La Ve République blanciste
Un rideau de flammes est tombé sur l’année 2008, et sur le black-out politique et médiatique qui marqua les cinquante ans de 1958. Un régime qui n’ose pas fêter son anniversaire, voilà qui est singulier... Faut-il croire qu’en pulvérisant le record des incendies de voitures le 31 décembre, quelqu’un ait voulu s’en charger à sa place, allumant 1147 bougies sur un sombre gâteau ?
Probablement honteux d’être si lâche, le régime a tout de même rendu un hommage subreptice et néanmoins vibrant à son fondateur. Le 11 octobre 2008, lors de l’inauguration du mémorial de Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises, le président Sarkozy poussa même l’hagiographie jusqu’à ironiser, avec des airs patelins, sur le « fascisme » du Général : « (De Gaulle) fut même accusé de fascisme. Souvenez-vous de ces pancartes… honteuses… ‘le fascisme ne passera pas’… Mon Dieu… Ceux qui manifestaient à l’époque, s’ils n’avaient que ce risque à assumer, ben ils ont pas été souvent au front alors… ou ça devait être un front bien confortable… »
Qui eût songé à contredire l’Omniprésident ? Comme tous ceux qui souscrivent ou consentent à ses sarcasmes, sans doute M. Sarkozy n’a-t-il jamais entendu parler du semi coup d’Etat de mai 1958, par soulèvement militaire en Algérie puis prise de la Corse et menaces d’une intervention armée des « paras » sur la métropole, ni des ratonnades du 16 octobre 1961 à Paris, ni des tirs nourris sur la foule le 26 avril 1962 rue d’Isly à Alger, ni, dans la même ville, des Barbouzes torturant et assassinant dans la cave de la villa Andrea (tortures, énucléation des yeux, balles dans la tête), ni du massacre de dizaines de milliers de harkis et d’Algériens francophiles déclarés indésirables en France et livrés désarmés au FLN… Pour s’en tenir à quelques exemples de ce qui se passait « au front »… Mais le fascisme a pour caractéristique, en plus de bafouer les principes républicains, d’écraser la démocratie. M. Sarkozy a-t-il eu vent des multiples violations de la Constitution, aux degrés les plus graves, dont s’est rendu coupable le Général, notamment en octobre 1958 (affaire gabonaise) et mai-juin 1960 (Loi 60-525) ? Sans parler de la mise en place du néocolonialisme en Afrique noire via les réseaux Foccart, ses fins odieuses, ses méthodes criminelles ?
« Tout cela, objecteront certains, ne relève pas stricto sensu du fascisme ! » Peut-être… Mais au regard de tous ces faits, le président Sarkozy a-t-il été vraiment bien inspiré de remettre de la sorte le terme sur le tapis ?
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Tandis que s’ouvre l’année 2009, la Ve République blanciste, colmatée de mitterrandisme à la sauce SOS Racisme, craque de toute part. Dans l’étrange univers des « cités », le communautarisme à caractère ethnique et/ou religieux se conjugue avec la haine de l’Etat et de la France qui lui est associée, et gagne d’année en année un terrain plus vaste, particulièrement dans la jeunesse ; dans la France profonde, la neurasthénie le dispute au désespoir, à l’inquiétude, au sentiment de trahison, voire au désabusement... Le tout sur fond de crise d’identité collective.
Est-il si étonnant que notre pays soit ainsi déboussolé ?
Avec la Ve République blanciste, la France tourna le dos à l’Afrique, et rompit brutalement avec près de deux siècles de son histoire. Une histoire enracinée dans l’idéologie de la Révolution française, les promesses égalitaires de la IIe et de la IIIe Républiques, que prolongeaient les conclusions exposées par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques (1955). Ce dernier point, particulièrement embarrassant, le petit monde politique et intellectuel français s’est empressé, évidemment, de l’oublier. Pour cause d’utopie ? Amnésie intégrale et bien pratique, en vérité…
Rappel des faits.
Entre 1958 et 1962, le général de Gaulle, obsédé par la préservation d’une France « de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne », profita du contexte international pour séparer organiquement la métropole de ses territoires africains. Ironie suprême, pour accomplir ce programme du largage de l’Afrique, de Gaulle prétendit d’abord accomplir la fusion de la France avec l’Algérie. Au gré d’un scénario époustouflant, l’homme du 18 juin, le plus illustre des Français endossait le projet de Claude Lévi-Strauss… Ce programme fut l’Intégration, c’est-à-dire l’octroi de la citoyenneté pleine et entière aux Arabo-Berbères d’Algérie, dont l’un des principaux lieutenants du Général révolutionnaire, Jacques Soustelle, ami de Lévi-Strauss, avait posé les premiers jalons en Algérie en tant que gouverneur général, nommé à ce poste par le ministère Mendès France en 1955. Un programme qui répondait à la volonté profonde (ou au consentement) de la plupart des populations algériennes mais aussi métropolitaines, qui l’approuvèrent en 1958, en apportant massivement leurs suffrages à de Gaulle. Ce que Métropolitains et Algériens ignoraient, c’est que l’« officier de filiation nationaliste et conservatrice, voire monarchiste » (Viansson-Ponté) avançait masqué, et se faisait précisément élire sur le programme qu’il comptait pourfendre.
Pour le gouvernement français, le largage de l’Afrique répondait à un calcul plus alléchant qu’on ne le dit.
Politiquement : ce choix bénéficiait de l’assentiment des Etats-Unis, de l’URSS, des libéraux (Aron) et des communistes (Sartre, PCF), des réactionnaires (l’« Algérie Française » induisant la « France algérienne »), du Vatican… Autant d’appuis, à l’extérieur comme à l’intérieur, quadrillant le terrain idéologique et disposant de puissants relais de propagande… Ceux d’extrême gauche, en particulier, avaient pour avantage de noyauter une gauche modérée d’autant plus complaisante à l’égard des thèses soi-disant « progressistes » que recyclait adroitement le Général, qu’elle aussi était blanciste sur les bords et aux entournures…
Economiquement : en réduisant la France à la métropole, de Gaulle ramena le pays à sa partie la plus riche et la plus performante, tout en conservant de très lucratives positions dans ses anciens territoires africains, où il continua de faire la pluie et le beau temps. L’apartheid inavoué, le système de « bantoustans » inféodés à l’ex-métropole, le rempart contre la « bougnoulisation » (selon le mot du Général…) que constitua la décolonisation franco-africaine, fut ainsi très habilement travesti en triomphe du « sens de l’Histoire » et du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Merveille des merveilles, le stratagème permit la perpétuation de l’exploitation colonialiste (tout en s’en séparant organiquement, la France se maintint en Afrique avec la bénédiction de Washington, dont c’était justement le plan en vogue dans l’Administration des années 1956-1958…), exploitation (néo)colonialiste que l’instauration de l’égalité politique eût, au contraire, interdite. Le peuple français, quelque peu désorienté par ce sidérant revirement, eut de la sorte les moyens de noyer son chagrin dans une société de consommation frénétique, et d’enfouir son deuil de puissance sous la poussière atomique (la bombe tombant à point nommé, cadeau de Washington…). Un tour de passe-passe ultralibéral et civilisationnel, quelques cataplasmes opportunément placés, un assortiment de cabrioles rhétoriques et, au besoin, quelques coups de violon, épaulés par l’extrême gauche à des fins géostratégiques internationales d’ailleurs démentielles. Tout bénéfice. A tous les coups l’on gagne. Chapeau l’artiste.
Sauf à long terme.
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Aujourd’hui, en Afrique, la défiance à l’égard de la France ne cesse de s’amplifier, alors que l’Hexagone menace, à terme, de se disloquer. Il est presque cocasse de prophétiser un avenir d’apartheid, comme le fait M. Yazid Sabeg, à une république fondée sur une sorte particulière d’apartheid organisé à échelle intercontinentale…
Les ressorts de la dislocation, Claude Lévi-Strauss les avait en partie analysés, de façon pénétrante, dans Tristes Tropiques. Pour les déjouer, le grand anthropologue prônait une courageuse réforme égalitaire. En mai-juin 1958, le Général endossa ce programme afin de pousser l’armée à la révolte, revenir aux affaires, obtenir les suffrages du peuple et justifier le renversement de la IVe République. Mais devenu maître du pays au nom de ce projet (qu’on ose relire les discours d’Alger et surtout de Mostaganem, en juin 1958 ; qu’on se rappelle aussi qu’alors, 46 députés arabo-berbères prirent place au Palais Bourbon), il fit volte-face et le dynamita de l’intérieur. Un demi-siècle plus tard, comme annoncé par Lévi-Strauss, la scission est accomplie, les barrières communautaires sont solidement dressées. Et les voitures brûlent.
La jeunesse française d’origine africaine, dont le cœur bat pour l’Afrique, ne peut aisément se sentir d’un pays qui a rejeté ses pères, tandis qu’on lui répète comme à plaisir que ce sont ses pères qui rejetèrent la France. Dans un réflexe bien compréhensible, elle vit dans le mythe de pays d’origine parvenus à se séparer de la France comme d’un ennemi étranger, et, selon un mécanisme sans doute encore plus complexe, elle tend à vivre dans l’adoration de ce qui fut, ici, méprisé. Non seulement méprisé, mais aussi nié contre ce qui avait été promis par la IIIe République (et par la Ve République naissante…), et espéré ou consenti par la plupart de ses enfants. De cette aspiration contrariée, la jeunesse garde parfois, malgré l’amnésie, un souvenir ténu, une certaine conscience…
En revanche, ce qu’elle ne sait souvent plus du tout, c’est que le peuple, en Afrique mais aussi en métropole ne souhaitait pas cette rupture. Elle l’ignore, car l’histoire officielle lui raconte le contraire. Félix Houphouët-Boigny, Barthélémy Boganda, Hamani Diori, Léon Mba, et même Léopold Sédar Senghor : ces hommes que leurs peuples suivaient, voulaient ardemment bâtir la grande République franco-africaine – que celle-ci fût fédérale, confédérale ou jacobine – bien davantage qu’ils ne rêvaient d’indépendance. A leurs yeux pragmatiques, le meilleur moyen d’abolir le colonialisme, c’était d’accomplir les promesses égalitaires de la République, et ce n’était surtout pas la séparation avec la France et le peuple français. Bien au contraire. Ils prônaient le renforcement de ces liens, par l’instauration de l’égalité politique pleine et entière. L’une des prouesses de la Ve République blanciste fut de faire totalement oublier cette réalité, en particulier à sa jeunesse, et notamment celle des « cités ».
Dernier mouvement du désastre. Deux décennies passèrent. En 1981, la décolonisation étant devenue un fait accompli, la gauche accéda au pouvoir. Mais au lieu de procéder à un quelconque aggiornamento, elle perpétua le mensonge comme elle l’avait d’ailleurs fait jusque-là.
Désormais aux manettes, ses intérêts se confondant avec ceux de l’Etat, comme pour se refaire une vertu, elle mit progressivement, par une suprême audace, le peuple français au banc des accusés, et instruisit contre lui mille procès en racisme… Au lieu de faire la lumière sur sa propre histoire, le régime coloré à gauche préféra exorciser ses démons blancistes en exorcisant le peuple français – ce peuple français qui, on l’a vu, avait approuvé massivement l’Intégration égalitaire de l’Algérie, voire de l’Afrique, et s’était vu finalement trahi par l’Etat.
L’inversion des rôles entre le régime et le peuple sur la question raciste, dont s’est essentiellement chargée la gauche puis la droite chiraquienne, fut si bien menée qu’en l’an de grâce 2009, chaque Français croit les autres Français racistes. Et logiquement, bien des Français d’origine africaine regardent désormais leurs compatriotes blancs comme des racistes rentrés. En guise d’épilogue, les Français, blancs, noirs ou violets à pois roses, finiront peut-être par admettre que le Général avait raison de gloser sur l’incompatibilité des races, des religions et des cultures… En attendant, l’écran de fumée continue de remplir son office à la perfection : la remise en cause de l’Etat de la Ve République blanciste est au point mort, et son grand fondateur fait figure, pour ainsi dire, de saint républicain.
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L’histoire de la Ve République blanciste est la chronique secrète d’une tragédie dont le peuple franco-africain fut la victime, sacrifié sur l’autel d’idéologies anachroniques.
En l’an 2009, nous déambulons, hagards et déguisés, dans ce champ de ruines.
Après le calvaire de l’Afrique, tandis que la France se délite, le métissage refusé il y a cinquante ans s’accomplit tout de même, par la grâce de l’immigration et malgré les manigances de Charles de Gaulle et de ses alliés. Or parce que l’africanisation de la France s’accomplit contre ce refus fondamental et primordial, au lieu d’être, comme il y a cinquante ans, une chance et le moment d’une transfiguration de la nation, elle menace d’être l’un des outils de sa dislocation.
A moins…
A moins que le pays ne se souvienne de ce qu’il fut avant de Gaulle, de ce qu’il rêva et faillit être dans le sillage de l’incroyable année 1958. Et que cette prise de conscience renaisse en France comme en Afrique, ces deux faces de l’unité perdue…
Répondant aux aspirations les plus profondes du peuple, il est urgent que s’accomplisse la fraternelle réconciliation franco-africaine, dont les contours institutionnels restent à définir. Pour cela, les mondes politique et intellectuel doivent s’émanciper du catéchisme où ils sont douillettement claquemurés, et cesser ainsi de trahir le credo antiraciste, démocratique, républicain et laïc dont ils se prévalent avec ostentation. Voilà la vraie nouvelle frontière politique pour 2009 et ses suites – en particulier pour la gauche ! – vaste défi qui ne saurait être le fruit que de volontés et d’énergies multilatérales, c’est-à-dire africaines aussi bien que françaises et européennes, notamment allemandes.
Mais pour en arriver là, il faudrait d’abord que sautent des verrous idéologiques hérités de la guerre froide. Pour commencer, que l’histoire franco-africaine cesse d’être l’objet de refoulements et d’affabulations, pour qu’en France, l’Afrique (re)vienne naturellement et solennellement au centre du débat politique – la place qui lui revient de droit au regard des innombrables flétrissures que le continent noir a endurées, mais aussi des mille promesses qui lui furent faites. Qu’en Afrique, aussi, on se souvienne qu’un jour on défendit l’unité franco-africaine, meilleur moyen de préparer – le paradoxe n’est qu’apparent – l’unité africaine mais aussi l’unité européenne. Pour le bonheur du monde, un rêve pacifique, fraternel, social et laïc, multiculturel et multiracial, défendu par la plupart des Africains des années 1950, et consenti par le peuple français dans la fièvre de l’année 1958. Un rêve qui fut vaincu par la Ve République blanciste dévoyée, traître à ce qui lui permit pourtant d’éclore – le projet intégrationniste en Algérie, nous ne le dirons jamais assez, prôné à l’époque par Claude Lévi-Strauss, et dont elle se réclama d’abord.
2009 sera-t-il le moment de cette indispensable mutation ?
A en juger par ce que fut 2008, rien n’est moins sûr. C’est pour cela qu’il faut, plus que jamais, croire en l’homme, et travailler à rafraîchir les mémoires. A commencer par celle du président Sarkozy, malgré son lourd double héritage de président de la Ve République blanciste et de chef de la droite gaullienne. Celle aussi des chefs du Parti Socialiste et de la gauche française, tellement égarés.
Alexandre Gerbi
Libellés : afrique, décolonisation, La Ve République blanciste
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