13 mai 2008

Mai 1958 à Alger

Article publié sur le site
Afrique Liberté
du 5 mai 2008

.
Il y a 50 ans :

Les folles journées
.
de mai 1958 à Alger
.
.

Ce n’est pas une règle, ni un principe, juste une tendance : plus l’homme est médiocre, plus il s’enorgueillit d’être lui-même ; plus il est grand, plus il est modeste. Ainsi en va-t-il d’Hélie de Saint Marc.

Françoise Giroud disait de lui : « C’est un homme d’honneur, dont on voit la vie dans le regard ».

L’œil bleu blanc dont parlait Rimbaud luit sur le visage calme d’Hélie de Saint Marc. Quand il parle, le temps semble suspendu, le silence se fait, et chaque mot paraît remonter d’un livre patiemment ciselé. Peut-être parce que sa vie fut celle d’un héros, qui alla chercher dans les horreurs de la guerre des fleurs d’humanité. De la Résistance à la révolte des généraux d’Avril 1961, du camp de Buchenwald aux geôles de la Ve République, des tortures de la Gestapo à la guerre d’Indochine, de l’expédition de Suez aux folles journées de mai 1958 à Alger, la vie d’Hélie de Saint Marc ressemble à une épopée tragique, à la confluence exacte du rêve et du désastre, des fièvres de l’amour et de la tragédie.

Rescapé d’innombrables rendez-vous manqués avec la mort, Hélie de Saint Marc a livré, à travers de nombreux ouvrages de souvenirs, sa part de vérité. C’est dans cet esprit qu’il a bien voulu nous autoriser la reproduction d’un chapitre de son livre terrible, Les Champs de braises (Ed. Perrin, 1995), où il se rappelle le 16 mai 1958 à Alger, le jour où la Casbah déferla sur la ville en révolution. En nous autorisant cette publication, c’est avec cette humilité propre aux seuls géants qu’il nous a simplement dit de sa voix lente : « Dites bien que ce n’est qu’un point de vue… Seulement un point de vue ».

Puissent l’Histoire et les générations futures en juger en conscience.

Alexandre Gerbi
.
Les Champs de braises, d’Hélie de Saint Marc avec Laurent Beccaria, Ed. Perrin, 1995.



11.

L’espoir



L
’orage tant redouté éclata le 13 mai 1958. Le général Massu entra brutalement dans mon bureau : « Saint Marc, ils ont pris le GG ! » Les pieds-noirs avaient assailli le bâtiment du Gouvernement général, dit le GG. J’eus à peine le temps de sauter dans sa Jeep jusqu’au Forum, la grande place qui bordait le palais officiel. Je le vois encore monter quatre à quatre, l’œil furieux, l’escalier du Gouvernement général, bousculant les activistes et les papiers volants…

Dès le lendemain, l’onde de cette journée chaotique parvint jusqu’en France. Salan et Massu prirent la tête des comités de salut public. Alger s’enivrait de son audace. Les rancoeurs et les frayeurs accumulées par les pieds-noirs depuis la Toussaint 1954 se libéraient d’un coup. Les rues étaient bondées. L’été algérien jetait ses premiers feux, avec sa lumière nue, sans rémission, ses odeurs violentes sur les étalages, son ciel marin, ses draps aux fenêtres. La foule défilait sans relâche sur le Forum. Des passants s’apostrophaient d’un trottoir l’autre. A la terrasse des cafés étudiants, de jeunes Européens chantaient à tue-tête la Marseillaise. Les voitures, fenêtres grandes ouvertes, klaxonnaient continuellement de manière assourdissante les sons rituels de l’Al-gé-rie fran-çaise.

Comme lors de toute période de rupture, le passé semblait aboli. Je comprenais ce qu’avaient pu éprouver les révolutionnaires de 1789 ou de 1830. Le Forum était un bocal où grenouillaient toutes les ambitions, mais aussi le réceptacle de tous les espoirs et de tous les idéaux. Des inconnus bombaient le torse. Des activistes paradaient. Des gradés prenaient des allures de conspirateurs. Versatile, la foule acclamait chaque jour le nom du général de Gaulle après l’avoir si longtemps conspué. Ce n’était pas encore la révolution, mais déjà une insurrection.


Les fraternisations du Forum

Au cours de ma vie, peu de jours ont eu autant d’importance que le 16 mai 1958. Par Massu, je savais qu’un Comité de salut public, composé uniquement de musulmans, avait été constitué dans la Casbah, là où un an plus tôt un militaire ne pouvait se risquer seul. Une grande manifestation, à laquelle l’armée prêtait ses camions, était organisée. L’impulsion venait d’en haut. Mais quelle allait être la réaction des musulmans ? J’aurais donné cher pour le savoir. J’étais allé chercher un jeune musulman que je connaissais. Fils de harki, militant de l’intégration, excellent joueur de football, il avait dix-sept ans. Le teint mat, les yeux très noirs et brillants, j’appréciais sa vigueur et sa droiture. Installé à l’arrière de ma Jeep, il tenait la hampe d’un drapeau tricolore qu’il agitait généreusement. Je guettais les regards. Les passants européens nous dévisageaient d’un air étonné. Quelques-uns étaient méfiants. D’autres souriaient, un peu inquiets. Au Gouvernement général, Massu, la mâchoire tendue, accueillait une à une les délégations venues lui apporter leur soutien. A mon arrivée, il me prit à part : « Saint Marc, la foule musulmane a quitté la Casbah. Elle monte vers le forum. Allez voir comment cela se passe. »

Je partis avec ma jeep et mon ami qui agitait toujours son drapeau. La ville était un vacarme. Le chauffeur s’arrêta à la hauteur de la grande poste. C’est là que je les ai vus. Ils étaient une multitude. Vingt mille, peut-être plus. Ils avançaient derrière des drapeaux français et des pancartes. Six mois auparavant, à quelques rues de là, il y avait eu des ratonnades et, un an plus tôt, des attentats FLN. Les hommes de la Casbah étaient les voisins, parfois les complices, de ce terrorisme clandestin que nous avions éradiqué « par tous les moyens ». Les Européens se tenaient par petits groupes sur les trottoirs. Il y eut un silence angoissant, oppressant. La foule ne s’est peut-être pas tue, mais le silence, du moins, s’est fait en moi. J’entendais battre mes tempes. Un jeune Européen en chemise blanche descendit du trottoir et s’avança vers le premier rang de la manifestation. Il embrassa un musulman du même âge, à peine trente ans, et le serra dans ses bras. La clameur s’éleva jusqu’aux voûtes d’Alger.

Les musulmans continuèrent leur lente montée vers le Forum. Je les devançai à toute allure, pour ne pas manquer leur arrivée. Du balcon du Gouvernement général, on entendit la voix d’un homme qui, par l’effet de la sonorisation un peu sourde de l’époque, fit résonner toute la place, avec un écho terrible dans ce chaudron de soleil : « Mes amis / mes amis, nos frères musulmans arrivent / nos frères musulmans arrivent. Faites-leur de la place / faites-leur de la place. » Les derniers mots furent couverts par les acclamations. En rangs serrés, les musulmans débouchèrent sur le rectangle colonial, éblouissant de blancheur, dans un délire de drapeaux. Sans un mot, je contemplais la houle humaine. Je découvrais que l’on pouvait pleurer de bonheur. Autour de moi, je reconnaissais les visages de quelques camarades dont les traits étaient dilatés par l’émotion. Nous étions le 16 mai 1958. Il était cinq heures de l’après-midi. Les martinets volaient haut dans le ciel d’Alger. Par instants, mes paupières se fermaient. Je pensais aux partisans thos, aux parachutistes indochinois du BEP, aux camarades tombés au Vietnam, aux égorgés et aux suppliciés des deux camps, à ceux qui, jour après jour, avaient bâti dans la solitude d’une SAS ou d’une école les fondations de cet instant de réconciliation. Ils n’avaient pas donné leur vie en vain.

Le soir, je me suis longuement promené avec ma femme dans les rues près du port. Manette attendait notre premier enfant. Le parfum de la ville avait changé. Les frères ennemis avaient découvert dans leur histoire commune – et parfois dans leur haine mutuelle – les racines de l’attachement. Des pieds-noirs et des musulmans conservaient un regard humide. Il existait une part d’irrationnel dans ce mouvement, comme une vague qui culmine avant de retomber. Les inégalités et la dépendance politique n’avaient pas été abolies en une journée. Cependant, une frontière invisible avait été franchie. Le journaliste Jean Daniel – pourtant peu suspect de sympathies envers l’Algérie française – n’a pas fait le parallèle entre le 16 mai 1958 et le 4 août 1789 par hasard. Cette journée de mai avait conduit des dizaines de milliers d’hommes et de femmes à accomplir un geste qui les dépassait et qui les engageait. L’enthousiasme dura plusieurs jours. Le FLN était hors circuit. Des foules immenses venaient dire leur volonté de bâtir un avenir commun sans qu’une seule grenade soit jetée ou sans qu’éclate le moindre coup de feu.

Au cours de ces jours d’allégresse, le général Salan, recevant l’archevêque d’Alger, Mgr Duval, évoqua les fraternisations du Forum. « Je ne crois pas aux miracles », répondit le prélat, qui était depuis longtemps favorable à une indépendance négociée avec le FLN. Certains observateurs pensaient, comme lui, qu’il ne s’agissait que d’un feu de paille ou d’un feu de joie. Nous étions persuadés du contraire. Pour en avoir fait l’expérience dans la Résistance ou au combat, nous savions qu’une simple phrase ou une poignée de main d’homme à homme pouvait décider de l’orientation d’une vie. Nous avions découvert la force et l’ivresse des révolutions. Un monde ancien avait jeté son écorce et sa gourme. Les Américains, durant la Seconde Guerre mondiale, avaient diffusé auprès de leurs soldats des brochures sur les raisons de mourir au combat. Si nous avions voulu faire de même, il aurait suffi de publier sans légendes les photos du 16 mai 1958 et quelques visages musulmans creusés par les larmes.

Depuis mon entrée dans le réseau Jade-Amicol, les foules avaient toujours défilé de l’autre côté de mes choix : grandes messes nazies, fascistes et communistes, usines à soldats du Vietminh en Chine, coulées de lave de la Casbah d’Alger. Nous n’étions plus marginaux ou solitaires. L’Histoire nous rejoignait. Je vivais donc ces journées avec une grande intensité, malgré le flegme que j’affichais en conformité avec mes fonctions et mon uniforme.



Les Champs de braises, d’Hélie de Saint Marc avec Laurent Beccaria, Ed. Perrin, 1995, pp. 230-234.

Libellés : , , , , , , , , , , ,