Alexandre Gerbi
Eric Zemmour s’est gargarisé. En Suède, a-t-il affirmé, le spectacle
des émeutes a prouvé que les plaies coloniales ne sont pas une cause
essentielle du malaise des banlieues françaises. Car, a-t-il expliqué, la Suède
n’a, pour ainsi dire, jamais eu d’empire colonial. Mais si ce dernier point est
essentiellement exact, est-il vraiment suffisant pour assurer une
démonstration ?
La colonisation, en France, après
avoir été longtemps présentée comme une merveille absolue par la IIIe, la IVe
et même la Ve République, est aujourd’hui considérée par les plus hautes
autorités du pays comme un mal absolu. Ce renversement, ce passage d’un manichéisme
à l’autre s’explique par l’issue du processus colonial, qui consista en la
trahison définitive de son versant progressiste. La promesse de l’égalité
politique et sociale, régulièrement répétée par la république française coloniale
(et très imparfaitement accomplie par elle…), fut en définitive entièrement bafouée
par la Ve République « indépendantiste ». Avec cette question
subsidiaire : au fond, de quelle indépendance s’est-il agi, dans l’esprit
de Charles de Gaulle ? De celle de l’Afrique vis-à-vis de la France… ou de
la France vis-à-vis de l’Afrique ?
En tout cas, les promesses égalitaires
de la République, qui furent l’une des caractéristiques de la colonisation
française, parce qu’elles ne furent finalement
pas tenues, apparaissent rétrospectivement comme autant de mensonges. De là, entièrement
odieuse devient la colonisation, puisque son versant progressiste, cristallisé
dans la promesse d’égalité, relève lui-même, sous cet angle, de l’imposture… A
contrario, si l’égalité politique et sociale avait été réalisée (comme le
général de Gaulle l’avait promise, à son tour, et en partie appliquée – en
particulier avec l’Algérie, dans le cadre de ce que j’appelle la
« République de 58 », tellement oubliée…), nous regarderions
rétrospectivement ces mêmes promesses comme les admirables prémices d’une
égalité aujourd’hui accomplie… C’est peu dire que nous en sommes loin !
Comme on le voit, le regard que
notre époque porte sur la colonisation est fonction non tant de l’histoire de
la colonisation elle-même – diverse, composite et profondément contradictoire –
que de celle de la prétendue « décolonisation », véritable tremplin
du néocolonialisme, violation en règle de l’esprit républicain et suprême
transgression idéologique et politique. Mais pour le comprendre, encore faut-il
ne pas être amnésique, ni sacrifier benoîtement à la thèse, officielle autant
que fallacieuse, qui fait des « indépendances » le fruit de la
« volonté des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Alors que celles-ci
furent, fondamentalement, l’inverse, comme je l’ai montré notamment dans Histoire occultée de la décolonisation
franco-africaine (Ed. L’Harmattan, 2006), dans La République inversée (avec Raphaël Tribeca, Ed. L’Harmattan,
2010).
Soulignons d’autre part qu’au-delà
du cas français, le largage de l’Afrique et de l’outre-mer est un phénomène à
caractère européen. Historiquement, la fin du rêve de
l’« Eurafrique » coïncida avec l’essor du projet paneuropéen ; plus
précisément, pour Paris, l’alliance allemande remplaça l’alliance algérienne. Fait
singulier, alors qu’était proclamée l’indépendance de ses départements d’Algérie,
le jour même (5 juillet 1962), la France réaffirma, dans un communiqué signé
conjointement par de Gaulle et Adenauer, son rapprochement résolu avec
l’Allemagne. Les noces entre « Gaulois » et « Germains »,
selon les mots du Général, furent célébrées trois jours plus tard (8 juillet
1962), en la cathédrale des rois francs (de race germanique…), à Reims… Charles
de Gaulle expliqua à son entourage que cette alliance se justifiait par le fait
que Français et Allemands « doivent devenir des frères » ; ce
que, précisément, ne pouvaient pas, selon lui, Algériens et Français,
incompatibles comme « de l’huile et du vinaigre », ainsi qu’il
l’expliquait également à son entourage… Cette dernière conviction avait rendu
vital pour la France, toujours d’après ce grand lecteur de Barrès, le
« dégagement » français d’Algérie et d’Afrique… Ce raisonnement, une
grande partie de la classe politique française, mais aussi européenne, le
tenait, à droite comme à gauche. Vingt ans plus tôt, les théories racistes,
présentées comme scientifiques, faisaient florès à travers tout le continent. Hitler
n’était une exception que par son fanatisme et son esprit de système conjugués
à l’étendue de son pouvoir. Vingt ans plus tard, malgré l’écrasement du
nazisme, les élites européennes n’étaient pas guéries. Or s’ajoutaient aux
considérations raciales et civilisationnelles, les enjeux politiques (en cas
d’égalité accordée, s’inquiétaient certains, qui empêcherait les Ultramarins de
faire la loi à la Chambre ?), les calculs financiers (lâcher pour mieux
exploiter, et à moindre coût, l’égalité impliquant, au contraire, d’importantes
dépenses). Les « indépendances » africaines en résultèrent, qui
engagèrent l’Histoire sur des voies éminemment dangereuses, au nom de
considérations qui ne l’étaient pas moins, bien loin des nobles motifs
officiellement invoqués (« droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes », « indépendance », « liberté », etc.)… Il
va sans dire que, face à ce maelstrom d’ampleur continentale et
intercontinentale, la Suède n’a pas eu besoin d’avoir des colonies pour être emportée
dans un vaste processus dont les développements, nourris de puissants courants
idéologiques encouragés à dessein et mus par de gigantesques mutations géopolitiques,
aboutirent à la fracture euro-africaine survenue au tournant des années 1960 et
à ses inquiétants développements contemporains…
Les cinq axes du désastre
Ce décor dressé, force est de
constater que la gigantesque machinerie politico-idéologico-sociale qui, de nos
jours, produit les événements, à Paris ou à Stockholm, résulte non pas d’un,
mais de plusieurs phénomènes. Or chacun de ces phénomènes a été soit directement
engendré, soit amplement favorisé par la dite « décolonisation », qu’on
définirait mieux, en réalité, comme la mise en place, il y a cinquante ans,
d’une sorte d’apartheid, avec la Méditerranée pour ligne de démarcation. Les effets
en furent souvent désastreux, au plan idéologique aussi bien que très
concrètement. Selon cinq axes majeurs :
1/ D’abord, les
« indépendances » permirent de mettre au ban de l’espace démocratique
et social français et/ou européen des dizaines, des centaines de millions
d’hommes et de femmes d’Afrique ; de la sorte, fut rendue possible la
relance ou la poursuite d’un système colonialiste que la période 1945-1958 avait
sensiblement affaibli, en particulier dans l’espace franco-africain.
2/ Ensuite, répété sur tous les
tons et sans jamais craindre l’excès, le bourrage de crâne nationaliste et/ou
religieux permit, côté colonisé, de masquer le largage en le transformant en
grande victoire de la volonté du peuple (en passant à la trappe, par exemple,
l’affaire gabonaise, la loi 60-525 ou les fraternisations franco-algériennes de
mai-juin 1958) et de l’identité (raciale, linguistique, religieuse, etc.),
appelée parfois « authenticité ». Réciproquement, du côté de l’ancien
colonisateur, triomphèrent la réécriture de l’histoire de la colonisation et de
la décolonisation. Peu à peu, érigé en vérité absolue et incontestable, le
mythe de la volonté collective des Africains à l’indépendance fut confondu avec
la volonté, réellement collective celle-là, de ces mêmes citoyens d’Afrique
d’en finir avec l’inégalité colonialiste pour aller vers l’égalité fraternelle,
dans le cadre d’une grande république franco-africaine. Afin de bâtir, à terme,
l’« Eurafrique ». Ce dernier point étant bien sûr systématiquement
occulté. Ainsi prit-on l’habitude de transformer ce qui fut aussi une histoire d’amour assassinée,
en une histoire exclusive de haine
consommée. Progressivement, on accusa collectivement les populations européennes
de racisme, l’Etat cherchant ainsi à se dédouaner (du moins théoriquement…) de
ses démons racistes, afin de noyer le poisson du largage des populations
ultramarines et ses obscurs motifs. Sans se soucier, bien sûr, là non plus, des
effets secondaires produits dans les esprits des uns et des autres par cette
charmante petite cuisine…
3/ Car dans ces conditions, au
fil des décennies suivant les « indépendances », la paupérisation de
masse et son corollaire, une puissante explosion démographique, poussèrent des
millions de citoyens africains à émigrer vers l’ancienne puissance coloniale
européenne, avec les innombrables douleurs qu’entraîne presque toujours le
déracinement. Ainsi se constituèrent, en Europe, d’immenses communautés
immigrées. Celles-ci, dans des conditions de propagande mensongère et perverse
(pouvant se résumer en un double slogan :
« Haïssez-nous ! » et « Ne vous intégrez pas ! »),
de trucage historique (« Vous avez voulu l’indépendance ! Vous
vous êtes battus contre nous pour cela !»), de trahison politique
(« Vous n’êtes pas Français, vous ne pouvez pas l’être, vous ne devez pas
l’être ! ») et sociale (« Homme immigré, travaille à bas prix et
tais-toi ! Femme immigrée, toi tu peux engrosser à gogo, la
libération de la femme et le planning familial ne sont pas pour toi, et
tais-toi aussi !»), de défiance d’Etat (« La France est avant tout de
race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne »), l’échec
de l’intégration apparut. Ô surprise ! Pourtant, tout n’a-t-il pas été mis
en place pour que le phénomène devînt inéluctable ?
4/ A ce petit jeu, la France, qui
comptait naguère parmi les toutes premières puissances mondiales, fut lentement
reléguée au rang de pays de deuxième puis, quelque jour, de troisième
catégorie. Désormais incapable de propager son modèle politique et social au
monde, la « Patrie des droits de l’Homme » se mit à subir celui du
dominant : l’ultralibéralisme, le capitalisme prédateur, la folie
financière et caricaturale prônée par le grand gagnant de l’affaire, à savoir le
monde anglo-saxon. Au détriment du vieux modèle social-démocrate qui prévalait
traditionnellement sur le continent…
5/ Enfin, faut-il vraiment s’en
étonner, dans ce contexte, s’affirma à l’échelle planétaire un retournement
doctrinal. Au détriment des courants modernistes, laïques, progressistes,
internationalistes et éclairés traditionnellement (et universellement…) portés par la France, s’affirma au plan
mondial une montée de l’obscurantisme et de la superstition, à l’ombre des
nationalismes triomphants. Parmi les groupes humains objets de cette régression
fondamentale, le monde subsaharien et le monde arabo-berbéro-musulman, le plus
souvent anciens colonisés, furent les premières victimes. Superstition,
ethnicisme, obscurantisme, toujours en vue de manipulation des masses,
d’impérialismes et de tyrannies plus ou moins illuminées… Là encore, le
phénomène fut sinon un effet collatéral de la décolonisation, du moins en
profita-t-il largement, en particulier idéologiquement et géographiquement (voir
point 2).
On le voit, à travers ces
différents aspects non exempts d’interconnexions et d’effets pervers
supplémentaires (car les maux se nourrissent mutuellement et nous n’avons pas
ici la place de tout articuler et analyser), on dispose d’un cocktail explosif,
patiemment élaboré au cours des cinq dernières décennies… Logiquement, la crise
d’identité généralisée, doublée du « choc des civilisations », menace
à présent de nous péter à la figure, sur fond de crise économique et sociale,
elle-même en partie provoquée par la destruction des marchés africains, partenaires
naturels de l’Europe. Aulnay ferme, tandis que naguère, toute l’Afrique roulait
en « Pigeot » ; elle préfère aujourd’hui Toyota… en attendant
une quelconque marque chinoise ?
C’est ce vaste faisceau de faits et
de phénomènes qu’Eric Zemmour se croit désormais autorisé à balayer d’un revers
de main, fort d’avoir constaté que la Suède n’a jamais eu d’empire…
Comme si les événements de Suède,
à l’instar de ceux de France ou d’Angleterre, n’étaient pas les produits de la fallacieuse
« décolonisation », de ses désastres économiques, sociaux et moraux,
et de ses psychoses autoréalisatrices sur l’incompatibilité des races et des
civilisations. Autant d’obsessions pour Charles de Gaulle, et qui présidèrent à
ses choix, dont l’auteur de Mélancolie
française est justement l’un des admirateurs et chantres contemporains…
Alexandre Gerbi