26 mars 2009

Le jardin des délices et le poids des élites

Mayotte/Afrique/France/Europe
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Le jardin des délices
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et le poids des élites
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Alexandre Gerbi
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Voilà Nicolas Sarkozy qui s’en repart traîner ses tongs en Afrique… Discours prévu à Brazzaville, ancienne capitale de la France libre et lieu de la conférence éponyme (1944), avec espérons-le plus d’inspiration qu’en 2007 à Dakar… Pendant ce temps-là, où en sont les élites noires et blanches ? Nous les avons retrouvées qui dînaient aux chandelles en compagnie de la très affaiblie fraternité franco-africaine, autour d’un excellent Pétrus 1958…


Le 29 mars, malgré les condamnations solennelles de l’Union Africaine, Mayotte choisira peut-être de devenir un département français. Dès maintenant, beaucoup de Mahorais se pâment, pavoisent et triomphent. La mine parfois goguenarde…

De telles effusions peuvent étonner l’âme racornie d’un Français hexagonal, quelle que soit la couleur de sa peau. Mais c’est que les Mahorais connaissent bien l’histoire du « blancisme », cette famille de la pensée politique française qui fait la grimace lorsqu’il s’agit d’octroyer l’égalité politique et sociale aux Ultramarins. Une famille de pensée qui, bien que très minoritaire dans la population française, préside aux destinée de la France depuis des décennies... Pour les Mahorais, la victoire entraîne donc la jubilation et la joie, car la consécration de la lutte remportée contre l’Histoire et le monde se double d’une reconnaissance naguère presque impossible…

Les Quatre Vieilles (Antilles, Guyane, Réunion) eurent les plus grandes difficultés à obtenir la départementalisation en 1946. Le Gabon se la vit refuser en 1958. Les territoires d’Afrique noire furent acculés, en bloc, à l’indépendance en 1960. Quant à Mayotte, minuscule rescapée de la grande lessive, elle réclame la départementalisation, en vain, depuis des décennies… En ces terres de surcroît musulmanes, l’obtenir ressemblerait un peu à un miracle ou à un tournant historique…


Amnésie et bourrage de crâne

Le blancisme intrinsèque de la Ve République (ayant pour principe une définition de Charles de Gaulle, qui définit confidentiellement la France comme « avant tout de race blanche, de culture grecque et latine, et de religion chrétienne ») n’a pas empêché le régime français d’entretenir pendant longtemps les meilleures relations avec l’Afrique. Car par delà la Ve République blanciste, beaucoup de Nègres des années 1960-2000 continuaient (et continuent…) d’aimer la France héritière de 1789, son peuple au naturel égalitaire et fraternel, la bonne « colonisation » française des années 1950, malgré tous ses défauts encore, mais aussi avec ses éclatants débuts de symbioses franco-africaines, à l’heure où l’Amérique écrasait ses Noirs. Parmi les vieux Africains qui ont vécu l’époque, beaucoup regrettent volontiers les tournants égalitaires refusés par l’histoire, les promesses non tenues, les occasions manquées…

Une fois les pseudo-indépendances imposées à l’Afrique, il fallut détruire toutes les prémices de symbioses franco-africaines, ces sensibilités devenues gênantes. On déclencha une formidable propagande en forme de lavage de cerveau… Chez les élites françaises et africaines, cibles privilégiées du travail d’amnésie sous le haut patronage du blancisme, du PCF, de l’Union Soviétique et des Etats-Unis, la fraternité franco-africaine, qui reposait sur un héritage ancien, sublime autant qu’imparfait, fut progressivement refoulée, oblitérée ou détruite…

Le rouleau compresseur idéologique et la broyeuse historique firent le reste, déployant leurs désastres, pendant trois générations, à travers tout le Continent – propagande nationaliste, bourrage de crâne narcissique, collusions avec le néocolonialisme, corruption, détournements gigantesques, dictature, coups d’Etat, guerres civiles, destructions de toutes sortes, misère, famine, maladie, innombrables martyres…

Aujourd’hui que la grande mue de l’univers est à sa pointe, un fossé profond s’est creusé entre la France et l’Afrique.

Non pas entre les peuples, qui continuent de s’aimer et de se respecter, parce qu’ils ont la mémoire tenace et l’humanité chevillée au corps ; or ceux-ci sont les plus nombreux, sinon les plus puissants…

Mais un fossé entre les élites françaises et africaines, et entre ces dernières et la France… Or ces élites, bien que minoritaires, tiennent le haut du pavés et les leviers de commande…


Fossés, petits-fours et champagne

Depuis des lustres, voilà le schéma. Les élites noires et blanches s’entendent très convenablement, se serrent la main, et vivent plutôt bien dans les jardins qu’elles se sont ménagés dans les ruines matérielles ou morales de leurs populations… De là, entre petits-fours et champagne, ces élites africaines et européennes sont toutes forcément d’accord sur un point : la séparation entre la France et l’Afrique, il y a cinquante ans, fut une excellente chose. Le petit peuple en doute ? On s’emploie à l’en convaincre…

Aujourd’hui, chez les Africains, singulièrement chez les plus francisés ou occidentalisés d’entre eux, il n’est pas rare de rencontrer une farouche hostilité à l’égard de la France, très voisine de celle qu’on rencontre chez une certaine extrême-gauche française, sans que ces analogies, d’ailleurs, soient tout à fait fortuites…

Dans les sphères intellectuelles africaines, on n’avoue souvent plus son amour pour la France, ou alors du bout des lèvres ou par subtiles périphrases. Dans certains milieux, la francophilie a des parfums de trahison, tandis que le nationalisme le plus étroit a pignon sur rue et vaut brevet de vertu. La défiance à l’égard de la France se porte en bandoulière. La posture dispense de regarder l’histoire en face : le déni de francité qui souvent fonda les indépendances africaines, la revendication égalitaire contrariée… Dignité sauve, on mythifie la lutte, acidulée aux arômes de fierté et liberté… Cela permet de cacher les petits-fours et le champagne qu’on a bien dans l’estomac, et même de caviarder les yeux de ceux qui pourraient avoir l’idée de s’en plaindre…

Amusantes destinées de la rhétorique : voici que l’idéologie de la séparation, qui servit à justifier le processus d’indépendance et à démolir les espoirs africains, est devenue la meilleure carte de visite de la fierté africaine… Par un incroyable transfert, le catéchisme blanciste, instrument du divorce franco-africain contre la volonté des Africains, trouve dans les élites africaines contemporaines ses meilleurs promoteurs qui, par un suprême paradoxe, entendent y puiser leur légitimité…

A leur décharge, pas plus que les élites européennes, les élites africaines n’ont été épargnées par la puissante propagande de la guerre froide et de ses suites. Et elles aussi en ont souvent été, et en sont encore, les dupes…

Au spectacle de combinaisons aussi retorses, faut-il désespérer ?

Non… Car malgré l’énorme passif accumulé, malgré les désillusions en cascades, malgré la propagande tous azimuts, nombre d’Africains aspirent aujourd’hui à bâtir l’avenir avec la France et l’Europe qui l’accompagne. Sans d’ailleurs que ce rapprochement soit exclusif de la grande idée de l’unité africaine ou panafricaine. N’en déplaise aux partisans du divorce, Blancs ou Noirs, en l’an 2009, nombre d’Africains (mais aussi de Français et d’Européens…) accueilleraient avec bonheur une ample et nouvelle politique franco-africaine enfin fraternelle, au service du bien-être économique et moral des populations des deux continents.
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Quant aux élites politiques françaises, même si elles continuent pour le moment d’esquiver un lourd et pénible mea culpa sur le blancisme du régime fondé en 1958, elles se déclarent décidées à se montrer dignes d’une tâche qui engage notre civilisation, puisqu’il s’agit de réparer les dégâts de décennies, de siècles d’histoire absurde ou rapace…
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Reste, pour ce faire, à répondre à l’appel du petit peuple d’Afrique qui, comme le petit peuple de Mayotte, attend la France avec gourmandise, comme l’Afrique il y a 60 ans. En trouvant cette fois les bonnes modalités, par un dialogue ouvert et d’égal à égal avec les Etats intéressés par une politique franco-africaine novatrice, conjuguée sur les trois axes fondamentaux que sont la santé, l’éducation de qualité pour tous, et la justice sociale…
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Laboratoire de fraternité
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L’Union Africaine condamne violemment le référendum du 29 mars à Mayotte, « organisé sur une terre étrangère ». L’UA réclame, comme l’ONU bien avant elle, le « retour » de Mayotte dans l’Union des Comores…

Ainsi, alors que la départementalisation de Mayotte devrait être le laboratoire d’une nouvelle fraternité franco-africaine, elle menace d’être un outil de discorde entre la France et l’Afrique…

Pour la France, la seule manière crédible de prouver à une Union Africaine de bonne foi et légitimement méfiante à son égard, qu’elle avance non pas en nouvelle impérialiste mais en sœur, c’est d’appliquer pleinement l’égalité sociale à Mayotte. La France doit se montrer digne de la mission que les Mahorais décideront peut-être de confier à la République le 29 mars prochain. Accompagnée de l’Europe et surtout de son premier allié l’Allemagne, elle aussi concernée au premier chef par les grands desseins historiques et fraternels, après un XXe siècle atroce et lamentable, la France est à la croisée des chemins.

Le XXIe siècle de fraternité qu’il faut construire avec l’Afrique comme le souhaitent beaucoup d’Africains, en particulier les plus pauvres d’entre eux, exigera des Français et des Européens une grandeur d’âme jamais vue. Les uns devront regarder en face leur histoire d’amour brisée avec l’Afrique en 1960. Les autres devront cesser d’agir en alliés du blancisme français en s’opposant au mariage franco-mahorais. Car ce mariage, les Mahorais le souhaitent souvent ardemment, comme le souhaitaient la plupart des populations africaines il y a cinquante ans.

Quand on réalise que l’actuelle revendication mahoraise se situe dans le droit fil d’une histoire qui fut jadis bloquée puis ensevelie au gré de considérations antirépublicaines et selon des voies antidémocratiques (affaire gabonaise, loi 60-525, etc.), au mépris des population africaines mais aussi métropolitaines, et avec la complicité de tout ce que le monde comptait, à l’époque, de forces rétrogrades travesties en forces progressistes, on comprend qu’aujourd’hui certains Mahorais espiègles fassent la nique et traitent de « jaloux » les Africains qui leur contestent la départementalisation…

Au lieu de s’obnubiler sur les Mahorais et de maudire certains des plus grands rêves de leurs pères, ces élites africaines devraient, elles aussi, regarder leur histoire en face. Celle d’une Afrique à la fois fière de ses racines mais aussi fascinée et attirée par l’Europe. Une Afrique à la fois sûre de son génie propre, mais aussi éprise du génie spécifique de la France… Ces élites devraient admettre que c’est à force d’avoir été méprisée par un certain Occident, que l’Afrique a fini par ne plus voir tout ce que l’Europe admire chez elle, estime et désire infiniment, et de longue date, en toute fraternité et humanité.

Dans le Jardin des Délices (1504) de Jérôme Bosch, non seulement les Blancs et les Noirs marchent côte à côte, parlent, s’amusent, mais encore ils vivent ensemble la maternité…

En écoutant un peu plus la voix des ancêtres, certaines élites africaines se défranciseraient peut-être un peu, se franciseraient en tout cas autrement, de toute façon s’africaniseraient davantage…

Alors la départementalisation de Mayotte cesserait de leur apparaître comme un scandale ulcérant, comme un nouveau masque de l’impérialisme français ou occidental. Tout au contraire, ils la verraient s’inscrire démocratiquement dans un mouvement infiniment plus vaste et d’une tout autre nature, détail à ne pas manquer dans une tectonique intercontinentale, politique et spirituelle, placée sous le signe de la fraternité et du dépassement historique, de la mutation, du retour aux sources.

Puissions-nous, ici, savoir rester à hauteur d’homme. La France et l’Afrique sont bien davantage faites l’une pour l’autre que ne le disent certaines élites françaises ou africaines, ou plutôt franco-africaines, comme larrons en foire, sous-produits dérisoires d’une idéologie retorse qui bâillonne depuis trop longtemps le petit peuple et ses voix profondes, trahit l’Afrique et la France, et s’enivre dans ses tours d’ivoire…

Le plus grand nombre ayant enfin la parole, comme l’exige la démocratie, avec l’enthousiasme des Mahorais qui, en bons vieux Africains, voient la France bien plus grande que ne la voient les Français, que puisse naître à Mayotte un département franco-africain tout de luxe, de calme et de volupté, comme un tableau de Jérôme Bosch, comme une transe extatique et heureuse, comme une apparition du Grand Esprit N’koué M’bali dans un rêve clair et poussiéreux de Brazza enfant, présage d’un immense ensemble franco, pardon, euro-africain… ou afro-européen… Enraciné dans la nuit des temps et plongé dans le plus grand avenir…


Alexandre Gerbi




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