Trahison gaullienne :
L’ignorance (ou l’hypocrisie...)
de Michel Onfray,
de Jean-François Kahn et consorts
par
Alexandre Gerbi
L’immense trahison à laquelle se livre
François Hollande depuis son élection à la présidence de la République
soulève la question de la fidélité en politique. « Vaste programme »,
pourrait-on ajouter, en songeant au Général… C’est dans ce contexte que,
récemment, quelques petites vedettes intellectuello-médiatiques étaient
invitées à aborder ce sujet dans une émission télévisée. Le débat fut
l’occasion d’un très joli feu d’artifice de mensonge et de contrevérités
historiques et politiques, qui méritent une petite explication…
Contrairement
aux apparences, l’Histoire n’est pas une discipline facile d’accès.
C’est parce qu’ils n’ont pas compris cette évidence que beaucoup de gens
se croient autorisés à s’aventurer sur ce terrain broussailleux, au
risque de dire beaucoup de bêtises. Récemment, Michel Onfray a illustré,
à son détriment, ce cruel principe. Il est vrai que nombre de
« philosophes », ou prétendus tels, se croient possesseurs d’une science
universelle, qui les autorise à parler avec des airs doctes et sûrs de
tout et n’importe quoi. Or pas plus que les mathématiques, la
plomberie-zinguerie ou encore le saut à la perche (voire le
journalisme…), la philosophie ne transforme celui qui s’y entend en
historien compétent.
Ainsi, dans l’émission de Franz-Olivier Giesbert, « Les Grandes Questions », le 1er février
2014, sur France 5, on assista à cet échange confondant d’ignorance (ou
d’hypocrisie, comme on le verra…) entre Michel Onfray, Jean-François
Kahn et Franz-Olivier Giesbert :
Michel Onfray :
J’ai trouvé votre reportage un peu injuste pour le général de Gaulle
qui, lui, justement, était le prototype du personnage fidèle…
Jean-François Kahn : Je suis d’accord avec lui [c’est-à-dire avec Michel Onfray]…
Franz-Olivier Giesbert : Pas trop sur l’Algérie quand même !
Michel Onfray : Ben si, c’est quelqu’un [le général de Gaulle] qui…
Franz-Olivier Giesbert : Ben non, sur
l’Algérie, il [le général de Gaulle] dit "je vais la garder", il dit aux
Pieds-Noirs "je vous ai compris", et puis bon...
Jean-François Kahn : C’est plus ambigu ! C’est plus ambigu !
Michel Onfray : Non mais, "je vous ai compris", il [le général de Gaulle] n’a pas dit ce qu’il avait compris…
Jean-François Kahn : Oui, ben voilà ! Il [le général de Gaulle] n’a pas
dit ce qu’il avait compris… Il [Michel Onfray] a raison !
Franz-Olivier Giesbert : Oui, enfin bon… C’était un petit peu tordu…
A la minute 5’55’’ :
En réalité, si
Franz-Olivier Giesbert fait ici de très pertinentes remarques, il commet
en revanche une petite erreur : le 4 juin 1958, à Alger, jour où De
Gaulle prononça son fameux « Je vous ai compris », le Général ne
s’adressait pas seulement aux Pieds-Noirs,mais aussi aux Arabo-Berbères d’Algérie.
En effet, face à De Gaulle se tenait, ce
jour-là, une foule mélangée, comme cela fut d’ailleurs également le cas
le surlendemain, à Mostaganem. Car depuis le mois de mai, les
manifestations qui soulevaient l’Algérie étaient marquées par de
spectaculaires scènes de fraternisation des communautés (dans lesquelles
le journaliste Jean Daniel, alors témoin oculaire, crut voir « une
nouvelle nuit du 4 août ») soudainement unies, après trois ans et demi
de guerre, pour faire sauter le régime de la IVe République qui refusait
obstinément de reconnaître les Arabo-Berbères comme des Français à part
entière.
Dans les deux cas, à
Alger (4 juin) puis à
Mostaganem (6
juin), contrairement à ce qu’affirment Michel Onfray et Jean-François
Kahn, les discours tenus par le Général ne laissèrent aucunement place à
l’ambiguïté, comme pourront s’en convaincre tous ceux qui prendront le
temps de (re)lire
les discours en question.
Par son « Je vous ai compris », de Gaulle
signifia à la foule qui l’acclamait qu’il avait compris que les
populations d’Algérie souhaitaient, pour en finir avec la guerre, une
révolution institutionnelle conforme à l’esprit de la République et de
la France, révolution consistant à donner (enfin !) l’égalité politique à
tous les habitants des départements algériens. C’est-à-dire accorder la
citoyenneté française pleine et entière (et non une sous-citoyenneté,
comme c’était le cas jusque-là) à tous les Arabo-Berbères. C’est
d’ailleurs ce qui fut fait, à la faveur de la nouvelle constitution
(celle de la Ve République, approuvée par référendum par le peuple
français, le 28 septembre 1958). C’est ainsi qu’aux élections
législatives de novembre 1958, les populations arabo-berbères votèrent
en tant que citoyens français à plein titre, et que quarante-six députés
arabo-berbères prirent place au Palais Bourbon, fait inédit dans
l’Histoire.
Alors, pourquoi Michel Onfray soutient-il une
contrevérité, en invoquant une prétendue « ambiguïté » du discours
d’Alger de juin 1958 ? Et pourquoi Jean-François Kahn l’appuie-t-il dans
cette grossière erreur ?
Pour au moins trois raisons.
1/
D’abord, parce que l’idée selon laquelle le « Je vous ai compris » de
De Gaulle était « ambigu » ou « équivoque » est le mensonge
systématiquement servi par les gaullistes et leurs alliés depuis
l’époque, stratagème visant à enfouir l’incroyable trahison des
engagements pris devant les populations d’Algérie, trahison à laquelle
se livra patiemment le Général durant les années suivantes (depuis le
largage de l’Afrique noire, en 1960, jusqu’à celui de l’Algérie, en
1962).
Car De Gaulle, s’il avait besoin de se
réclamer du projet de l’intégration (c’est-à-dire de l’égalité et de la
fraternité dans l’ensemble franco-africain, par delà les races et les
religions) pour justifier renversement du régime et prendre le pouvoir,
le même De Gaulle ne voulait en réalité à aucun prix de cette égalité
qui, à ses yeux et selon ses mots, aurait conduit à la « bougnoulisation » et à
l’islamisation de la France. Cette vision, d’inspiration barrésienne
(l’expression « Je me suis toujours fait une certaines idée de la
France », à laquelle Michel Onfray fait d'ailleurs référence, est empruntée à l’auteur de La Terre et les Morts),
guida sa politique de « dégagement » d’Algérie et d’Afrique pendant la
période. Cette volonté de dégagement, officiellement pour des raisons
financières mais plus fondamentalement pour des raisons
civilisationnelles (et religieuses…), le Général l’avoua d’ailleurs dans
ses Mémoires d’Espoir (Plon, 1970), mais aussi, notamment, à Alain Peyrefitte qui livra des verbatim très éclairants à ce sujet dans C’était De Gaulle (Fayard, 1994).
2/ Ensuite, parce que Michel Onfray est, sur
le fond, parfaitement d’accord avec les choix de De Gaulle concernant
l’Algérie voire l’Afrique noire. En effet, j’ai eu l’occasion, l’année
dernière, d’échanger, par email, avec Michel Onfray. Celui-ci ne m’a pas
caché ce qu’il pense, à savoir que le projet de l’intégration,
c’est-à-dire l’octroi de l’égalité aux populations arabo-berbères, ou si
l’on préfère, musulmanes d’Algérie, était une folie ou plutôt, pour
reprendre ses termes, relevait d’un « irénisme total ».
En d’autres termes, Michel Onfray pense, comme
Charles de Gaulle, que le projet d’unir dans une République fraternelle
et égalitaire « Européens » et « Arabo-Berbères », chrétiens et
musulmans, relevait d’un rêve naïf et impossible (voire périlleux…). Un
rêve qui, comme je l’ai montré dans mes travaux (notamment
Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine, L’Harmattan, 2006, et
La République inversée, L’Harmattan, 2011), fut conçu en particulier par
Claude Lévi-Strauss et
Jacques Soustelle, qui formaient, à l’époque, l’avant-garde de l’école
anthropologique française. Ces deux hommes, ethnologues d’envergure
internationale, furent en effet les véritables cerveaux de la Révolution
de 1958 dont de Gaulle tira les ficelles et fit mine de vouloir prendre
la tête, afin de mieux la trahir… Dans ses confidences à Peyrefitte, De
Gaulle livra d’ailleurs le fond de sa pensée : «
Ceux qui prônent l’intégration [en Algérie]
ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants ! » Lévi-Strauss et Soustelle comptant, on le comprend, parmi les « cervelles de colibri » en question…
3/ Quant à Jean-François Kahn, jeune
journaliste à l’époque de la trahison gaullienne (1959-1962), il
approuva la politique du Général. Et depuis un demi-siècle, comme tant
d’autres (notamment le
cas Max Gallo,
particulièrement carabiné…), il s’est fait le complice des mensonges
qui permirent à De Gaulle de masquer l’ampleur de sa trahison et de son
crime. En attendant la retraite, ou l’arrêt de l’arbitre, Jean-François
Kahn perpétue les menteries qui lui permettent, sans doute, de ménager
sa bonne conscience dans le miroir, et son image devant la galerie…
En guise d’épilogue, Michel Onfray, ne
reculant devant aucune audace, osera dans la suite de l’échange se
réclamer de la « Vérité », « le boulot du philosophe » selon ses termes,
après avoir asséné (sans rire…) cette énormité : « Je trouve que si
on a vraiment un prototype d’homme fidèle en politique, ça a vraiment
été De Gaulle. Les autres, en revanche, pas du tout. Ceux qui ont tout
dit et le contraire de tout pour arriver au pouvoir, pour s’y maintenir,
pour être réélus, c’est devenu une profession. »
On ne saurait trop conseiller à Michel Onfray,
lui qui se vante volontiers de tout lire avant d’écrire et de parler,
de (re)lire mot-à-mot les discours d’Alger et de Mostaganem, d’étudier
sérieusement la période 1958-1962 (sa saillie sur la paix des braves
refusée par le FLN franchit le « mur du çon », quand on sait que ledit
FLN fut écrasé militairement entre 1959 et 1961, avec le plan Challe…),
de se pencher sur
l’Affaire gabonaise (violation de l’article 76 de la Constitution) et la
Loi 60-525 (quadruple
violation de la Constitution). Ou bien de changer de lunettes. Ou
encore, plus simplement encore, d’arrêter de se réclamer de la
« Vérité » comme il le fait, tel le Tartuffe. Et, surtout, de ne plus
s’aventurer sur les terrains broussailleux de l’Histoire que sur la
pointe des pieds, et avec un peu plus d’humilité. Ou d’honnêteté…
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