20 juin 2013

La preuve par la Suède d'Eric Zemmour ou Les cinq axes de la chute de l'Europe

comme tangue le navire...



La preuve par la Suède 

d'Eric Zemmour


ou


Les cinq axes 

de la chute de l'Europe




par 

Alexandre Gerbi





Eric Zemmour s’est gargarisé. En Suède, a-t-il affirmé, le spectacle des émeutes a prouvé que les plaies coloniales ne sont pas une cause essentielle du malaise des banlieues françaises. Car, a-t-il expliqué, la Suède n’a, pour ainsi dire, jamais eu d’empire colonial. Mais si ce dernier point est essentiellement exact, est-il vraiment suffisant pour assurer une démonstration ?


La colonisation, en France, après avoir été longtemps présentée comme une merveille absolue par la IIIe, la IVe et même la Ve République, est aujourd’hui considérée par les plus hautes autorités du pays comme un mal absolu. Ce renversement, ce passage d’un manichéisme à l’autre s’explique par l’issue du processus colonial, qui consista en la trahison définitive de son versant progressiste. La promesse de l’égalité politique et sociale, régulièrement répétée par la république française coloniale (et très imparfaitement accomplie par elle…), fut en définitive entièrement bafouée par la Ve République « indépendantiste ». Avec cette question subsidiaire : au fond, de quelle indépendance s’est-il agi, dans l’esprit de Charles de Gaulle ? De celle de l’Afrique vis-à-vis de la France… ou de la France vis-à-vis de l’Afrique ?

En tout cas, les promesses égalitaires de la République, qui furent l’une des caractéristiques de la colonisation française, parce qu’elles ne furent finalement pas tenues, apparaissent rétrospectivement comme autant de mensonges. De là, entièrement odieuse devient la colonisation, puisque son versant progressiste, cristallisé dans la promesse d’égalité, relève lui-même, sous cet angle, de l’imposture… A contrario, si l’égalité politique et sociale avait été réalisée (comme le général de Gaulle l’avait promise, à son tour, et en partie appliquée – en particulier avec l’Algérie, dans le cadre de ce que j’appelle la « République de 58 », tellement oubliée…), nous regarderions rétrospectivement ces mêmes promesses comme les admirables prémices d’une égalité aujourd’hui accomplie… C’est peu dire que nous en sommes loin !

Comme on le voit, le regard que notre époque porte sur la colonisation est fonction non tant de l’histoire de la colonisation elle-même – diverse, composite et profondément contradictoire – que de celle de la prétendue « décolonisation », véritable tremplin du néocolonialisme, violation en règle de l’esprit républicain et suprême transgression idéologique et politique. Mais pour le comprendre, encore faut-il ne pas être amnésique, ni sacrifier benoîtement à la thèse, officielle autant que fallacieuse, qui fait des « indépendances » le fruit de la « volonté des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Alors que celles-ci furent, fondamentalement, l’inverse, comme je l’ai montré notamment dans Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (Ed. L’Harmattan, 2006), dans La République inversée (avec Raphaël Tribeca, Ed. L’Harmattan, 2010).

Soulignons d’autre part qu’au-delà du cas français, le largage de l’Afrique et de l’outre-mer est un phénomène à caractère européen. Historiquement, la fin du rêve de l’« Eurafrique » coïncida avec l’essor du projet paneuropéen ; plus précisément, pour Paris, l’alliance allemande remplaça l’alliance algérienne. Fait singulier, alors qu’était proclamée l’indépendance de ses départements d’Algérie, le jour même (5 juillet 1962), la France réaffirma, dans un communiqué signé conjointement par de Gaulle et Adenauer, son rapprochement résolu avec l’Allemagne. Les noces entre « Gaulois » et « Germains », selon les mots du Général, furent célébrées trois jours plus tard (8 juillet 1962), en la cathédrale des rois francs (de race germanique…), à Reims… Charles de Gaulle expliqua à son entourage que cette alliance se justifiait par le fait que Français et Allemands « doivent devenir des frères » ; ce que, précisément, ne pouvaient pas, selon lui, Algériens et Français, incompatibles comme « de l’huile et du vinaigre », ainsi qu’il l’expliquait également à son entourage… Cette dernière conviction avait rendu vital pour la France, toujours d’après ce grand lecteur de Barrès, le « dégagement » français d’Algérie et d’Afrique… Ce raisonnement, une grande partie de la classe politique française, mais aussi européenne, le tenait, à droite comme à gauche. Vingt ans plus tôt, les théories racistes, présentées comme scientifiques, faisaient florès à travers tout le continent. Hitler n’était une exception que par son fanatisme et son esprit de système conjugués à l’étendue de son pouvoir. Vingt ans plus tard, malgré l’écrasement du nazisme, les élites européennes n’étaient pas guéries. Or s’ajoutaient aux considérations raciales et civilisationnelles, les enjeux politiques (en cas d’égalité accordée, s’inquiétaient certains, qui empêcherait les Ultramarins de faire la loi à la Chambre ?), les calculs financiers (lâcher pour mieux exploiter, et à moindre coût, l’égalité impliquant, au contraire, d’importantes dépenses). Les « indépendances » africaines en résultèrent, qui engagèrent l’Histoire sur des voies éminemment dangereuses, au nom de considérations qui ne l’étaient pas moins, bien loin des nobles motifs officiellement invoqués (« droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », « indépendance », « liberté », etc.)… Il va sans dire que, face à ce maelstrom d’ampleur continentale et intercontinentale, la Suède n’a pas eu besoin d’avoir des colonies pour être emportée dans un vaste processus dont les développements, nourris de puissants courants idéologiques encouragés à dessein et mus par de gigantesques mutations géopolitiques, aboutirent à la fracture euro-africaine survenue au tournant des années 1960 et à ses inquiétants développements contemporains…

Les cinq axes du désastre

Ce décor dressé, force est de constater que la gigantesque machinerie politico-idéologico-sociale qui, de nos jours, produit les événements, à Paris ou à Stockholm, résulte non pas d’un, mais de plusieurs phénomènes. Or chacun de ces phénomènes a été soit directement engendré, soit amplement favorisé par la dite « décolonisation », qu’on définirait mieux, en réalité, comme la mise en place, il y a cinquante ans, d’une sorte d’apartheid, avec la Méditerranée pour ligne de démarcation. Les effets en furent souvent désastreux, au plan idéologique aussi bien que très concrètement. Selon cinq axes majeurs :

1/ D’abord, les « indépendances » permirent de mettre au ban de l’espace démocratique et social français et/ou européen des dizaines, des centaines de millions d’hommes et de femmes d’Afrique ; de la sorte, fut rendue possible la relance ou la poursuite d’un système colonialiste que la période 1945-1958 avait sensiblement affaibli, en particulier dans l’espace franco-africain.

2/ Ensuite, répété sur tous les tons et sans jamais craindre l’excès, le bourrage de crâne nationaliste et/ou religieux permit, côté colonisé, de masquer le largage en le transformant en grande victoire de la volonté du peuple (en passant à la trappe, par exemple, l’affaire gabonaise, la loi 60-525 ou les fraternisations franco-algériennes de mai-juin 1958) et de l’identité (raciale, linguistique, religieuse, etc.), appelée parfois « authenticité ». Réciproquement, du côté de l’ancien colonisateur, triomphèrent la réécriture de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation. Peu à peu, érigé en vérité absolue et incontestable, le mythe de la volonté collective des Africains à l’indépendance fut confondu avec la volonté, réellement collective celle-là, de ces mêmes citoyens d’Afrique d’en finir avec l’inégalité colonialiste pour aller vers l’égalité fraternelle, dans le cadre d’une grande république franco-africaine. Afin de bâtir, à terme, l’« Eurafrique ». Ce dernier point étant bien sûr systématiquement occulté. Ainsi prit-on l’habitude de transformer ce qui fut aussi une histoire d’amour assassinée, en une histoire exclusive de haine consommée. Progressivement, on accusa collectivement les populations européennes de racisme, l’Etat cherchant ainsi à se dédouaner (du moins théoriquement…) de ses démons racistes, afin de noyer le poisson du largage des populations ultramarines et ses obscurs motifs. Sans se soucier, bien sûr, là non plus, des effets secondaires produits dans les esprits des uns et des autres par cette charmante petite cuisine…

3/ Car dans ces conditions, au fil des décennies suivant les « indépendances », la paupérisation de masse et son corollaire, une puissante explosion démographique, poussèrent des millions de citoyens africains à émigrer vers l’ancienne puissance coloniale européenne, avec les innombrables douleurs qu’entraîne presque toujours le déracinement. Ainsi se constituèrent, en Europe, d’immenses communautés immigrées. Celles-ci, dans des conditions de propagande mensongère et perverse (pouvant se résumer en un double slogan : « Haïssez-nous ! » et « Ne vous intégrez pas ! »), de trucage historique (« Vous avez voulu l’indépendance ! Vous vous êtes battus contre nous pour cela !»), de trahison politique (« Vous n’êtes pas Français, vous ne pouvez pas l’être, vous ne devez pas l’être ! ») et sociale (« Homme immigré, travaille à bas prix et tais-toi ! Femme immigrée, toi tu peux engrosser à gogo, la libération de la femme et le planning familial ne sont pas pour toi, et tais-toi aussi !»), de défiance d’Etat (« La France est avant tout de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne »), l’échec de l’intégration apparut. Ô surprise ! Pourtant, tout n’a-t-il pas été mis en place pour que le phénomène devînt inéluctable ?

4/ A ce petit jeu, la France, qui comptait naguère parmi les toutes premières puissances mondiales, fut lentement reléguée au rang de pays de deuxième puis, quelque jour, de troisième catégorie. Désormais incapable de propager son modèle politique et social au monde, la « Patrie des droits de l’Homme » se mit à subir celui du dominant : l’ultralibéralisme, le capitalisme prédateur, la folie financière et caricaturale prônée par le grand gagnant de l’affaire, à savoir le monde anglo-saxon. Au détriment du vieux modèle social-démocrate qui prévalait traditionnellement sur le continent…

5/ Enfin, faut-il vraiment s’en étonner, dans ce contexte, s’affirma à l’échelle planétaire un retournement doctrinal. Au détriment des courants modernistes, laïques, progressistes, internationalistes et éclairés traditionnellement (et universellement…)  portés par la France, s’affirma au plan mondial une montée de l’obscurantisme et de la superstition, à l’ombre des nationalismes triomphants. Parmi les groupes humains objets de cette régression fondamentale, le monde subsaharien et le monde arabo-berbéro-musulman, le plus souvent anciens colonisés, furent les premières victimes. Superstition, ethnicisme, obscurantisme, toujours en vue de manipulation des masses, d’impérialismes et de tyrannies plus ou moins illuminées… Là encore, le phénomène fut sinon un effet collatéral de la décolonisation, du moins en profita-t-il largement, en particulier idéologiquement et géographiquement (voir point 2).

On le voit, à travers ces différents aspects non exempts d’interconnexions et d’effets pervers supplémentaires (car les maux se nourrissent mutuellement et nous n’avons pas ici la place de tout articuler et analyser), on dispose d’un cocktail explosif, patiemment élaboré au cours des cinq dernières décennies… Logiquement, la crise d’identité généralisée, doublée du « choc des civilisations », menace à présent de nous péter à la figure, sur fond de crise économique et sociale, elle-même en partie provoquée par la destruction des marchés africains, partenaires naturels de l’Europe. Aulnay ferme, tandis que naguère, toute l’Afrique roulait en « Pigeot » ; elle préfère aujourd’hui Toyota… en attendant une quelconque marque chinoise ?

C’est ce vaste faisceau de faits et de phénomènes qu’Eric Zemmour se croit désormais autorisé à balayer d’un revers de main, fort d’avoir constaté que la Suède n’a jamais eu d’empire…

Comme si les événements de Suède, à l’instar de ceux de France ou d’Angleterre, n’étaient pas les produits de la fallacieuse « décolonisation », de ses désastres économiques, sociaux et moraux, et de ses psychoses autoréalisatrices sur l’incompatibilité des races et des civilisations. Autant d’obsessions pour Charles de Gaulle, et qui présidèrent à ses choix, dont l’auteur de Mélancolie française est justement l’un des admirateurs et chantres contemporains…

Alexandre Gerbi