, et d’une population de Harkis de plus de 150 000 personnes, et déclenché une violence urbaine inégalée ?
Ma proposition est qu’une Journée nationale fériée soit consacrée à toutes les victimes de la guerre d’Algérie, et que chaque groupe concerné puisse honorer la mémoire de ses morts.
Le Panthéon ?
Oui, mais pas Gisèle Halimi, originaire de Tunisie, qui hormis son métier d’avocate, se positionna comme une militante anti-harki et anti-pied-noir. Non plus que Henri Alleg, qui aurait été plus crédible s’il avait aussi dénoncé la torture et les mutilations pratiquées durant la guerre par le FLN. Si elle n’y était pas déjà, l’anthropologue française et ancienne déportée des camps nazis, Germaine Tillion y aurait eu droit pour son amour équilibré de toutes les populations de l’Algérie, et pour ces paroles admirables : « Que le colonialisme soit essentiellement un type de relation anormale, viciée, oppressive…. de tout cela j’en suis convaincue depuis longtemps… Mais c’est la relation qu’il faut redresser et non pas le cou des gens qu’il faut tordre… ». Albert Camus, qui dénonça autant la misère arabe des années 30, que les représailles disproportionnées des massacres nationalistes en 1945, et qui prédit autant le nettoyage ethnique que le panislamisme, aurait dû y entrer depuis longtemps, mais sa famille s’y opposerait.
Je proposerais donc l’écrivain Jean Pélégri (1920-2003), auteur de romans presque tous édités par Gallimard, notamment Les Oliviers de la Justice (dont il fit aussi un film), Le Maboul, et de l’essai Ma mère l’Algérie édité d’abord en Algérie (Laphomic, 1989), puis en France (Actes Sud, 1990). Toute son œuvre est marquée par l’idée de la complémentarité mémorielle entre l’Arabe et le Pied-Noir, par les drames de l’injustice coloniale vis à vis des Arabes, puis de l’injustice algérienne vis à vis des Européens qui voulaient rester après l’indépendance.
« Quand il est arrivé pour moi le moment de la prise de conscience et du choix, ce ne sont pas les idéologues procédant par exclusions qui m’ont déterminé, si célèbres fussent-ils (je pense à Sartre)
mais des gens simples : un ouvrier agricole, une femme de ménage illettrée, du nom de Fatima.
Avec eux parce qu’ils parlaient juste et qu’ils n’excluaient pas les miens, j’avais confiance. Je les croyais sur parole »…
« Ce ne sont pas les Français de la métropole qui détiennent le souvenir de notre vie passée et de notre famille. Ce sont certains Algériens et eux seuls. Eux seuls se souviennent des jeux de notre enfance, des usages familiaux, des paroles de nos pères, des vignes arrachées, de l’arbre planté.
Sans eux, une partie de notre vie s’évapore et se dissipe. Là aussi, sous l’histoire apparente et cruelle, il y a une autre histoire, secrète, souterraine, qu’il faudra bien un jour inventorier ».
Jean Pélégri. (Maghreb dans l’Imaginaire français. EdiSud, 1985)
« Or les Algériens sont les seuls à pouvoir nous comprendre, parce qu’ils ont connu le désespoir de ne pas avoir de patrie. Et ils sont seuls à pouvoir nous réconcilier, par l’avenir partagé, avec une partie de notre passé. »
Jean Pélégri (Propos tenus après la présentation au Festival de Cannes de 1962 du film « Les Oliviers de la Justice », adapté de son roman éponyme).
EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE
Malgré le refus du repentir du Président de la République française, force est de constater que le Rapport qu’il a commandité et apparemment accrédité, est du début à la fin un acte de repentance qui ne dit pas son nom. S’il devait être maintenu tel quel, il vouera à l’échec l’ambition d’en faire un instrument de la réconciliation entre l’Algérie et la France.
De plus, faire croire que condamner « ce crime contre l’humanité« , dixit le Président de la République française, qu’aurait été « la longue histoire coloniale qui a provoqué tant de blessures, de ressentiments, de ruminations mémorielles… », dixit Stora, permettrait de mettre fin à toutes les conflictualités, et même, selon Kamel Daoud, de résoudre la question de « l’islam de France », serait tragique si ce n’était pas tout simplement comique.
L’islamisme qui menace la France laïque n’a rien avoir avec la colonisation, mais tout avec la déferlante islamique qui est partie à l’assaut du Monde, lorsque celui-ci accepta la condamnation à mort de Salman Rushdie par l’ayatollah Khomeïni, et tout avec le déni de sa dangerosité par les élites politiques et médiatiques françaises, malgré la démonstration de sa férocité durant la « décennie noire » des années 90 en Algérie, et du terrorisme intellectuel en matière de religion dont l’Etat continue de se faire lui-même l’agent .
Chercher dans l’histoire coloniale des explications à l’impéritie ou à la corruption des pouvoirs algériens, est une autre manière de déni d’un état de fait : la gestion autoritaire et hypercentralisée a paralysé l’esprit d’initiative, et a gelé toutes les sortes de créativité.
Tout le monde se souvient que lorsque le président Jacques Chirac se rendit à Alger en 2003, les centaines de milliers d’Algériens en liesse ne lui demandèrent pas des comptes sur « la longue histoire coloniale », mais tout simplement « des visas » !
Voilà qui devrait faire méditer…
Quant aux réactions des autorités algériennes et de ses intellectuels « organiques », il ne faut pas non plus être grand clerc pour les imaginer…
« Missionné » par ma propre conscience,
Jean-Pierre Lledo