11 août 2010

Festival d’incohérences et de contradictions sur le plateau de C dans l’air



Festival d’incohérences

et de contradictions


sur le plateau de C dans l’air



par


Alexandre Gerbi

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A l’occasion du défilé des troupes africaines sur les Champs-Elysées, le 14 juillet 2010, l’émission C dans l'air (sur France 5) proposa un numéro consacré aux « indépendances » africaines, intitulé France-Afrique : 50 ans plus tard.

A partir de la minute 34 (accessible à cette adresse : http://skydexter.free.fr/page.php?472), on assista à cet échange éminemment instructif entre le journaliste camerounais Louis-Magloire Keumayou et l’historien français Eric Deroo :

Louis Magloire Keumayou : La France ne peut pas dire qu’elle a octroyé les indépendances (…) Mais il y a eu une autre chose. Parce que, aujourd’hui, il y a un amalgame qui se fait sur le terme d’« indépendances » africaines. Moi je crois qu’il faut resituer les choses dans leur contexte et dans la vérité de l’Histoire. La première chose, c’est que les gens ne demandaient pas l’indépendance à cette époque-là. Ce qu’ils voulaient, c’était l’égalité de droit et l’égalité démocratique à l’intérieur de l’Empire colonial. C’est-à-dire qu’on reconnaisse à tous les citoyens qui étaient considérés comme des indigènes le droit d’être des citoyens au même titre que les Français qui étaient sur leurs territoires. Ça c’était le besoin primordial. (…) C’est après que le besoin d’indépendance est venu. Et là, c’est ce que je voudrais rectifier en disant : il y a eu un référendum qui a été organisé dans la plupart des pays (en 1958). Si vous reprenez les chiffres de ces référendums, je ne pense pas que sur les 14 pays, tout le monde ait voté OUI pour l’indépendance. Or à partir d’août (1960), (…) on a distribué comme des cadeaux ces indépendances-là. A ce moment-là, ça a été des distributions de prix. Mais avant, il était question simplement d’assurer une égalité de droit entre les tirailleurs et les militaires, entre les citoyens et les indigènes…

Eric Deroo : (…) La loi-cadre Defferre en 1956 est très clairement faite pour aller vers l'autonomie et, à terme, vers l'indépendance de l'Afrique. C'est faux de dire que la France octroie l'indépendance à contre-coeur (...). A telle enseigne qu'on crée (la même année, en 1956) l'EFORTOM (...), une école destinée à former des cadres militaires qui vont prendre les charges les plus importantes dans les futures armées nationales (...). D'ailleurs 14 officiers sortant de cette école seront chefs d'Etat dans leurs pays. Ca prouve bien qu’il y a un processus qui se met en place. La France a compris, après l’Indochine, et avec ce qui se passe en Algérie (que l’indépendance est inéluctable) (…).

Eric Deroo parvient donc à faire le grand écart, en admettant simultanément que l’Afrique a été délibérément larguée selon un processus conduit depuis la IVe République et achevé par Charles de Gaulle, tout en faisant droit à la thèse classique selon laquelle ce largage répondait… à la volonté des Africains et au « vent de l’Histoire » ! Ce qui est démenti par ce qu’avance Louis Magloire Keumayou qui rappelle à juste titre – sans d’ailleurs qu’Eric Deroo le contredise le moins du monde sur ce point – qu’au-delà des mouvements indépendantistes qui existaient, la majorité des Africains aspiraient non pas à l’indépendance, mais à l’égalité dans l’unité franco-africaine… Notons que Louis Magloire Keumayou se contredit lui-même, en affirmant que les indépendances n’ont pas été octroyées, en même temps qu’il dit qu’elles ont été imposées (« cadeau », « distribution de prix ») !

Pareilles contradictions, chez Deroo comme chez Keumayou, peuvent étonner un esprit cartésien. En réalité, elles s’expliquent par le fait qu’il est interdit de dire ce que l’un et l’autre sont en train de dire : ils le disent donc (l’indépendance fut imposée par l’Etat français), tout en faisant droit à la doxa (les Africains la souhaitaient). Quitte à tenir, dès lors, des propos parfaitement incohérents, parfois dans la même phrase… Mais l’essentiel est de ne froisser personne…

Cette incohérence flagrante, l’animateur, Thierry Guerrier, cherchera, en vain, de la lever, par cette question à Eric Deroo :

Thierry Guerrier : Monsieur Deroo, attendez… Ce que dit Monsieur Keumayou, si j’ai bien compris, c’est que certes, il y a ce processus (d’indépendance), mais qu’il est, je dirais, asséné d’en-haut, en quelque sorte, de Paris… Et que ce n’est pas forcément ce que souhaitent les peuples à l’époque, qui après tout, certains, seraient prêts à rester dans la Communauté, mais qui veulent simplement l’égalité des droits…

La réponse lapidaire et quelque peu bredouillante d’Eric Deroo, manifestement embarrassé, ne manque pas de sel :

Eric Deroo : Il y avait deux choses dans ce que disait Keumayou, effectivement. Il y a le fait que certains peuples qui, après tout, n’ont pas la mesure, du tout, de ce qui va leur arriver, d’ailleurs. Mais, en revanche, ce que je voulais un peu reprendre, c’est que, si, la France sait qu’on va aller vers l’indépendance des Etats africains, puisqu’elle met en place les structures pour ça…

A chacun d’apprécier la clarté du propos…

Relevons enfin, pour la bonne bouche, la remarque du journaliste de Libération, Jean-Dominique Merchet, qui, évoquant ce que nous avons appelé ailleurs l’« Affaire gabonaise », édulcore la vérité historique sous prétexte de la révéler :

Jean-Dominique Merchet : Une anecdote amusante, quand même… Il a été, à l’époque des indépendances, débattu au Gabon l’hypothèse que le Gabon devienne un département d’outre-mer, comme la Réunion, la Guadeloupe ou la Martinique. La question a été débattue, c’est-à-dire qu’on était dans des processus extrêmement différents de ce qui s’est passé en Algérie, au Maroc ou en Tunisie. (…) Imaginez que ce petit émirat pétrolier du Gabon soit devenu un département d’outre-mer français… La question s’est posée en ces termes… Je parle sous le contrôle de mon voisin…

Que cette anecdote soit amusante, c’est une question de point de vue… Au demeurant, Louis Magloire Keumayou et Eric Deroo se sont abstenus d’exercer leur « contrôle ». Il y avait pourtant matière à corriger les approximations de Jean-Dominique Merchet, puisque la demande de départementalisation ne se limita pas à faire l’objet d’un « débat » au Gabon. En effet, loin de rester une « hypothèse », la demande de départementalisation, décidée par le Conseil de gouvernement du Gabon en octobre 1958, fut bel et bien présentée par le gouverneur Louis Sanmarco, dépêché à cette fin à Paris, auprès du ministre de l’Outre-mer, Bernard Cornut-Gentille. Celui-ci, sur ordre du général de Gaulle, rejeta violemment la demande…

Dans son ouvrage Le Colonisateur colonisé, Louis Sanmarco explique :

« Le Conseil de gouvernement du Gabon choisit la départementalisation, et Léon (Mba) me chargea de négocier la chose avec Paris. (…) Je pensais bien être reçu comme un triomphateur qui ajoutait une perle de plus à la couronne. Je fus reçu comme un chien dans un jeu de quilles. Le ministre, Bernard Cornut-Gentille, fut même désagréable : « Sanmarco, vous êtes tombé sur la tête !... N’avons-nous pas assez des Antilles ? Allez, l’indépendance comme tout le monde ! »

Or, en refusant cette départementalisation, le gouvernement français ne se bornait pas à rejeter une lubie gabonaise. En effet, la demande de départementalisation présentée par le Gabon s’inscrivait dans le cadre de l’article 76 de la Constitution, qui prévoyait cette possibilité. En la refusant, le gouvernement français violait donc la Constitution…

Bien entendu, cet épisode de la « décolonisation » franco-africaine fut tenu secret pendant près de trente ans, puisqu’il n’a été révélé par Louis Sanmarco que vingt ans plus tard. Longtemps contesté par les historiens (car on voit bien que l’Affaire gabonaise ne cadrait guère avec la doxa officielle d’une Afrique collectivement avide d’indépendance et d’une France contrainte de la lui « octroyer »), l’épisode fut finalement confirmé par Alain Peyrefitte, dans C’était de Gaulle (Fayard, 1994) :

Général de Gaulle : « Au Gabon, Léon M'Ba voulait opter pour le statut de département français. En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut. Heureusement que la plupart de nos Africains ont bien voulu prendre paisiblement le chemin de l'autonomie, puis de l'indépendance. »

Les incohérences, les contradictions, les approximations, les réponses bredouillantes qui émaillèrent ce numéro de C dans l’air du 14 juillet 2010 sont à l’image de l’immense gêne et de l’ampleur des tabous qui entourent le Cinquantenaire des Indépendances africaines. Et de ses colossaux mensonges…

Bonnes vacances, et bonne bronzette à tous !

Alexandre Gerbi




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2 Comments:

At 15/8/10 01:44, Blogger Sophie de Clauzade said...

Etant d'accord avec votre propos défendant la vérité historique, je me permets d'ajouter ces remarques : sur le fait que M. L. PEUBAYOU ait parlé du "cadeau" de l'indépendance des p ays d'Afrique après avoir rappelé que les ex-Français d'Afrique désiraient l'égalité politique, et non l'indépendance, s'agit-il vraiment d'une incohéhenre, puisqu'il ne faisait que reprendre, me semble-t-il, les termes du discours officiel français, concluant immédiatement après en répétant ce qu'il avait dit en commençant des véritables désidérata de ces Français d'Afrique. Pour ce qui est de l'intervention de J.D. Merchet, par ailleurs, celui-ci ne mériterait-il pas cependant plus de compliments, pour la manière - qui est souvent la sienne - d'amener doucement, subrepticement presque, les affaires sur le tapis, en l'occurrence ici, celle des non-dits de la décolonisation, qu'il pose de la façon la plus claire, se montrant un excellent relai d'information ?
Cordialement

 
At 15/8/10 01:44, Blogger Sophie de Clauzade said...

Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

 

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